Catégorie

mardi 11 septembre 2012

L'HOMME DE SANTIAGO


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

DANIEL CESPEDES  « L'HOMME DE SANTIAGO ».   
PHOTO DAVID BURNETT
Un de ces clichés en noir et blanc qui font la mémoire d'un peuple. Un jeune homme encadré par deux soldats chiliens, un jour de septembre 1973, dans le stade de Santiago transformé en camp de détention, après le coup d'État d'Augusto Pinochet.
par Christine Legrand
Son regard terrorisé a été saisi à l'insu des militaires par le photographe américain David Burnett. La photo a fait le tour de la planète, devenant l'un des symboles de la répression. Le Monde l'a diffusée à la « une » de son édition du 12 septembre 2003. Au Chili, elle a illustré la couverture de plusieurs livres ; on l'a aperçue dans des films consacrés au putsch ou sur des pancartes anti-Pinochet.

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

DANIEL CESPEDES. « L'HOMME DE SANTIAGO ». LE 11 SEPTEMBRE, IL A ÉTÉ PROFONDÉMENT ÉMU EN REGARDANT, À LA TÉLÉVISION, LES CÉRÉMONIES COMMÉMORANT LE COUP D'ÉTAT DE SEPTEMBRE 1973. UN ANNIVERSAIRE MARQUÉ PAR UN IMPORTANT DÉPLOIEMENT MÉDIATIQUE, AVEC DES CENTAINES DE TÉMOIGNAGES ET DES DOCUMENTS D'ÉPOQUE. « JE ME SUIS SOUDAIN RAPPELÉ DES DÉTAILS OUBLIÉS, ASSURE M. CESPEDES, J'AI DÉCOUVERT DE NOUVELLES INFORMATIONS. JE ME SUIS SENTI MOINS SEUL. »  PHOTO DAVID BURNETT

L'homme aux yeux noirs est resté anonyme pendant trente ans. Nul ne connaissait son nom. Impossible de savoir s'il avait survécu à cette épreuve. Impossible de trouver trace de lui auprès des organisations de défense des droits de l'homme, au sein de l'Association des familles de détenus-disparus ou dans les archives du vicariat de la solidarité de l'Eglise catholique, très actif auprès des victimes de la dictature. « J'ai toujours craint de savoir ce qu'il était devenu, de peur d'apprendre le pire », confie David Burnett. Le « pire » n'est pas arrivé : l'inconnu de Santiago est vivant. Le Monde l'a rencontré.

Daniel Cespedes, c'est son nom, a aujourd'hui 53 ans. Il vit dans une población (bidonville) de Rancagua, à 100 km au sud de la capitale, avec sa compagne, Erika, et le fils de celle-ci, Erik, âgé de 13 ans. Bien sûr, le visage est plus rond, les cheveux, les sourcils ont blanchi, mais les yeux sont toujours aussi noirs. Comme si la vie avait continué à être marquée par la peur pour le survivant du stade où Pinochet fit torturer et tuer des milliers de personnes.

« On me surnomme 'Freddy' », précise-t-il en ouvrant la porte de sa petite maison. De taille moyenne, il frotte ses mains l'une contre l'autre, rugueuses, maltraitées par la besogne. Derrière lui, Erika a un regard méfiant. « Les voisins vont croire que nous sommes communistes », dit-elle pour s'excuser de la froideur de l'accueil. Dans la rue, personne ne connaît le passé de cet homme. Raconter son passé de détenu politique ne lui a apporté que des soucis dans un pays où l'oubli a été imposé par dix-sept ans de dictature et treize ans d'une transition démocratique hantée par le fantôme de Pinochet.

Daniel Cespedes a longtemps vécu à Santiago, mais il a toujours eu du mal à y trouver du travail. La compagnie privée Telefónica l'a licencié quand les directeurs ont découvert son passé. La société Olivetti a refusé de l'engager pour les mêmes raisons. Il est désormais électricien, spécialisé dans les installations minières. Il voyage beaucoup, jusqu'au Pérou, quand il parvient à décrocher un contrat temporaire.

Rancagua, où il habite depuis 1992, est une cité industrielle de 180 000 habitants, dynamique et prospère grâce à la seconde mine de cuivre du pays, El Teniente. A quelques kilomètres du centre, la población Esperanza est un quartier modeste mais coquet. Les petits pavillons sont en bois ou en ciment, égayés par des jardins.

