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lundi 17 novembre 2014

UN HOMME BON, CLOTARIO BLEST (1899-1990)

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LE PREMIER MAI 1971 LORS DE JOURNÉE INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS À SANTIAGO DU CHILI
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COTARIO BLEST SALUE DEPUIS
LA TRIBUNE LE 1er  MAI 1971.
Le lendemain, tous les ouvriers du Chili observèrent une minute de silence en mémoire de Clotario, un geste de gratitude pour tout ce qu’il avait fait pour eux. De toutes parts provinrent des témoignages d’admiration et d’appréciation, même de la part de ceux qui s’étaient opposés à lui. J’ai devant les yeux un journal jauni qui annonce en première page : Ha muerto un hombre bueno. 


Don Clota, comme on l’appelait affectueusement, avait été une épine au pied de toute une série de gouvernements, qu’ils fussent de droite, de gauche ou du centre. Et pourtant personne, même ses ennemis politiques les plus acharnés, ne remit jamais en question son intégrité. La plupart des grands champions de la justice sociale ont leur talon d’Achille. Eugène Debbs buvait trop, Martin Luther King n’était pas un modèle de fidélité conjugale, Dorothy Day avait un passé pour le moins turbulent. Clotario Blest, lui, était tout d’une pièce, logique avec lui-même. C’était, de fond en comble, « un homme bon ».  
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CLOTARIO BLEST, LUIS FIGUEROA ET LE PRÉSIDENT 
CARLOS IBÁÑEZ DEL CAMPO. 
AVRIL 1957 DANS LE PALAIS DE  LA MONEDA

Une légende 



J’ai personnellement fait sa connaissance en 1970. Allende venait d’être élu président, mais avant même qu’il ne prête serment, les propriétaires suisses de la fonderie où je travaillais avaient décampé avec leur capital. Nous étions six cents à œuvrer dans cette fonderie qu’on s’apprêtait à fermer. Une délégation des nôtres se présenta devant Allende pour demander l’intervention de l’Etat afin de nous sauver du chômage. C’est ainsi que notre usine fut une des premières à être nationalisées.

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CHEZ LES FRANCISCAINS LES
DERNIERS MOIS DE SA VIE. 
Aux entreprises intégrées dans le « secteur social », le gouvernement proposa un plan de participation ouvrière par l’intermédiaire de «comités de production». Ironiquement - l’ironie était reine au Chili à l’époque - on m’élut chef des comités de ma section. Ni moi ni les autres délégués n’avions la moindre idée de ce que nous étions censés faire. Nous avons donc décidé de consulter les partis qui composaient la coalition d’Allende. Les socialistes, les communistes, la gauche chrétienne, etc., se pressèrent les uns après les autres, en complets-veston, pour nous expliquer ce que désiraient les ouvriers et comment l’obtenir en se conformant à leur mot d’ordre. Tous ne cherchaient qu’à nous exploiter. Finalement quelqu’un suggéra qu’on invite Clotario Blest. 

Fondateur de la CUT (Central unica de trabajadores), Clotario avait alors 70 ans environ. Il était déjà légendaire mais avait l’air tout à fait anodin. Il ressemblait même plutôt à un clochard, un peu édenté, avec ses cinq pieds de haut, sa barbichette, son bleu de travail et son vieux béret. Il nous demanda ce que désiraient les ouvriers, et c’est ainsi que tout commença. 


C’était typique de Clotario. Il écoutait et obéissait avant de prendre les autres en main. Il se fiait à l’instinct de la classe ouvrière. Don Clota travailla avec nous deux ans et demi, nous orientant sans jamais nous dicter ce que nous devions faire. Les décisions finales étaient laissées aux ouvriers eux-mêmes ; notre rôle de députés se limitait à informer, suggérer et donner suite aux choix de l’assemblée. 



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CLOTARIO BLEST. PHOTO INÉS PAULINO


Conversions 

Les changements qui en résultèrent furent saisissants. Des gens qui avaient été traités toute leur vie comme des chiens s’aperçurent subitement de leur valeur. Ils comprirent que lorsqu’ils parlaient, on les écoutait et qu’on agirait en conséquence. Des types qui jusque-là ne s’intéressaient qu’à l’alcool, aux femmes et aux courses découvraient des possibilités nouvelles. Ça nous mettait la joie au cœur de voir nos camarades développer des dons cachés, prendre de l’assurance et se préoccuper des autres.

