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DES CENTAINES DE MILLIERS DE MANIFESTANTS ONT DÉFILÉ À SANTIAGO, LA CAPITALE DU CHILI, LE 21 AOÛT 2016. CRÉDIT XCAM / EUROPEAN PRESSPHOTO AGENCY |
Un scandale autour d’un groupe de retraités millionnaires de la fonction publique a fait éclaté de manière inespérée l’indignation de la population contre le système privé de pensions hérité de la dictature de Pinochet. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues du pays pour exiger la fin du régime privée des retraites responsables de l’appauvrissement des retraités chiliens. Le gouvernement tente en vain de réagir pour éviter une rébellion majeure.
« LA MEILLEURE RETRAITE, C'EST L'ATTAQUE ! » |
Alors que le gouvernement Bachelet tentait de calmer la rébellion des étudiants contre la réforme universitaire, un scandale autour de l’épouse d’un sénateur socialiste a rouvert de manière inespérée les critiques contre le marché chilien des fonds de pensions, considéré comme responsable de l’appauvrissement scandaleux des travailleurs retraités. En effet, tout a commencé lorsqu’un ancien fonctionnaire de la gendarmerie nationale a révélé qu’une vingtaine de fonctionnaires hauts-gradés, dont l’ex vice-directrice de l’institution, Myriam Olate (militante du PS et épouse du président de la chambre basse, le socialiste Osvaldo Andrade), avaient manipulé leurs bulletins de salaires afin d’élever artificiellement les montants de leurs retraites. L’ancienne vice-directrice Olate percevait alors une pension mensuelle qui dépassait les 5 millions de pesos (environ 7.600 dollars) dans un pays où la plupart des retraités ne reçoivent qu’une pension d’environ 250.000 pesos par mois (334 dollars)1.
OSVALDO ANDRADE ET SON ÉPOUSE MYRIAM OLATE |
À l’origine du système actuel des pensions
Nous sommes en 1978, cinq ans après le coup d’Etat contre le président Allende. Le général Pinochet, qui dirige le pays d’une main de fer, nomme l’économiste néolibéral José Piñera, frère de l’ancien président Sebastián Piñera, ministre du Travail (2010-2014). Le nouveau ministre met en œuvre deux réformes structurelles qui vont modifier radicalement l’organisation du travail et le mode traditionnel du financement des retraites : le « Plan Laboral », qui limite considérablement le pouvoir des syndicats, et la privatisation du système de retraite avec la création d’une douzaine d’administrateurs de fonds des pensions (AFP). Piñera met ainsi fin au premier système de retraite par répartition fondé en Amérique Latine (1925), arguant que son maintien imposait un effort fiscal sidéral et aggravait la dette publique. Le système chilien par répartition était composé de 35 caisses de prévoyance, chacune représentant un secteur spécifique (fonctionnaires publics, travailleurs du privé, syndicats, universités, etc.) avec 150 régimes de prévoyance sociale différents. L’âge de départ à la retraite fluctuait entre 55 et 65 ans. En 1979, dans la période de transition entre l’ancien et le nouveau système, la dictature a poussé à la hausse l’âge de la retraite, le fixant à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes. L’ancien système avait très bien fonctionné jusqu’aux années 1960, le nombre de cotisants étant faible et les retraités peu nombreux. Cependant les difficultés inhérentes à tout système par répartition, à savoir sa dépendance à l’égard des variations démographiques du pays, ont ouvert le débat à la fin des années 1960 sur la nécessité de le réformer. La dictature décide alors de clore cette discussion de manière unilatérale et extrémiste en remplaçant l’ancien système par une retraite par capitalisation gérée par les fonds des pensions.
La mise en place du nouveau système n’a pas été facile. Une partie de la junte militaire résiste dès le début au projet présenté par le ministre Piñera en raison de son caractère « expérimental », la retraite par capitalisation étant inédite à l’époque. Pinochet, qui se méfiait du pouvoir que le patronat pouvait représenter grâce aux bénéfices tirés des cotisations cumulées dans l’ancien système, s’oppose à la modification radicale du système par répartition tandis que le commandant en chef de l’armée de l’air, Fernando Matthei, soutient le projet. Il a fallu alors quatre longues réunions entre Piñera et la junte militaire pour que celle-ci donne le feu vert à la réforme sous une condition : que les forces armées restent dans l’ancien système. La raison est simple : les militaires veulent se protéger contre cette expérience néolibérale et éviter qu’elle n’affecte leurs retraités. La réforme est adoptée le 4 novembre 1980 et l’ancien système est clôturé définitivement en mai 1981. Paradoxe de l’histoire : bien que les affiliés aient le droit de rester dans l’ancien système, la plupart choisissent de le quitter massivement, attirés par la publicité des AFP qui, soutenues sans ambiguïtés par la dictature, promettent des pensions plus élevées (équivalentes, selon la promesse de l’époque, à 70% du salaire annuel).
