REVUE RUE SAINT AMBROISE : NUMÉRO SPÉCIAL AMÉRIQUES
Editorial Rue Saint Ambroise
Bernardo Toro
L’hégémonie du roman est en France un fait
incontestable. Certains le déplorent, d’autres s’en réjouissent, mais pour tout le monde la chose est entendue : Le France est le pays du roman. Vraiment ? De tout temps ? Il faut croire que non. Au XIXe siècle, la littérature française excellait dans la nouvelle, les grands écrivains de l’époque en publiaient des dizaines dans les journaux. Si la nouvelle a connu un âge d’or, c’est bien dans le Paris du XIXe siècle qu’il faudrait situer sa capitale. Mais quelque chose est arrivé au tournant du XXe siècle, en pleine crise du roman précisément.
Tout cela est désormais de l’histoire ancienne, nous objectera-t-on. Si les causes de l’hégémonie du roman relèvent, en effet, de l’histoire littéraire, les conséquences en revanche nous ramènent au cœur de notre actualité. La première conséquence concerne le roman lui-même qui, parvenu au sommet de la hiérarchie des genres, s’est singulièrement simplifié dans sa structure et dans ses dimensions jusqu’à devenir une sorte de longue nouvelle. Le roman français qui fait le succès des librairies aujourd’hui comporte, en effet, peu de pages et encore moins de personnages, un point de vue unique et une trame narrative resserrée. C’est donc en se « nouvellisant » que le roman français a marginalisé la nouvelle.
On s’étonnera sans doute de nous voir mettre en parallèle deux phénomènes en apparence contradictoires : la marginalisation de la nouvelle et la nouvellisation du roman. Vérifions ce paradoxe en examinant le cas inverse. Comment se porte le roman dans les pays où la pratique de la nouvelle reste forte et vivante ? Comment se porte le roman en Amérique latine et aux Etats-Unis par exemple ? Quel que soit le jugement qu’on puisse porter sur ces littératures, on constatera qu’outre-Atlantique le roman reste un genre polyphonique, complexe, ample et puissamment architecturé, aux antipodes du roman monologique qui domine la littérature française.
Nous avons évoqué la crise du roman au tournant du XXe siècle, crise dont nous ne savons plus grand-chose et que nous ferions bien d’interroger si nous voulons comprendre quelque chose à notre présent. Quelques dates d’abord. Survenue au lendemain du naturalisme, cette crise s’étendra entre 1890 et 1930, quarante années pendant lesquelles le mot « crise » aura été dans toutes les bouches, dans tous les journaux, dans d’innombrables essais. Si au départ de cette crise se trouve le roman naturaliste et son projet d’enquête sociale, les critiques s’étendront ensuite aux autres formes romanesques (le roman psychologique, à thèse, poétique, etc.) et finiront par porter sur la forme romanesque elle-même dont beaucoup prédiront la fin prochaine. « La forme roman est morte » notait Jules Renard en 1891. « Radotage et gâtisme pour filles de concierge », fustigeait Rémy de Gourmont, « Nous sommes las, écrivait Barrès, de l’anecdote détaillée en quatre cents pages, las du roman machiné aux identiques péripéties, las de documenter des niaiseries. » « Sauf accident, surenchérissait Villiers de l’Isle-Adam, un roman n’est qu’une nouvelle stupidement délayée. » Au discrédit critique s’ajoutait l’insuccès commercial, le roman se vendait mal et on déplorait déjà la surproduction en pure perte. Comment sommes-nous sortis de cette crise ? Il semblerait curieusement que nous n’en soyons pas sortis. Cette crise n’a pas connu en tout cas de dénouement littéraire, aucune œuvre, pas même celle de Proust n’est venu redonner confiance dans le genre. Soudain l’attention s’est portée ailleurs, sur les événements politiques qui secouaient les années 30, et la « crise du roman » est devenue un enjeu bien secondaire.
Si le point culminant de cette crise se situe dans les années 20, notons qu’au même moment, il se produisait en langue anglaise une révolution littéraire qui devait mettre à terre la forme romanesque héritée du XIXe : Ulysse (1922), Mrs Dalloway (1925), Manhattan Transfer (1925), Le bruit et la fureur (1929). Embourbée dans sa crise, la littérature française, n’a pas saisi la portée de cette révolution, comme elle n’a pas bien saisi l’apport de Proust et son saut par-delà le XIXe vers le français de Saint-Simon et de Madame de Sévigné.