Notre usine devint bientôt un sujet de débat. Pour certains, c’était un modèle à imiter, pour d’autres, une innovation dangereuse. La droite et la gauche nous traitaient « d’anarchistes ». La coalition d’Allende - l’Unidad popular - avait pour slogan Le pouvoir aux ouvriers : eh bien, nous l’avions pris au mot ! Nous fûmes bientôt en conflit avec les représentants du gouvernement ; les ouvriers se mirent en grève et occupèrent l’usine. Voilà qui n’était pas censé arriver dans le secteur social, et cela causa un certain scandale. À l’honneur d’Allende, son gouvernement ouvrit le dialogue et accéda à certaines de nos demandes. 


Cependant, à la suite de cet incident, le gouvernement convoqua un congrès des ouvriers du secteur social afin de restreindre notre participation. Nous savions que les cartes étaient truquées. La plupart des participants étaient membres des partis communiste et socialiste. 

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Nous fûmes écrasés. Nous avions tout de même réussi à faire nommer Clotario Blest «président honoraire » du congrès avant l’ouverture des débats. Lors de la dernière session, Clotario demanda à conclure le congrès. Le bizarre petit vieillard en bleu de travail, à peine visible derrière le podium, parla pendant une demi-heure sur L’homme nouveau d’après saint Paul et Che Guevara. « Pour le vrai révolutionnaire, déclara-t-il, la révolution n’est pas un jeu. Il paie de sa personne. Il sait naître parmi les pauvres, rester pauvre et mourir pauvre. Tant qu’il restera un seul opprimé au monde, le vrai révolutionnaire sera à son côté, partageant cette oppression. L’Homme nouveau ne cherche ni les honneurs ni le pouvoir ni les louanges. Il ne cherche que le bien des autres. Il ne garde rien pour lui-même. » 

Clotario parlait avec passion. On aurait entendu un papillon voler dans l’auditorium. Les représentants du gouvernement assis sur l’estrade, ces révolutionnaires en complets-veston, se tortillaient sur leur siège, le visage virant du rouge à l’écarlate. Au fur et à mesure que Clotario s’emballait, un poids quittait mes épaules. Nous avions perdu la bataille, mais nous avions gagné la guerre. C’était bien là où Clotario désirait nous mener - à une conversion radicale, et il y avait largement réussi. 


Je n’ai jamais revu Clotario Blest. Peu de temps après le coup d’Etat de Pinochet, j’ai dû quitter le Chili. La maison de Clotario subit une descente de police. Ses livres et ses papiers furent confisqués, il fut battu et humilié, mais on n’osa pas l’arrêter. Tout ce que nous avions construit ensemble fut détruit.  



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CLOTARIO BLEST ET LE PRÊTRE RAFAEL MAROTO, OCTOBRE 1985. PHOTO INÉS PAULINO


Parcours d’un pur 



Avant de rencontrer Don Clota, je ne savais qu’une chose sur lui : il avait réussi à unir toutes les associations ouvrières du Chili en une seule fédération qu’il avait dirigée pendant huit ans. Le reste, je l’ai appris en lisant sa notice nécrologique. Don Clota habitait une vieille maison, avec pour seule ressource sa retraite de l’Etat. Il s’occupait d’une vieille dame qui avait toujours soutenu sa famille et qui maintenant était confinée au lit, sans personne pour l’aider. Il était fier d’avoir appris l’art culinaire à soixante-dix ans pour préparer les repas de cette amie infirme. 

Son père, un instituteur, était mort très jeune, ainsi que son seul frère. Sa sœur était entrée au couvent où elle mourut peu après. Lui-même entra au séminaire et découvrit l’enseignement social de l’Eglise grâce à un jésuite fort controversé à l’époque, Fernando Vives Solar. Mais Clotario réalisa bien vite qu’il n’était pas fait pour la vie de prêtre. On a dit qu’il avait été renvoyé du séminaire pour avoir organisé une manifestation estudiantine contre le recteur. 


Il devint alors fonctionnaire du gouvernement au Ministère des finances pendant ses études de droit, de théologie et de chimie à l’Université du Chili. À l’époque, les employés du gouvernement n’avaient pas le droit de se syndiquer. Don Clota essaya de contourner ce problème en fondant des clubs athlétiques pour fonctionnaires. Peu à peu, ces clubs évoluèrent en véritables syndicats et furent reconnus pour tels. 


