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samedi 26 décembre 2015

PRÉHISTOIRE ET PREMIERS PAS DE LA PSYCHANALYSE AU CHILI

Résumé

Les auteurs exposent une étude concernant l’histoire de la psychanalyse au Chili, avant son institutionnalisation. Ils reprennent des références relatives à ce qui fut l’application du traitement moral au Chili au milieu du xixème siècle, ainsi que d’autres conceptualisations inédites issues de la clinique chilienne de cette époque. Par ailleurs, ils présentent l’expérience de Fernando Allende-Navarro, premier psychanalyste chilien, et du premier travail psychanalytique exposé en Amérique latine par Germán Greve, en 1910. A travers cet article, ils commencent par situer de façon chronologique des approches qui n’ont pas toujours été considérées par l’histoire de la Psychanalyse, mais qui trouvent ici une juste place, dans une référence à une préhistoire de la discipline.

par Léonardo Arrieta
Psychologue clinicien au CMPE de Saint Cyr l’École, Psychanalyste,Membre fondateur de la Libre Association Freudienne 37 bd St Michel 75005 Paris

et Léon Gomberoff
Psychologue clinicien ATER de l’UFR-SHC à l’Université Paris 7 58 rue Letellier75015 Paris

PORTRAIT DE SIGMUND FREUD
Étant partis de l’idée d’exposer les moments inauguraux de la psychanalyse au Chili, nous avons remonté le temps jusqu’à trouver des traces de pratiques «psychiques» en psychopathologie au XIXe siècle. En suivant ce que Gladys Swain commence à développer en 1975 lorsqu’elle resitue l’existence du traitement moral comme étant une «cure psychique» [1][1] Gladys Swain, Le sujet de la folie. Naissance de la..., nous avons souhaité reprendre des données issues d’une telle approche pour montrer quelques points spécifiques en rapport aux conceptions et pratiques touchant à la folie dans ce pays.

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Dans la mesure du possible, nous avons cherché à exposer ces données en rapport aux discours auxquels elles se trouvent confrontées. Une analyse croisée des discours, à partir de laquelle nous retrouvons les points conflictuels présents dans l’histoire de la psychanalyse au Chili, nous permettra d’avancer une lecture des idées qui pouvaient se cristalliser avant même qu’une institutionnalisation de la discipline ne prenne corps.

Une maison pour la folie

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Avec la fondation, en 1852, de la « Casa de Orates de Nuestra Señora de los Angeles » (Maison des fous) de Santiago du Chili, commence la période moderne dans le traitement de la folie dans ce pays. Cette forme de réclusion asilaire s’organise à partir d’un mélange entre des motivations philanthropiques d’assistance et bienveillance, et une nécessité de réclusion vis-à-vis d’individus qui perturbent l’ordre social. Sous l’initiative de Francisco Angel Ramirez se forme alors une institution dirigée par une Assemblée Administrative constituée de notables des classes aisées, qui s’engagent dans des tâches de charité publique. Autour d’une telle institution se déploient des débats sur les principaux développements théoriques européens de l’époque ayant trait à la discipline. C’est une période où, par-delà un débat permanent avec les groupes ecclésiastiques et philosophiques et des conflits avec l’administration des asiles, la médecine des aliénistes européens contemple deux grands courants qui s’opposent. Globalement, on distingue ceux qui suivent les approches médicales, qui prônent la méthode anatomopathologique, s’efforçant de développer une image associative et unifiée de la psychiatrie, et ceux qui adhérent aux éléments médico-philosophiques moraux, spécifiques au traitement de la folie, souvent traités de « psychistes » et d’être associés aux pratiques religieuses par leurs adversaires.


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 « CASA DE ORATES DE NUESTRA SEÑORA DE LOS ANGELES » 
 PLAN DE LA MAISON DES FOUS DE SANTIAGO DU CHILI

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Les premiers responsables de la Casa de Orates, les Dr Ramon Elguero, Augusto Orrego Luco, Williams Benham et Carlos Sazié, font directement référence au traitement moral dans les prises en charge qu’ils mettent en place au niveau asilaire. Chacun d’entre eux se positionne au sujet de la folie, nous permettant de nous faire une idée des éléments que le traitement moral recouvre à cette période, de la transmission dont jouissent les vues morales (de nos jours reconnues comme étant d’ordre psychique) et de comment elles s’associent, au Chili, à des vues spécifiques concernant ces pathologies et leur traitement.