Le nouveau système est basé sur trois piliers : 1) la capitalisation individuelle, qui détruit l’idée de la solidarité intergénérationnelle et communautaire promue par l’ancien modèle en installant le concept du « chacun pour soi », le montant de la retraite étant lié directement à l’effort individuel donc au nombre d’années travaillées par les personnes, à leurs salaires et à la stabilité de leurs emplois ; 2) la liberté individuelle, chaque travailleur pouvant choisir librement l’administrateur de fonds de pensions qui lui convient, ce qui transfère la responsabilité concernant la gestion des retraites de l’Etat aux compagnies privées nationales et transnationales. Le rôle de l’Etat est limité à la surveillance, quoique souple, du marché des fonds de pensions ; et 3) la cotisation obligatoire des salariés (les indépendants n’étant pas obligés au début à cotiser), chaque travailleur étant contraint à transférer 10% de son salaire directement aux AFP.
Les raisons de révolte
Les premières critiques du nouveau système de pensions sont apparues après le retour de la démocratie (1990). L’expert de l’Université du Chili Jaime Ruiz-Tagle a été l’un des premiers à dévoiler les failles du système, la première d’entre elles étant le coût élevé payé par l’Etat pour le maintenir. Dans une interview accordée à un site français et réalisée en 19973, l’expert expliquait que, pour favoriser la transition des affiliés de l’ancien vers le nouveau système de retraite, l’Etat a dû lancer des bons de reconnaissance et octroyer des pensions minimales et des pensions d’assistance aux premiers retraités dont les pensions étaient au-dessous du salaire minimum. Ruiz-Tagle soulignait également les problèmes de couverture du système, des secteurs importants de la population en âge de travailler ayant « de lacunes de cotisations » (c’est le cas des travailleurs du secteur informel et des chômeurs) et l’absence de transfert des bénéfices tirés par les AFP vers les comptes individuels de leurs affiliés. L’expert mettait l’accent aussi sur la forte concentration du pouvoir économique autour des AFP : entre 1981 et 1997 le nombre des administrateurs de fonds de pensions était passé de douze à cinq dont seulement trois attiraient 70% des affiliés et contrôlaient plus de la moitié des fonds collectés.
En dépit de ces avertissements, la population n’a pas réagi massivement à l’époque contre le système. Comment alors expliquer la vague contestataire actuelle? Deux phénomènes proportionnellement opposés sont à l’origine de la grogne sociale : d’une part les énormes bénéfices tirés par les fonds de pensions ces dernières années et, d’autre part, l’appauvrissement scandaleux d’un nombre croissant de retraités et l’approche de l’âge de la retraite de la première génération des travailleurs entrés jeunes dans le nouveau système des pensions. Plus de dix millions de travailleurs sont actuellement affiliés aux six AFP existant dans un marché qui gère au total 167,8 milliards de dollars. Lors du troisième trimestre de l’année 2013, les fonds ont atteint des bénéfices d’environ 530 millions de dollars, soit une hausse de 30% par rapport au trimestre antérieur. Pourtant, la rentabilité des comptes individuels des affiliés n’a pas dépassé 4%. Selon certains experts, les AFP enregistrent des recettes qui dépassent 2,5 fois les pensions octroyées chaque mois.
C’est cette réalité qui est au cœur de l’indignation de plus en plus croissante de la société chilienne. Consciente de cette situation, la présidente Bachelet, qui avait déjà créé lors de sa première administration (2006-2010) un fonds spécial pour les retraités les plus défavorisés (appelé « Pilier Solidaire ») en encourageant la création d’une nouvelle AFP privée (AFP Modelo) afin de déconcentrer le marché des fonds de pensions, a nommé en 2014 une commission d’étude (dite « Commission Bravo ») chargée de proposer une réforme radicale du système. Cependant le lobbying de l’élite politico-économique a retardé, voir paralysé, les résultats de cette commission jusqu’à l’éclatement de l’affaire Olate qui a rouvert le débat autour des pensions devenues la principale inquiétude de l’opinion publique.