En 1952, il fut nommé secrétaire général d’une commission chargée d’unifier tous les différents syndicats ouvriers du pays. La CUT en fut le résultat. Clotario fut élu à sa présidence et l’assuma jusqu’en 1961, quand le Parti communiste sabota son influence et l’obligea à démissionner. 


La CUT continua à exercer une influence non négligeable sur la société chilienne, mais une fois que le sectarisme s’y mêla, le mouvement perdit de sa pureté et de son intégrité. Clotario souffrit beaucoup de voir l’unité qu’il avait patiemment conquise déchirée par de misérables intrigues politiques, mais sa déception ne le rendit pas amer. Lui-même n’a jamais appartenu à aucun parti politique car il pensait que les partis divisent la classe ouvrière. 

Il racontait avec humour ses vingt-cinq emprisonnements, son amitié avec Che Guevara (Clotario et Che furent nommés co-présidents de la Conférence internationale de la jeunesse, tenue à la Havane dans les années ‘60… alors que Clotario avait plus de 60 ans). Il parlait avec une admiration sans borne de Luis Emilio Recabarren, fondateur du Parti communiste chilien. Il voyait en Recabarren un mentor et un modèle, quelqu’un qui avait tenté d’établir quelque chose de pur et de noble, même si, son espoir frustré, il s’était finalement suicidé. Il se considérait comme le disciple de Recabarren et comme l’héritier de son rêve d’union de la classe ouvrière.  

Le plus grand triomphe de Don Clota, jusqu’à notre rencontre, était une grève nationale qu’il avait lancée en 1955 et qui avait paralysé le pays, démontrant une fois pour toute la force incontournable de la CUT. Clotario aimait raconter que Carlos Ibanez, le président de la République de l’époque, se voyant incapable de gouverner, l’avait fait venir dans son bureau et lui avait offert son fauteuil et l’écharpe présidentielle ; Clotario se contenta de répéter les demandes des grévistes.  


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CLOTARIO BLEST PAR ALFREDO JAAR 


Sa foi 

Les rapports de Clotario avec l’Eglise institution ressemblaient beaucoup à ceux de Dorothy Day. De même qu’il refusait d’appartenir à un parti, de même il ne voulait pas être identifié avec la hiérarchie de l’Eglise. On m’a dit cependant que Clotario, allant et venant, priait le rosaire en silence (il en avait toujours un dans la poche). 

Plus tard, sous Pinochet, il témoigna plus clairement de sa foi en public. Je pense que cela ne manifeste ni une évolution ni une régression, mais tout simplement un instinct très sûr. Clotario sentait qu’il lui fallait déclarer ouvertement quelle était la racine de sa force et de son optimisme, la source de son espoir ; qu’il devait expliciter ce qui lui permettait de défier si obstinément la longue et brutale oppression, le mal et l’hypocrisie. Lui, Clotario, n’était rien, mais il pouvait tout espérer en Christ qui avait toujours choisi le rebut de ce monde pour accomplir ses merveilles. A près de 80 ans, il encourageait la jeunesse du Chili à ne pas lâcher pied, lui rappelant qu’avec Dieu tout est possible. Il ratait rarement une protestation ou une démonstration, malgré tous les risques que cela comportait. 

Clotario fonda à cette époque un comité pour la défense des droits de l’homme, parallèle à celui déjà établi par l’Eglise : il voulait rester libre de tout contrôle hiérarchique pour pouvoir regrouper tous les secteurs de la société. Il ne critiquait jamais l’Eglise de front, mais quand elle se compromettait avec les puissants de ce monde, il n’hésitait pas à le faire remarquer. Il rappelait humblement les paroles du Christ à ce sujet. 

La hiérarchie de l’Eglise ne pouvait rien contre Clotario. Suivant la logique de l’Evangile, sa vie incarnait la pauvreté chrétienne. Il est aussi très probable que cette hiérarchie se réjouissait de ce que Clotario affirme des choses qu’elle-même n’osait pas dire, peut-être même ne pouvait pas dire, par prudence, à cause de compromis politiques, et du fait de sa « position sociale ». C’est ce que l’archevêque de Santiago, Carlos Oviedo Cavada, suggéra dans son homélie au cours de l’enterrement de Clotario. 