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Au début des prises en charges institutionnalisées, on sait que la Casa de Orates de Santiago est administrée par une Assemblée où siègent des aristocrates chiliens. Après un court temps d’exercice, les gestes de charité s’avèrent n’être pas suffisants pour combler le manque de moyens et de personnel qualifié. Dans les actes de l’Assemblée Administrative de la Casa de Orates, Diego Antonio Barros, président de l’Assemblée, dénonce l’état misérable auquel se trouve réduite l’institution [2][2] Actas de la Junta Directiva de la Casa de Orates, Valparaiso,.... Quelques années plus tard, le prêtre Ugarte, après un court passage par la direction de la maison, dénonce, en 1854, comment les malades se trouvent «entassés tels que d’immondes porcs dans un recoin de la République, et dans des conditions encore plus déplorables que les plus infâmes criminels» [3][3] Rapporté par Enrique Laval, El Manicomio Nacional,.... C’est à partir d’une telle réalité que le Congrès National adopte un Projet de loi pour débloquer des fonds pour un hôpital d’aliénés, et qu’il est établi qu’un médecin doit participer au travail de cette Maison. Ainsi, cette même année 1854, le docteur français Laurent (Lorenzo) Sazié assume ses fonctions dans la Casa de Orates de Santiago du Chili. Ce Docteur partage le temps qu’il consacre à la Casa de Orates avec des tâches académiques. Il est professeur d’anatomie et Doyen de la Faculté de Médecine de l’Université du Chili. Toutefois, au-delà de ces illustres références, nous n’avons point d’information qui puisse attester d’une formation comme médecin aliéniste.

LES DÉMONS ET LA MÉDICALISATION DE LA PSYCHOPATHOLOGIE

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ILLUSTRATION 
À cette même période, une controverse très intéressante a lieu [4][4] Le psychanalyste chilien Mario Gomberoff a situé cette.... Il s’agit d’un débat autour d’une patiente : Carmen Marín surnommée «la démoniaque de Santiago» [5][5] Les détails de ce débat, réunissant l’ensemble des.... Cette malade souffre d’attaques avec convulsions, fait des tentatives de suicide, s’adonne impulsivement à des danses érotiques, etc. Les récits de l’époque affirment que les crises arrivent au terme seulement lorsqu’un prêtre lui lit le verset : « Et le Verbe fut chair / Et il a habité parmi nous » de l’évangile de Saint-Jean. La patiente se dit possédée par le diable, idée confirmée par le clergé, mais aussi par quelques médecins. Ce cas est motif d’un certain nombre d’écrits, dont celui du Docteur Manuel Antonio Carmona (en septembre 1857). Dans son travail, le Dr Carmona oppose les vues médicales aux vues religieuses, avançant des hypothèses cliniques. Dans son rapport sur Carmen Marin, il écrit : «il s’agit d’une altération primitive chronique, sui generis, des ovaires, avec le nom d’hystérie confirmée. Convulsive et en troisième degré. Carmen Marin n’est pas possédée ni dépossédée du démon» [6][6] Manuel Antono Carmona (1857) in Armando Roa, Demonio.... Ce médecin chilien établit dans son rapport un lien entre les aspects cliniques qu’il observe et la biographie de la patiente. Il lie le fait de la guérison par le moyen de l’évangile de Saint-Jean avec la relation amoureuse de la patiente avec un nommé Jean : «Telle coïncidence serait sans doute répugnante à la morale, écrit-il, cependant elle est jugée utile à la raison médicale. Le nom Jean peut être pour Carmen Marin une excitante illusion au milieu d’un délire libidinal» [7][7] Ibid., p. 245.. L’argumentation du Dr Carmona est rapportée à des auteurs qui reprennent le concept d’hystérie d’Hippocrate et Aretaeus de Cappadocia : où l’hystérie serait attribuable à l’influence de l’utérus sur le cerveau : «Ceux qui voient en Carmen Marin une diabolique, doivent savoir que l’utérus est l’unique vrai démon dans ce cas» [8][8] Ibid., p. 281..