Pour contenir les manifestations, Bachelet présente un projet de réforme
Dans un pays plutôt conservateur, qui n’est pas coutumier des grandes manifestations, la participation de plus de 200.000 personnes aux protestations contre le système des fonds de pensions a été considérée par les promoteurs des manifestations (le mouvement citoyen « No + AFP ») comme étant un succès mais par l’élite politique et le patronat comme une sonnette d’alarme. Des cadres dirigeants de la droite et de la Démocratie Chrétienne, par exemple, se sont déclarés pour la première fois en faveur de la création d’un fonds de pensions public, géré par l’État, une proposition faite en 2014 par Bachelet mais qui a été très critiquée par l’establishment. Même le père du système de cotisations individuelles, l’ancien ministre José Piñera, s’y est déclaré favorable. Durant une visite éclair au Chili (il habite aux États-Unis), Piñera a défendu sa création en comparant le système de pensions créé par lui avec « un Mercedes Benz sans gazoline » pour expliquer que l’amélioration des montants des pensions dépendait directement des capacités individuelles de capitalisation, déclaration qui n’a fait qu’alimenter l’indignation de la population.
La présidente, dont la popularité est toujours en chute libre (seulement 15% d’opinions favorables selon le dernier sondage du Centre d’Etudes Publiques), a voulu mettre à profit la contestation sociale en proposant, dans un discours radiotélévisé, une réforme du système des pensions en s’appuyant sur les conclusions de la Commission Bravo. Bachelet a proposé, entre plusieurs mesures, la création d’un fonds solidaire financé par la hausse progressive des cotisations (de 10% actuellement à 15%) dans un délai de dix ans. Cette augmentation devrait être financée par les employeurs, le système devant passer d’un modèle mixte (État-salariés) à un modèle tripartite (État-salariés-entreprises). Le fonds solidaire, financé par une partie des 5% de nouvelles cotisations, vise à augmenter les pensions des retraités les plus défavorisés. Bachelet a proposé également que la rentabilité négative des fonds de pensions ne soit pas transférée aux affiliés, les AFP étant obligés de rembourser les commissions perçues en cas de pertes. Bachelet a en outre réitéré la nécessité de mettre en place un administrateur de fonds des pensions public, dans l’objectif de déconcentrer le marché et de le rendre plus compétitif, et s’est déclarée partisane d’unifier les paramètres de mortalité entre les hommes et les femmes afin d’établir un nouveau système de calcul des pensions.
La réforme proposée par Bachelet ne touche pas pour autant les piliers fondamentaux du système mis en place par la dictature en 1981. Elle vise en revanche sa protection. Pourquoi? Selon la plupart des experts, la disparition des AFP risque de pulvériser le modèle néolibéral chilien remettant sérieusement en cause la stabilité du pays. En effet, les fonds de pensions font partie de la chaîne macroéconomique qui maintient en vie « le miracle chilien » (le rêve des technocrates du passage du sous-développement au plein développement). En fait, presque la moitié des recettes obtenues par la banque chilienne (47%) est alimentée par des ressources provenant des fonds des pensions et des compagnies d’assurance4. Cela explique qu’une réforme radicale du système est considérée à droite et à gauche comme étant presque impossible.
Notes:
1 Chiffres tirées d’un rapport de la Surintendance des pensions. Ce montant est pour autant optimiste. Il prend en compte une contribution de l’État (Aporte previsional solidario) qui permet d’élever les retraites en 6,2%. Par ailleurs, ce chiffre correspond aux pensions des professionnels. Les travailleurs informels (sans contrat) reçoivent des pensions qui sont au-dessous du salaire minimum (fixé actuellement à 120.000 pesos, soit environ 182 dollars).
2 Le PS chilien est soumis depuis plusieurs mois dans une crise politique profonde comme conséquence d’une affaire de financement illégale de campagnes politiques (dont celle de la présidente Bachelet). Plusieurs parlementaires socialistes auraient reçu de l’argent sale de la part de la plus grande compagnie d’extraction du lithium du pays, SQM, contrôlée par le beau-fils de Pinochet, Julio Ponce Lerou.
3 « Fonds des pensions chiliens : le succès relativisé », www.leconomiste.com, édition nº282, 29/05/1997.
4 Selon une étude menée par le site chilien El Mostrador, en mars 2016 les banques chiliennes détenaient 48,7 milliards de dollars en forme de crédits et d’instruments de placement dont 47% en provenance des fonds administrés par les AFP.