Le salon du couple est accueillant, avec des rideaux blancs, des bibelots partout et des fleurs en plastique. Daniel préfère la cuisine, où l'on peut s'asseoir autour d'une table. Erika le couve du regard. Erik est plein d'admiration pour cet homme qui l'a adopté après la mort de son père, et qu'une photo, LA photo, a rendu célèbre. En fond sonore, Charles Aznavour chante en français. Le maître de maison adore Aznavour ; il a tout son répertoire, en version originale et en espagnol. Mais, aujourd'hui, il l'écoute à peine, absorbé qu'il est par son récit et par cette photo, toujours elle, posée sur la toile cirée.

« Quand je l'ai vue pour la première fois, se souvient-il, c'était en 1979, dans un article de journal consacré à l'anniversaire du coup d'État du 11 septembre. Un journaliste a voulu m'interviewer, mais j'ai refusé. J'avais peur que l'enfer recommence. J'avais peur de perdre mon travail. » Il va vainement tenter d'oublier ces journées de 1973. Il avait 23 ans, était syndicaliste et militant des Jeunesses communistes.

Le 12 septembre 1973, au lendemain du coup d'État fatal au socialiste Salvador Allende, Daniel Cespedes se présente à son travail, dans un laboratoire pharmaceutique. A l'heure du couvre-feu, il décide de rejoindre quelques amis devant la faculté de chimie et de pharmacie, près de la place d'Italie.

Des jeunes soldats l'arrêtent. « Ils m'ont jeté dans un camion, raconte-t-il, j'étais écrasé sous les corps des autres personnes arrêtées pendant toute la nuit. Je me rappelle la douleur provoquée par les fils de fer qui serraient mes poignets. »

Il est conduit à l'Ecole militaire. Un officier confisque ses papiers ainsi que l'argent destiné à l'achat d'une cuisinière pour sa mère. Pendant les quarante-cinq jours que va durer sa détention, personne ne l'appellera plus par son nom. Daniel Cespedes, né le 14 janvier 1950 et fils unique d'une mère célibataire, perd son identité. « On aurait dit une armée d'occupation, se souvient-il. Je ne comprenais pas pourquoi ils nous maltraitaient. J'avais toujours eu du respect pour l'armée chilienne. Enfant, j'adorais assister aux parades militaires. »

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
DANIEL CESPEDES, C'EST SON NOM, A AUJOURD'HUI 53 ANS. IL VIT DANS UNE POBLACIÓN (BIDONVILLE) DE RANCAGUA, À 100 KM AU SUD DE LA CAPITALE, AVEC SA COMPAGNE, ERIKA, ET LE FILS DE CELLE-CI, ERIK, ÂGÉ DE 13 ANS. 

L'Ecole militaire, les prisons de Santiago sont trop exigus pour les milliers de prisonniers. Daniel est donc transféré au Stade national. Les prisonniers, que leurs geôliers traitent de  «  communistes », s'entassent dans les vestiaires. Le jeune homme ne connaît personne. « Tous les deux ou trois jours, des soldats venaient nous chercher. A chaque fois, ils nous disaient qu'ils allaient nous fusiller. J'avais la peur au ventre, une peur terrible de mourir. » Il n'a pas oublié les moments où il a pleuré, où il a pissé dans son pantalon. Les yeux bandés, il est battu. A la tête, au ventre, dans les parties génitales. Certains de ses compagnons meurent sous les coups. Onze ans plus tard, à l'âge de 34 ans, Daniel souffrira d'un épanchement cérébral que les médecins attribueront aux sévices subis alors.

Les tortionnaires l'interrogent sans relâche sur une mystérieuse « clé » dont il n'a jamais entendu parler. Elle lui vaut plusieurs sessions de picana électrique. A aucun moment, ils ne lui demandent son nom. Parmi ses compagnons de détention, des médecins ou des psychologues tentent de panser les blessures. « Le plus dur était la souffrance psychologique », raconte Daniel. Les cris d'hommes, de femmes, torturées le jour, la nuit. Les humiliations, la dégradation humaine, la conviction qu'il va mourir. Daniel, pris d'un rire nerveux, se souvient soudain d'un prisonnier, cuisinier à l'Hôtel Carrera : « Il nous faisait une liste de menus imaginaires. Cela peut paraître cynique, mais cela soulageait la faim d'imaginer un petit déjeuner avec du jus d'orange et des œufs au lard. » Le menu réel se limitait à un quart de pain et deux tasses de thé par jour.

