Ce matin, le ciel est couleur d’aluminium et les feuilles de vigne jaunies par l’automne crissent dans l’air glacé. Déjà, les premières neiges sont tombées sur les sommets qui dominent Santiago du Chili. Il aura fallu traverser les beaux quartiers de la capitale, franchir le périphérique en longeant les faubourgs ponctués de bidonvilles pour pénétrer enfin dans les vignobles cachés au fond de la vallée du Maipo.
Le Monde du 27.05.2010
On sent que la ville pousse, qu’elle mordrait volontiers sur les ceps, n’était la qualité des vins élaborés en ces parages qui freine les ardeurs des spéculateurs immobiliers. Bien peignées, les vignes du domaine Cousiño Macul s’étirent sur quelques 250 hectares : “C’est là, entre autres, que des raisins pas comme les autres ont été identifiés au tournant des années 1980 comme appartenant à un cépage que l’on croyait disparu ou presque chez vous, en France, dans le bordelais”, explique Véronica Gomez, dont la famille œuvre dans le négoce du vin depuis de longues années.
La découverte a eu lieu à deux pas d’ici, très exactement en 1991. À l’époque, les vins chiliens commencent à s’imposer sur le marché mondial. Un œnologue français de l’université de Montpellier, Claude Valat, arpente les vignes du domaine Carmen, voisin de Cousiño Macul, quand il remarque des pieds à l’allure insolite au beau milieu de plants de merlot. Les raisins sont plus gros, la couleur des feuilles diffère. Trois années et pas mal d’analyses ADN seront nécessaires pour arriver à une surprenante conclusion : ces ceps sont des plants de carmenere, un cépage oublié originaire du bordelais.
Il faut remonter aux débuts du XVIIe siècle pour renouer finement les fils de l’histoire. À l’époque, le bordeaux, déjà mondialement renommé, est élaboré à partir d’un cépage indigène, la grande vidure, également dénommée carbernell ou camernet. Mais vers la fin du XIXe siècle, un insecte d’origine américaine détruit la quasi-totalité des vignes françaises et au-delà, européennes, lesquelles ne devront leur résurrection qu’à la réimportation de plants greffés depuis les Amériques.
L'antique cépage aux saveurs épicées et gouleyantes
Hélas, la grande vidure figure dans la liste des victimes du phylloxera. Quand le bordeaux renaît avec le cabernet-sauvignon, tout le monde oublie l’antique cépage aux saveurs rondes, épicées et gouleyantes d’autrefois. Jusqu’à ce jour de 1991 qui marque le début d’une enquête digne d’un roman policier, à l’issue de laquelle on découvrira que quelques années avant le séisme viticole européen, un aristocrate chilien du nom de Silvestre Ochagavia avait eu l’heureuse idée d’emporter avec lui outre-Atlantique quelques pieds de carmenere. Ces pieds allaient échapper au désastre général avant de sombrer dans l’oubli le plus total.
D’eux descendent tous les ceps chiliens de l’appellation. Pourtant, quand la nouvelle est rendue publique en 1994 au Chili, elle fait l’effet d’une bombe : du carmenere au milieu des plants de merlot ! Il va falloir séparer le bon grain de l’ivraie… Arrachage, replantage, un travail colossal commence alors. C’est dans les vignes de Don Cousiño Macul que s’opère l’une des plus belles reconversions.
“Ici, nous en sommes à la sixième génération de vignerons, argumente Veronica Gomez. Le domaine a été fondé en en 1856 par Don Cousiño lui-même, qui ramena également d’Europe des cépages non greffés préphylloxériques. C’est dire si ce domaine était prédestiné à la renaissance du carmenere…” En dépit d’une production sans commune mesure avec l’Europe – 3 millions de litres de vin à l’année, merlot, cabernet-sauvignon et carmenere confondus – le temps a laissé son empreinte dans les chais de la maison aux murs de briques assemblés au blanc d’œuf sous l’ombre tutélaire des cuves de chêne. “Ceux-là reviennent de loin, dit le huaso, le vacher, dans la langue des Indiens autochtones mapuches, qui mène la visite. En 1985, après le tremblement de terre, nous avions un mètre de vin dans les caves. Les foudres s’étaient renversés.”
Aujourd’hui, le carmenere est présent partout au Chili et, au-delà, dans le reste du monde. Même la célébrissime maison Concha y Toro, omniprésente en Amérique latine, s’est attelée à son exploitation dans la vallée du Rio Maipo.
À Pirque, là où la conquête des Incas fut arrêtée par les farouches Mapuches, se dresse le palais d’inspiration française construit en 1875 par Melchior de Concha y Toro. À deux pas de la vénérable maison, les chais ultramodernes, semi-enterrés, abritent des barriques importées de France. Le carmenere y attend son heure. Il rêve sans doute du temps jadis, du temps d’avant le phylloxera, quand ses racines étaient baignées par la Gironde…
Patrick Bard et Marie-Berthe Ferrer