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L’analyse du Dr Carmona a trouvé des opposants dans les lignes des médecins et des personnalités religieuses de l’époque. Il raconte comment ses observations et analyses sont mésestimées par Laurent Sazié. A son égard, il écrit : «il m’a répondu qu’il n’y avait là aucune preuve, que, quant à lui, il l’amènerait à l’hôpital des fous, lui mettrai des chaînes et la rendrait guérie en quinze jours». Carmona finit par dire : «Si mes suppositions puissent blesser quelqu’un, il faut blâmer celui qui les a provoquées. Il était indispensable de revendiquer, par tous les moyens, la science médicale, sérieusement injuriée au Chili» [9][9] Ibid.

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En effet, les vues de Carmona sont bien trop subversives pour cette époque. Elles contrastent avec des méthodes coercitives et des vues superstitieuses existantes à cette date.

LE TRAITEMENT MORAL AU CHILI

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JOSÉ RAMON ELGUERO 
Au niveau institutionnel, on doit attendre l’année 1860 pour entendre parler de conceptions et pratiques « morales » au sein de l’asile. La venue du Dr Ramon Elguero à la Casa de Orates à cette date signe l’arrivée des idées médico-philosophiques à l’asile de Santiago. Professeur de latin et futur titulaire du cours de Maladies Mentales, Elguero est un grand connaisseur de la médecine aliéniste européenne. En reprenant les controverses existantes de l’autre côté de l’Atlantique, il écrit : «certains aliénistes prétendent qu’il faut seulement considérer les symptômes de la folie, tandis que d’autres donnent une plus grande valeur aux causes proches ou récentes de la folie». Pour ajouter plus loin, «devant choisir entre elles pour donner cours à mon travail, j’accepte la classification qui a pour soubassement les caractères symptomatiques, malgré les multiples difficultés qu’elle offre dans son application» [10][10] Rapporté par Enrique Escobar, José Ramon Elguero del.... Au sujet du traitement, il dit ne pas adhérer à une idée préétablie ni exclure une façon ou une autre de traiter les malades. Il assemble ainsi des méthodes physiques à ce qu’il appelle des «médications rationnelles», en soutenant que c’est dans l’association de ces pratiques que l’on trouve les meilleurs résultats. Nonobstant, on sait que celui-ci soutient que, de tous les traitements employés, «le premier et principal est le traitement moral, étant donné que, dans certains cas, c’est le seul qui conduit à des résultats efficaces et impossibles d’accès avec une méthode purement pharmaceutique» [11][11] Ramon Elguero, Informe del médico de las Casas de Orates.... En effet, Elguero cherche, avant tout, à inculquer de nouvelles habitudes qui permettent au malade d’arriver à s’intégrer à la société, concevant ses patients comme des grands enfants qui doivent apprendre à mieux se conduire dans la vie sociale, remplaçant les habitudes qui les ont menés vers la folie. Ainsi, il parle de comment doit agir «l’ascendant moral du médecin et des personnes chargées de la surveillance des aliénés» [12][12] Ibid. p. 185.. Pour lui, le traitement moral inclut la persuasion, la discipline, la séparation de la famille, la contention, les bains, le régime alimentaire, etc., qu’il associe directement aux travaux que les aliénés peuvent réaliser. En dehors du traitement moral, cet auteur parle du travail comme le « moyen le plus efficace dans le traitement de la folie ». Ce qui est pour lui vrai, chaque fois qu’on arrive à respecter les conditions suivantes : « que jamais le patient ne soit soumis à un exercice qui surenchère ses forces, que celui-ci soit en rapport à sa constitution et ses habitudes, qu’il ne soit pas obtenu par la peur, mais, plutôt, qu’on laisse à l’individu le désirer. Pratiqué ainsi, il donne d’heureux résultats » [13][13] Ibid., p. 186..

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Elguero, tout en soulignant l’importance première du traitement moral associé au travail, fait part d’une pratique où prennent aussi leur place la saignée, les purgatifs, les bains et des médicaments tels que la belladone, l’opium et le haschich, entre autres. Représentant de la médecine chilienne, professeur du cours des Maladies Mentales à l’Université, il ne peut pas délaisser les vues médicales en vogue. Ainsi, cet homme de science, lecteur des œuvres antiques en latin, défend souvent des vues médico-philosophiques sans prendre une position catégorique.