Scrutant de nouveau la photo, Daniel estime qu'elle a été prise au moins deux semaines après son arrivée au stade, à cause d'une barbe naissante. Un groupe de journalistes visitaient les lieux sous escorte militaire. « Quand le photographe a pris le cliché, les soldats venaient me chercher pour me torturer », assure-t-il. Daniel n'a jamais su pourquoi il avait ensuite été libéré. Il se rappelle juste la voix du jeune soldat qui a prononcé son nom pour la première fois : « Daniel Cespedes. »

A la sortie du stade, des dizaines de familles accrochées aux grilles se jettent sur lui, le pressent de questions sur les autres prisonniers. Il ne sait quoi répondre. Il n'a plus de papiers ni le moindre sou en poche. Un couple le raccompagne chez sa mère. Celle-ci le reconnaît à peine, tant il a maigri. Il dégage une odeur nauséabonde. Voilà un mois et demi qu'il n'a pas pris de douche. Sa mère préfère jeter les vêtements sales. Même la veste saharienne où il a noté, sur les revers des poches, les numéros de téléphone des familles de détenus qu'il devait contacter afin de donner des nouvelles. « Ma mère avait préparé de la viande et une salade, poursuit-il. Mais, à la première bouchée, j'ai vomi, mon estomac refusait toute nourriture. »

Pendant des semaines, il n'ose pas sortir du petit appartement de la rue Vivaceta, proche de la place d'Espagne. Habitué à dormir sur le sol pendant plus d'un mois au stade, il continue, incapable de se réhabituer à son lit. Il fait des cauchemars, il se sent coupable en pensant aux détenus restés « là-bas ». Le moindre bruit le réveille, le fait sursauter. Au laboratoire où il travaillait avant sa détention, on lui fait comprendre qu'il est plus convenable de démissionner. Il mettra plus d'un an à trouver un employeur qui ne lui demandera pas ses antécédents.

Renonçant à la politique, Daniel se marie. « Une façon, avoue-t-il, de rompre avec le passé. Ma femme avait 16 ans, c'était une gamine. J'étais mal dans ma peau. » Cette union sera un échec. Les deux jeunes gens se séparent peu après la naissance de leur deuxième enfant. L'aîné, Claudio, aujourd'hui âgé de 27 ans, n'a pas pu s'enrôler dans la marine en raison du passé de son père et de la séparation de ses parents (le divorce est interdit au Chili). Il vit en Espagne avec sa mère. Sa sœur, Daniela, 26 ans, habite à Santiago ; elle a un fils de 6 ans.

[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]

DEUXIÈME PRISE DE VUE D'UN MÊME SUJET, DEPUIS LE MÊME EMPLACEMENT.  PHOTO DAVID BURNETT

« Quand j'ai connu Daniel, je ne savais pratiquement rien de sa vie antérieure », interrompt Erika, qui vit avec lui depuis douze ans. A l'époque, il ne parlait pas. Maintenant, il parle vite, comme si le fait de s'exprimer le soulageait. Ses yeux se remplissent souvent de larmes, mais il est impatient d'exorciser le passé et de reconstruire le puzzle de sa vie. « Pinochet est un nazi », lance-t-il, ajoutant qu'il aimait « beaucoup, beaucoup Allende ». « Il avait de bonnes idées, mais il était mal entouré », estime Daniel, qui n'a jamais cherché à reprendre contact avec le Parti communiste. « A la sortie du stade, des membres du PC m'ont demandé de participer à des actes de sabotage contre la dictature, mais j'ai refusé. Je ne voulais plus rien savoir de la politique. J'étais plein de méfiance et de rage. »

Malgré le retour de la démocratie en 1990, beaucoup de chefs d'entreprise refusent d'embaucher des anciens détenus ou des ex-syndicalistes. « Des listes noires circulent encore », affirme Daniel. Quand il n'a pas de travail, il lui faut chercher un loyer moins cher. « Il ne s'est jamais occupé de réclamer les indemnités accordées aux anciens détenus de la dictature », avance Erika. Jamais, non plus, il n'a perçu le moindre centime sur les droits de la photo. Son rêve est aujourd'hui de pouvoir acheter une maison et d'avoir de quoi payer les études d'Erik, qui souhaite devenir historien.

Le 11 septembre, il a été profondément ému en regardant, à la télévision, les cérémonies commémorant le coup d'État de septembre 1973. Un anniversaire marqué par un important déploiement médiatique, avec des centaines de témoignages et des documents d'époque. « Je me suis soudain rappelé des détails oubliés, assure M. Cespedes, j'ai découvert de nouvelles informations. Je me suis senti moins seul. »

A cette occasion, le stade Chile de Santiago a été rebaptisé du nom de Victor Jara, le compositeur qui y fut détenu et torturé. Son cadavre, criblé de balles et portant de multiples fractures aux poignets, fut ensuite retrouvé sur un terrain vague.

Daniel, lui, n'est pas sorti de l'ombre. Il est resté l'homme de Santiago, l'homme de la photo.