Pourquoi ce constat si pessimiste?
Parce que la répression des carabineros est extrêmement violente et que les lois sur le droit de manifester restent profondément anti-démocratiques. Une autorisation préalable doit être demandée, et l’accord n’est pas toujours donné. La liberté d’expression est bafouée sans culpabilisation par le gouvernement et son bras répressif.
Le deuxième problème concerne les jeunes: depuis un an maintenant, les universités enchaînent les grèves, les manifestations, et autres démonstrations de leur mécontentement. La raison principale reste bien sur le coût monétaire bien trop élevé des facultés, publiques comme privées.
Mais en réalité leurs revendications sont bien plus générales: il n’y a qu’à intégrer une manifestation quelconque pour voir fleurir des pancartes qui incriminent l’État et l’immobilisme des dirigeants politique, l’emprise de l’Église catholique, et surtout évoquent la mémoire non vengée des militants socialistes tués pendant la dictature. Les chants révolutionnaires que l’on entend ne rendent hommage qu’à un seul homme : Allende.
Aucun travail de mémoire n’a été mené à bien. Il n’y a qu’à se rendre dans une librairie pour le comprendre, aucun livre historique n’existe sur cette période sombre. Il n’y a que des biographies d’hommes endurcis par les épisodes de violence qu’ils ont vécu. Aujourd’hui la soixantaine passée, ils acceptent souvent de nous raconter leur résistance clandestine.
Tout le monde ici dit vouloir oublier, et pourtant les portraits des “desaparecidos” (les disparus du terrorisme d’État) hantent toutes les manifestations. Les jeunes ne les portent pas comme des boucliers mais comme des armes, pour provoquer les hommes d’État. Par ce lien qu’ils font entre leur cause et l’année 1973, les jeunes osent quelque chose de grandiose… mais de contradictoire.
Certains chiliens vous diront que aujourd’hui, comme il y a quarante ans , le gouvernement peut être renversé en un jour. Les jeunes connaissent probablement cette période du coup d’Etat par le témoignage des parents, certains sont même nés sous la dictature. Pourtant, lorsque vous parlez avec ces mêmes jeunes hors de la manifestation, quelques jours plus tard à l’université, ils ne voient cela que comme une occupation passagère. Cela donne l’impression qu’ils ne “portent pas réellement leur cause”, mais qu’ils ne font que véhiculer les causes d’autres revendicateurs lors des manifestations.
Des manifestations réprimées et sans aboutissement
Nous sommes dans une culture militaire où les carabineros frappent sans hésiter, que la personne à terre qui pleure sous les coups de matraques et qui suffoque sans avoir eu le temps de mettre son masque pour ce protéger du gaz lacrymogène soit un militant engagé ou quelqu’un d’autre, peu importe. Il s’agit de stopper l’hémorragie d’une prise de liberté jugée trop dangereuse. Il vaut mieux rouer de coups tout le monde, pour être sûr de ne rater personne. Les droits de l’Homme sont amplement bafoués, et les matraques sortent bien plus rapidement qu’en Europe, de façon arbitraire.
C’est également une culture où la délation est restée chose courante: dans le bus si le chauffeur roule au-dessus des limitations par exemple. Enfin, la parole ne se libère pas en un jour. Tout comme les peurs liées à l’époque de la dictature ne disparaîtront pas temps que la répression sera une solution aux revendications.
Ce paradoxe entre extrême provocation des slogans et immobilisme quand il s’agit d’aller au-delà de la simple dénonciation peut nous rappeler que la démocratie est une abstraction pas toujours exportable.
Anaïs Denet