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AUGUSTO ORREGO LUCO
Les successeurs du Dr Elguero, Augusto Orrego Luco et Carlos Sazié, vont se prononcer à leur tour sur le traitement moral des aliénés. Seulement, déjà dans le dernier quart du siècle, cette approche psychique de la folie est fortement dénaturée, estimée comme secondaire par rapport à la méthode anatomo-clinique. Tel qu’il arrive en Europe, le traitement moral est réduit à une sorte de rééducation, où le malade est confronté à des méthodes disciplinaires associées au travail et à des espaces de divertissement. Orrego Luco, élève de Charcot à Paris, qui assume la direction de l’asile pendant une très courte période, entre 1874 et 1875, restitue quelques éléments de ce traitement. Tout en étant le principal représentant de la méthode anatomo-clinique de la psychiatrie chilienne, professeur des maladies nerveuses et mentales, consacré fondamentalement à la Neurologie, il explique que l’isolement «n’est pas une séquestration, ce n’est pas l’enfermement dans un cachot. La science ne l’a jamais compris ainsi. C’est la séparation de la famille, l’éloignement des témoins de leurs premiers désordres. C’est, permettez-moi l’expression, un changement d’atmosphère morale, un changement dans l’élévation des idées, au niveau du cercle qui entoure le malade» [14][14] Augusto Orrego Luco, Los asilos de los enajenados in....

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CARLOS SAZIÉ HEREDIA
Pour sa part, Carlos Sazié insiste avant tout sur le travail convenablement organisé et la distraction des malades. Et tout en défendant l’idée d’une création d’ateliers divers et de travaux adaptés, il cite des auteurs français qui s’opposent directement aux approches morales existantes à cette époque en Europe. A ce sujet, nous retenons un passage de Ferrus rapporté par Sazié, où l’on peut lire : «ce ne sont pas les discours, les sermons, les preuves morales contre la réalité de leurs maux, de leurs tourments, de leurs peurs, de leurs superstitions, qui est nécessaire aux aliénés ; tout ça, ordinairement, est inutile ou pernicieux. Physiquement, il est nécessaire d’activer l’action du reste des organes en procurant du repos au cerveau» [15][15] Carlos Sazié, Influencia del trabajo i de las distractiones....

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C’est le médecin anglais Williams Benham qui reprend les vues morales dans le traitement de l’aliénation, lorsqu’il prend la responsabilité de la Casa de Orates en 1875. Spécialiste en maladies mentales, Benham souligne l’importance du traitement moral et du travail dans la réhabilitation des aliénés. Pour établir un diagnostic et entamer rapidement une cure visant la récupération du malade, il établit un registre pour chaque patient, dans lequel figure l’histoire de l’éclosion de la maladie, son extension temporelle, les antécédents héréditaires, les possibles causes du mal et les symptômes qu’il présente [16][16] Williams Benham, Informe pasado al Ministerio del Interior....

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Il nous semble d’intérêt de pouvoir constater comment ces travaux peuvent être situés en rapport aux enjeux qui dominent la scène européenne. C’est à partir d’une telle controverse que des médecins chiliens commencent à fournir des observations concernant leurs malades, isolant les causes qui les ont fait sombrer dans la folie, se prononçant parfois sur les moyens de guérison qu’ils emploient. Ces éléments concrets, que nous retrouvons au sein des recueils historiques, peuvent être conçus, sur plusieurs points, comme précurseurs à la théorisation et la pratique de la psychanalyse. Ils peuvent être situés comme étant des approches psychiques, rompant avec la représentation d’une organicité de la folie,

LES DÉBUTS DE LA PSYCHANALYSE AU CHILI


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CONGRÈS INTERAMÉRICAIN DE MÉDECINE ET HYGIÈNE DE BUENOS AIRES
DANS LA PHOTOGRAPHIE, ASSIS, LE DEUXIÈME DE (GAUCHE À DROITE) EST GERMÁN GREVE SCHLEGEL.
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Concernant maintenant les premières incursions de la psychanalyse au Chili, il nous faut remonter à l’année 1910 pour retrouver le premier exposé d’un chilien relatif à la psychanalyse. En mai de cette année, Germán Greve présente, dans la section neurologique du Congrès Interaméricain de Médecine et Hygiène de Buenos Aires, le premier travail psychanalytique latino-américain. Cet exposé s’intitule «Sur la psychologie et la psychothérapie de certains états anxieux», et apparaît souvent cité dans les traités historiques concernant la psychanalyse latino-américaine. L’article a le mérite d’avoir été synthétisé par Freud lui-même dans la Zentralblatt fur Psychoanalyse, de 1911 [17][17] Sigmund Freud (1911), Compte rendu de la communication.... Un tel travail a du être très significatif pour l’inventeur de la psychanalyse, lequel lui consacre aussi quelques lignes dans sa «Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique» où il en parle dans les termes suivants : «Un médecin du Chili (vraisemblablement allemand) intervint au Congrès international de Buenos Aires de 1910 en faveur de l’existence de la sexualité infantile et fit l’éloge des succès de la thérapie psychanalytique dans les symptômes de contrainte» [18][18] Sigmund Freud (1914), Contribution à l’histoire du....