Cela nous amène au cœur d’un problème que nous sommes loin d’avoir réglé. Quelle est en fin de compte la cause profonde de cette crise ? Que s’est-il passé au tournant du XXe siècle qui semble se reproduire trait pour trait aujourd’hui ? En un mot, de quoi cette crise est-elle le nom ? Tout porte à croire que cette crise est moins celle du roman que celle d’une certaine idée du roman que la France ne semble pas prête à abandonner malgré sa mauvais santé et ses crises permanentes. Cette forme, héritée de la grande époque du roman qui va de Balzac à Zola, semble être en France l’objet d’une idéalisation permanente et d’un deuil impossible. Cette survivance de la forme XIXe jusqu’aux années 1950 explique sans doute la réaction phobique du Nouveau roman et son école du refus (refus du personnage, de l’intrique, de l’histoire), table rase qui suscite à son tour le retour en force des formes romanesques conventionnelles auquel nous assistons depuis une trentaine d’années. Toute tentative de retrouver le souffle qui manque au roman français actuel ramène notre littérature vers le XIXe siècle. La forme XIXe est la référence ultime de la littérature française, l’objet obsédant de tous les rejets, de toutes les fascinations.
Et la nouvelle ? me direz-vous. Le rôle que la nouvelle a joué dans l’issue de cette crise est en effet mal connu, mais tout à fait déterminant. Nous savons aujourd’hui que si le grand public s’est réconcilié avec le roman, c’est en grande partie grâce à la littérature de genre (le roman policier, le polar, la science-fiction). Autant de formes dont il convient de rappeler qu’elles dérivent de la forme courte. Songeons, par exemple, aux nouvelles d’Edgar Poe qui ont donné naissance au roman policier ou à celles de Dashiell Hammett à la base de ce qu’on appellera plus tard le roman noir, mais aussi à l’influence considérable qu’ont eu les nouvelles fantastiques de Hoffmann, Gautier, Nerval et Maupassant dans le développement de la littérature fantastique du XXe siècle et de ses multiples avatars.
Mais c’est surtout dans la révolution romanesque des années 20 que la nouvelle a joué le rôle le plus significatif et le plus méconnu. Examinons les œuvres que nous avons mentionnées et nous verrons qu’elles sont travaillées en profondeur par la forme courte. Rappelons les dix-huit chapitres d’Ulysse, écrits chacun selon un mode de narration différent, la nouvelle ramifiée qu’est Mrs Dalloway et la série de nouvelles que Virginia Wolf a écrite comme une suite au roman, les quatre parties (journées, narrateurs, manières de raconter) qui composent Le Bruit et la fureur, cette suite de mini-nouvelles qu’est Manhattan Transfer. Suivant des procédés différents, ces auteurs cherchent à concentrer le temps de l’action et à le faire éclater en autant de points de vue, coupant ainsi avec le temps distendu et le point de vue unifiant du roman du XIXe. Le roman cesse soudain d’être un tout homogène pour devenir un assemblage hétéroclite de formes courtes qui rendent la fragmentation et le décentrement du monde moderne.
Nous pouvons donc avancer que la forme courte a été et doit rester le terrain d’expérimentation du roman et que sans ce laboratoire d’expérimentation, le roman tend à s’homogénéiser jusqu’au devenir ce genre monologique et unilinéaire qu’est souvent le roman français contemporain. La marginalisation de la nouvelle en France n’est donc pas à regretter au nom de la corporation de nouvellistes, écrasés par la dictature du roman, mais au nom de la littérature en générale et de sa capacité à dire les fractures du monde contemporain. Là où la nouvelle se porte bien, le roman se renouvelle ; mais dès que celle-là cesse d’explorer de nouvelles voies, celui-ci régresse et s’académise. Il faut croire qu’en France nous en sommes là aujourd’hui.
C’est en tout cas la conviction qui pousse une revue comme la nôtre à préserver un espace pour la nouvelle dans un contexte éditorial entièrement tourné vers le roman. C’est aussi la raison qui nous amène aujourd’hui sur le continent américain, cet Eldorado de la nouvelle au XXIe siècle, à la recherche des auteurs qui inventent la littérature de demain.