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mercredi 9 octobre 2013

LES SECRETS DE L’ARSENAL CHIMIQUE DE PINOCHET

Des nouvelles révélations montrent que la dictature chilienne s’est servie de puissants poisons contre ses opposants.


5 SEPTEMBRE 2013|

Le dictateur Augusto Pinochet (1973-1990) disposait d’armes chimiques susceptibles de faire des milliers de morts, vient de nous révéler la microbiologiste Ingrid Heitmann, ancienne directrice de l’Institut de santé publique (ISP), qui a pourtant ordonné en 2008 leur destruction sans en informer ni le gouvernement en place ni la justice chilienne.Le témoignage d’Ingrid Heitmann, ainsi que plusieurs enquêtes judiciaires en cours, ont permis d’établir que la toxine botulique provenait d’un laboratoire d’Etat au Brésil et était aux mains du gouvernement militaire depuis les années 1980.

Dissimulés durant vingt-sept années à l’ISP, près du Stade national [centre de détention et de torture sous la dictature], ces produits ont été découverts par hasard, indique le Dr Heitmann. De fait, depuis le retour à la démocratie, la police civile avait envoyé à plusieurs reprises des agents à l’ISP pour y trouver des preuves capables de confirmer les soupçons d’utilisation d’armes chimiques dans les opérations meurtrières de la dictature. “Mais jamais ils n’avaient fouillé les sous-sols”, précise l’ancienne directrice.

Le nom qui revient le plus souvent est celui du chimiste [et agent de la police politique de la dictature] Eugenio Berríos impliqué dans la mort du diplomate espagnol Carmelo Soria en 1976 et dans celle de l’ex-président Eduardo Frei [1964-1970] en 1982. “Les employés les plus anciens assurent qu’il était à l’ISP comme chez lui”, dit la microbiologiste.

En 2008, Ingrid Heitmann ordonna à plusieurs employés de l’ISP de nettoyer les congélateurs des sous-sols, à l’abandon et c’est alors qu’ils y trouvèrent la toxine botulique. “Deux caisses pleines d’ampoules, de quoi tuer la moitié de la population de Santiago”, indique l’ancienne directrice. Il suffit de 0,15 picogrammes [10−15 kg] de toxine botulique pour entraîner une mort rapide chez un adulte de 70 kilos. “Ce sont des armes chimiques dont rien ne justifiait la présence à l’ISP”, précise Ingrid Heitmann.

Empoisonnement. Ces dernières années, plusieurs enquêtes judiciaires portant sur l’empoisonnement de prisonniers politiques de la Cárcel Pública [la prison de Santiago où étaient regroupés les prisonniers politiques pendant la dictature] et sur la mort de l’ancien président démocrate Eduardo Frei, ont mis au jour des documents attestant l’entrée au Chili de toxine botulique en provenance du Brésil. Jusqu’à présent, on ignorait cependant ce qu’il était advenu de ce produit, et les soupçons s’orientaient plutôt vers le laboratoire bactériologique de l’armée chilienne.

L’importation de ces produits au Chili avait été prise en charge pour le compte de l’ISP par le médecin Eduardo Arriagada Rehren, comme le révéla par la suite l’enquête sur la mort de Frei, menée par le juge Alejandro Madrid. Eduardo Arriagada, qui est encore en vie, dirigeait alors le laboratoire bactériologique de l’armée.

Ingrid Heitmann, qui au début de la dictature fut arrêtée et torturée à deux reprises, a été bouleversée par la découverte de ces armes chimiques par son équipe. “J’ai eu peur, confie-t-elle, je n’ai pas pensé qu’elles pourraient servir à la justice, en 2008 on ne savait pas pour Eduardo Frei” [la cause de sa mort fut officiellement imputée à une septicémie postopératoire, jusqu’à ce que sa fille demande une enquête : une autopsie révéla en 2006 la présence de traces de gaz moutarde et de mort-aux-rats, et la thèse de l’assassinat devait être confirmée en 2009].

En 2008, Ingrid Heitmann prit donc la décision d’incinérer les toxines avec tous les autres produits trouvés dans les sous-sols. Elle justifie sa décision par les longues années qu’elle avait passées en exil, dans la prostration consécutive aux horreurs vécues, et par le travail d’oubli progressif qu’elle avait dû entreprendre pour sa survie : “En découvrant les toxines, je me suis dit ‘encore un sale truc des militaires’, et je suis passée à autre chose.”

Plusieurs procès pour violation des droits de l’homme ont permis de recueillir des témoignages et des preuves faisant état de l’usage par la répression de toxine botulique, de gaz sarin et de thallium. Un livre ayant appartenu à l’agent Eugenio Berríos porte même plusieurs annotations sur ces produits chimiques. Berríos, proche du mouvement nationaliste [paramilitaire] Patria y Libertad, opposé au gouvernement de Salvador Allende, avait joué un rôle clé dans plusieurs crimes. Sa large implication et son alcoolisme grandissant conduisirent les militaires à l’exfiltrer du Chili en 1991. L’opération eut lieu alors que la démocratie était déjà revenue au Chili, mais Pinochet était toujours à la tête de l’armée. Le corps de Berríos, recherché par la justice de son pays, fut retrouvé en 1995 en Uruguay, après sa détention par des militaires uruguayens.

Assassinat. Qu’y avait-il donc de si terrible à cacher pendant vingt-sept ans dans les sous-sols de l’ISP pour motiver cette liquidation ? Pour l’heure, la réponse réside en grande partie dans les investigations du juge Madrid sur la mort d’Eduardo Frei et l’empoisonnement de prisonniers politiques du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR) détenus à la Cárcel Pública, aujourd’hui détruite. Les deux affaires sont aujourd’hui proches de leur dénouement et devraient faire l’objet d’une décision du juge dans les mois à venir, avec des conséquences concrètes pour les militaires.

Plusieurs questions d’ordre politique se posent encore. Les empoisonnements à la Cárcel Pública constituaient-ils des “répétitions” pour préparer l’assassinat d’Eduardo Frei ? L’armée présentera-t-elle des excuses à la nation et à la famille Frei pour la mort de l’ancien président ? Eduardo Frei, comme le Prix Nobel de littérature Pablo Neruda, est mort au quatrième étage de la clinique Santa María de Santiago. Ces deux décès ont fait et font encore l’objet d’enquêtes de la part de la justice chilienne, qui soupçonne qu’ils résultent d’un empoisonnement.


THE CLINIC | MAURICIO WEIBEL BARAHONA 5 SEPTEMBRE 2013|