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GERMÁN GREVE SCHLEGE À BERLIN
À vrai dire, Germán Greve n’était pas allemand, mais chilien. Il est né à Valparaiso en 1869, fait ses études de Médecine et Pharmacie au Chili, et voyage en Allemagne en 1893, où il se spécialise en maladies mentales et nerveuses. De retour au pays, il remplit les fonctions de criminologue et travaille comme psychiatre et neurologue. En rapport à son travail, Freud parle plus spécialement du cas d’une cure spécifique ; il écrit : «il a réussi en deux entretiens confidentiels qui, ensemble, ne faisaient même pas une heure, à éliminer des idées de contrainte qui avaient obstinément résisté à tout autre traitements» [19][19] Sigmund Freud (1911), Compte rendu de la communication.... Un autre point relevé par Freud est la valeur donnée par Greve au rétablissement de la relation du sujet à la vie quotidienne et au travail, par-dessus la suppression des symptômes : «L’application d’un traitement analytique, fût-il incomplet, suffit dans un grand nombre de cas à obtenir une notable amélioration de l’état général psychique, si bien que les malades retrouvent leur capacité d’agir, même si les symptômes doivent encore persister avec une intensité réduite» [20][20] Ibid., p. 91..

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En dehors de l’intérêt démontré par Freud dans l’œuvre de Greve, le travail de ce dernier ne semble pas avoir été très bien reçu dans le milieu scientifique latino-américain. Déjà, dans sa présentation en Argentine, il reçoit de grandes critiques. L’auditoire auquel il se confronte est visiblement gêné par les idées freudiennes concernant la sexualité infantile et l’inconscient. On ne retrouve pas d’articles de l’époque qui reprennent cet exposé. D’autre part, les travaux scientifiques postérieurs de ce même auteur, dont un livre qui traite de la volonté [21][21] German Greve, Debilidad de voluntad. Santiago : Ed..., ne font pas référence directe à la psychanalyse. La position de Greve ne fut jamais celle d’un psychanalyste militant. Il s’aperçoit de la valeur thérapeutique de la psychanalyse, décrit des cas de guérison à partir d’une telle approche, mais il a, par ailleurs, un parcours psychiatrique assez classique.

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En dehors du cas de German Greve, un grand nombre d’auteurs s’étant référés à l’histoire de la psychanalyse au Chili, cite Fernando Allende-Navarro comme le premier psychanalyste chilien. Il est effectivement le premier à recevoir une formation psychanalytique reconnue, et à appartenir à l’Association Psychanalytique Internationale (IPA). Allende-Navarro naît dans la ville chilienne de Concepción en 1891. Il réalise l’essentiel de sa formation de médecin en Belgique, et obtient son titre de docteur à l’Université de Lausanne en Suisse. Il effectue d’abord des recherches en hygiène et parasitologie et s’intéresse ultérieurement à la neurologie et la psychiatrie. Déjà en Suisse, il travaille avec Constantino von Monacov, Hermann Rorschach et Otto Veragout. Il est l’assistant de von Monacov dans l’Institut d’anatomie cérébrale, chargé, par ailleurs, de la Division de psychothérapie de l’institut de physiothérapie de l’Université de Zurich, travaillant comme neurologue dans cette même institution. À cette même période, il se forme comme psychanalyste dans la société suisse de psychanalyse, s’analysant et suivant des contrôles avec Emil Obernholzer. Il devient ainsi membre de la Société Suisse de psychanalyse, puis de la Société de Psychanalyse de Paris.