Juste avant le coup d’Etat de Pinochet, le cardinal Silva de Santiago prononça un sermon condamnant le concept de lutte des classes : les inégalités sociales, disait-il, reflétaient « l’ordre naturel » voulu par Dieu. Clotario ne pouvait s’associer à de telles idées. Il savait que de réelles inégalités opposaient les classes sociales, inégalités qui, bien loin de refléter la volonté divine, ne démontraient que le règne du péché et de la violence. Il fallait les éliminer ces inégalités. Et cela n’arriverait pas sans lutte des classes. Sur ce point, la pensée de Clotario coïncidait avec celle des marxistes, et il en comptait beaucoup parmi ses amis et collaborateurs. Mais il n’avait aucun respect pour le marxisme en tant que science, et encore moins pour Karl Marx - « un bourgeois du berceau au tombeau ». 

Don Clota ne se faisait aucune illusion sur les puissances du mal. Tout simplement, il leur faisait face et il en souffrait les conséquences. Il fut battu, jeté en prison, insulté humilié… S’il acceptait la violence à son encontre, s’il n’employait que des tactiques pacifistes lors des manifestations qu’il organisait, il ne fit pas cependant de la non-violence une idéologie. Il pensait que le peuple a le droit de se défendre contre la violence criminelle de ses oppresseurs et il encouragea le MIR à former des milices populaires pour s’opposer aux forces fascistes. Il avait beaucoup de sympathie pour les révolutionnaires cubains - tout au moins dans les premiers temps - et son admiration pour Che Guevara était totale. 

En fait, Don Clota avait une attitude pragmatique sur les moyens à employer contre les forces du mal. Quand la balance du pouvoir rendait toute résistance armée suicidaire, il devenait ouvertement pacifiste - le gouvernement allemand l’a même proposé pour le Prix Nobel de la paix. 

Un prophète 

De tous les gens que j’ai eu la chance de rencontrer, il y en a deux qui m’ont totalement convaincu : Dorothy Day et Clotario Blest. Ils étaient taillés dans la même étoffe. Ils avaient la même faim et soif de justice, pratiquaient la même pauvreté évangélique, montraient la même intégrité, le même désintéressement total. Dorothy exprimait plus clairement ce qu’elle croyait. Elle se déclarait pacifiste, anarchiste, catholique, disciple de Mounier et de sa philosophie personnaliste. Clotario, lui, était plutôt orateur qu’écrivain, organisateur que théoricien. Aucune catégorie ne lui convient. On l’a qualifié de pacifiste, de corporatiste, de trotskiste, etc., mais Don Clota ne s’est jamais enlisé dans aucun isme. C’était un prophète, proposant sa vision d’un royaume de paix où tous seraient frères et sœurs, où tous les biens seraient partagés, où nulle coercition ne serait plus nécessaire, où personne ne serait plus opprimé, où tout serait renouvelé par l’amour et la justice. Pour permettre ce nouvel ordre des choses, le vieil ordre devait mourir. 

Son message s’adressait à tous. C’était un appel à une conversion personnelle et collective. Personne au monde ne mit en pratique ce qu’il prêchait plus authentiquement, plus simplement, plus humblement que Don Clota. Dans un pays où le vin coulait à flots, il ne buvait que de l’eau (et parfois un verre de lait). Il se nourrissait de fruits et de légumes et dormait fort peu, dans un grand lit en fer, sur un matelas impossible. 

Il ne s’est jamais marié : « Je n’ai pas eu le temps », expliquait-il. Pourtant, il avait été fiancé, mais il avait finalement choisi de se donner entièrement à la lutte pour la justice sociale. Sa fiancée entra chez les Carmélites Déchaussées et mourut en 1988, laissant derrière elle une réputation de grande sainteté. Clotario percevait au fond des cœurs ce qui était pur et aussi ce qui pouvait être purifié, quelles que fussent les croyances ou les idéologies de ceux qu’il rencontrait. 

Après le coup d’Etat de Pinochet, il refusa de se raser jusqu’à ce que le tyran soit mis à la porte. Il allait mourir deux mois après le référendum qui renversa ce gouvernement. Elu président en 1989, Patricio Alwyn vint lui rendre visite dans son couvent. Il avait une très simple requête : « Je vous en prie Don Clota, priez pour moi. »  


J. R. 
En 1970, Jerry Ryan, alors employé dans une usine au Chili, fait la connaissance de Clotario Blest, président d'une fédération de syndicats. Une de ces rencontres rares, miraculeuses, qui vous marquent à tout jamais.