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À son retour au Chili, Allende-Navarro valide son diplôme de Médecin avec sa thèse publiée en 1926, « La valeur de la psychanalyse en polyclinique. Une contribution à la psychologie clinique. » [22][22] Fernando Allende Navarro, El valor de la Psicoanálisis.... Il fournit une exposition de la théorie freudienne illustrée par des cas observés et traités au Chili par lui-même. Il publie au Pérou et en Uruguay [23][23] Dans les revues Psiquiatría y disciplinas conexas et..., où il donne des conférences sur la clinique freudienne. Sa manière de comprendre la psychanalyse était loin d’être dogma-tique, critiquant certaines positions d’analystes européens qui ne permettaient pas le surgissement de nouvelles hypothèses rattachées à la clinique : « Il n’est pas possible de nier qu’au sein de certaines sociétés psychanalytiques – Vienne et Berlin, par exemple – un esprit dogmatique, doctrinaire et intransigeant est prépondérant. Cet esprit a fourni à la psychanalyse des affrontements sans issue. Ces sociétés répondent avec un air vraiment sarcastique et de supériorité aux hypothèses risquées qui surgissent dans ces séances. Toutefois, la rigidité spirituelle de quelques disciples de Freud est amplement compensée par la liberté de travail d’autres » [24][24] Rapporté par Carlos Nuñez, Fernando, Allende Navarro....


LE DOCTEUR FERNANDO ALLENDE NAVARRO AVEC LE PORTRAIT DE FREUD

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Au sein d’une société très conservatrice, la principale difficulté que retrouve cet auteur est d’exposer l’œuvre freudienne sans tomber dans une vulgarisation qui dénaturerait l’essentiel des vues psychanalytiques. Médecin réputé, Allende-Navarro est facilement accepté en tant que neurologue, mais fortement résisté et personnellement attaqué en tant que psychanalyste. Pour les neurologues chiliens de l’époque, la psychanalyse est considérée comme anti-scientifique, souvent présentée comme un roman fantastique [25][25] cf. Oscar Fontecilla, Lección inaugural del curso de.... Cette controverse qui l’oppose à ses collègues et aux mœurs du pays est présentée par lui dans une lettre à Freud, lequel lui répond de la façon suivante :

21
26.3.1933 [26][26] Sigmund Freud (1933), photocopie de la lettre à Fernando...

Wein, IX, Berggasse 19 Très cher Monsieur le Docteur, Avec grand intérêt, j’ai eu connaissance, dans votre lettre, de vos études, de vos luttes vis-à-vis des résistances et de l’appui singulier reçu des jésuites. J’ai trouvé dans votre livre une juste introduction à la théorie de l’objet ; j’ai compris la façon à travers laquelle vous avez affronté les difficultés très particulières du traitement ambulatoire et j’ai donné un coup d’œil à vos intéressantes observations. L’attitude avec laquelle vous défendez l’Analyse contre ses ennemis m’a fourni une grande joie. J’ai toujours observé que rien n’est obtenu avec la lâcheté et les concessions. Il faut accepter la lutte et la supporter. Tous les pionniers de l’analyse ont vécu cette expérience.

LE DOCTEUR FERNANDO ALLENDE NAVARRO
AVEC LA LETTRE ENVOYÉE PAR FREUD EN 1933
Avec l’espoir d’avoir davantage de nouvelles de votre part. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter beaucoup de persévérance jusqu’au succès final.

J’ai demandé à l’Éditorial psychanalytique international, qu’on vous envoie mes Nouvelles Conférences et ma photo autographiée.

Avec mes affectueuses salutations, Votre Freud



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Cette lettre, présentée pour la première fois en langue française, peut nous donner une idée de la politique internationale du maître viennois. Il y a là non seulement un encouragement manifeste à poursuivre « une lutte », mais à ne pas faire de concessions par rapport aux idées de la population à laquelle on peut être confronté. Si Freud fait allusion aux prêtres jésuites, c’est parce qu’Allende-Navarro lui parle de comment il a en analyse quelques ecclésiastiques de cette congrégation. En effet, il arrive à pénétrer dans certains milieux de la société chilienne, plus par le biais des psychanalyses qu’il pratique que par la présentation des idées dans lesquelles se fonde ce procédé.

23
Après des années de querelles, qui finissent par devenir très violentes, Fernando Allende-Navarro se consacre à la pratique privée et à la direction de quelques cliniques psychiatriques. Certains prêtres et médecins, analysés par lui, contribuent à la diffusion et à une première institutionnalisation de la psychanalyse au Chili. C’est lui qui transmet la psychanalyse à Ignacio Matte-Blanco, reconnu comme le principal promoteur de la psychanalyse dans ce pays, persévérant pour son insertion dans la psychiatrie et à l’Université. C’est vers le milieu du xx siècle que commence l’histoire officielle de la psychanalyse au Chili, lorsqu’un groupe d’études chilien dirigé par Matte-Blanco est reconnu par l’IPA dans le congrès international de Zurich. Or, cela concerne l’histoire officielle, une autre histoire.

Notes

[*]
Article présenté à la onzième rencontre internationale de l’Association Internationale d’Histoire de la Psychanalyse. Aix-en-Provence, Juillet 2006. Les auteurs veulent remercier Liliana Pualuan, qui a eu la très grande gentillesse de leur faire parvenir du Chili des documents d’archives introuvables en France.

[1]
Gladys Swain, Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie. Toulouse, Privat, 1977.

[2]
Actas de la Junta Directiva de la Casa de Orates, Valparaiso, Chile, 1901, (toutes les traductions espagnol – français sont à nous).

[3]
Rapporté par Enrique Laval, El Manicomio Nacional, inédit.

[4]
Le psychanalyste chilien Mario Gomberoff a situé cette controverse dans la préhistoire de la psychanalyse chilienne. Cf. Mario Gomberoff (1990), Apuntes acerca de la Historia del Psicoanálisis en Chile. Revista de Psiquiatría. VII, No 1, pp. 379-387.

[5]
Les détails de ce débat, réunissant l’ensemble des documents de l’époque, fut présenté par Armando Roa, dans son ouvrage Demonio y psiquiatría. Aparición de la conciencia cientifica en Chile. Santiago, Andrés Bello, 1974.

[6]
Manuel Antono Carmona (1857) in Armando Roa, Demonio y psiquiatría. Aparicion de la conciencia cientifica en Chile. Op. cit., p. 314.

[7]
Ibid., p. 245.

[8]
Ibid., p. 281.

[9]
Ibid

[10]
Rapporté par Enrique Escobar, José Ramon Elguero del Campo (1819-1877) in Rev Chil Neuro-Psichiat 2000 ; 38(2), pp. 131-132.

[11]
Ramon Elguero, Informe del médico de las Casas de Orates in Mémoria del Intérior, Santiago, 1863, p. 183.

[12]
Ibid. p. 185.

[13]
Ibid., p. 186.

[14]
Augusto Orrego Luco, Los asilos de los enajenados in Revista Chilena, 1875, p. 457.

[15]
Carlos Sazié, Influencia del trabajo i de las distractiones en el tratamiento de la enajenacion mental in Revista de Chile, Santiago, Gutemberg, 1881.

[16]
Williams Benham, Informe pasado al Ministerio del Interior in Diario la Republica, 27 novembre 1875.

[17]
Sigmund Freud (1911), Compte rendu de la communication de G. Greve : « Sobre psicologia y psicoterapia de ciertos estados angustiosos », trad. A. Rauzy in : Œuvres complètes : t.11 : 1911-1913. Paris, P.U.F., 1998.

[18]
Sigmund Freud (1914), Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, trad. P. Cotet et R. Laine, in : Œuvres complètes : t. 12 : 1913-1914. Paris, P.U.F., 2005.

[19]
Sigmund Freud (1911), Compte rendu de la communication de G. Greve : « Sobre psicologia y psicoterapia de ciertos estados angustiosos », Op. cit. p. 92.

[20]
Ibid., p. 91.

[21]
German Greve, Debilidad de voluntad. Santiago : Ed de la Universidad de Chile, 1943.

[22]
Fernando Allende Navarro, El valor de la Psicoanálisis en Policlínica : Contribución a la Psicología Clínica, Santiago, Impr. Universitaria, 1925.

[23]
Dans les revues Psiquiatría y disciplinas conexas et Revista de neuro-psiquiatría il publie des travaux concernant le test de Rorschach, avec des applications sur des sourds-muets. Dans la Revista de Psiquiatría del Uruguay il publie Conferencias de psicoanálisis et Los fenómenos psicomotores y los estados crepusculares histéricos desde el punto de vista de su finalidad psicológica (vol. 4(21), pp. 33-37,1939 et vol. 3(14), pp. 39-85, 1938).

[24]
Rapporté par Carlos Nuñez, Fernando, Allende Navarro (1890-1981) Rev. Chil. Psicoanal. (1981) 3, p. 4.

[25]
cf. Oscar Fontecilla, Lección inaugural del curso de enfermedades mentales, Santiago, Impr. La Ilustración, 1926.

[26]
Sigmund Freud (1933), photocopie de la lettre à Fernando Allende-Navarro, Archivos APCH (notre traduction).