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vendredi 9 février 2018

HWANG SOK-YONG : « MON PAYS, LA CORÉE, A ÉTÉ DIVISÉ D’UN TRAIT SUR UNE CARTE »


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HWANG SOK-YONG

L’écrivain, qui  a combattu la dictature sud-coréenne, entrelace dans son œuvre petite et grande histoire. Partisan d’un rapprochement avec Pyongyang, le septuagénaire évoque son engagement dans la gauche pacifiste
Propos recueillis par Philippe Pons (Séoul, envoyé spécial
 L’ÉCRIVAIN SUD-CORÉEN HWANG SOK-YONG,
LE 16 MARS 2016, À PARIS.
PHOTO JOEL SAGET 
 
Le romancier Hwang Sok-yong, l’un des écrivains sud-coréens les plus lus et traduits, vient de publier son autobiographie sous le titre Le Prisonnier (non disponible en français, mais des extraits ont été publiés dans le numéro de janvier-février 2018 de Critique). Agé de 74 ans, il a traversé le demi-siècle le plus tourmenté de l’histoire de la Corée.

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MONSIEUR HAN 
Engagé dans la lutte contre la dictature, sous surveillance constante des services de sécurité, exilé cinq ans puis emprisonné cinq autres années pour avoir participé à un congrès d’artistes en Corée du Nord, il a été de tous les combats pour la démocratie qui débuta finalement en 1987, une année avant les Jeux Olympiques de Séoul. Il revient sur les cinquante années écoulées dont les drames nourrissent son œuvre romanesque.


Pourquoi ce titre « Le Prisonnier » ?

Prisonnier derrière des barreaux, je l’ai été. Je le suis toujours : du temps, de mon passé, de la division du pays…

Vous avez dit un jour : « Comment aurais-je pu ne pas être engagé : moins qu’un choix, ce fut mon destin ». Quand a commencé votre engagement ?

L’ÉCRIVAIN HWANG SOK-YONG 
EN MARS 2016
PHOTO JOEL SAGET 
C’était en avril 1960. J’étais étudiant en philosophie. J’avais 17 ans. Il y avait des manifestations d’étudiants et d’ouvriers contre la dictature de Syngman Rhee instaurée par les Américains au lendemain de la création de la République de Corée, en 1948. Le 19 avril eut lieu un soulèvement populaire déclenché par la découverte du cadavre d’un étudiant tué par des gaz lacrymogènes et jeté dans le port de Masan (sud-est). Un de mes amis a été grièvement blessé. Je me souviens qu’il saignait abondamment et que je ne pouvais pas arrêter l’hémorragie.

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PRINCESSE BARI
À partir de ce que l’on appela par la suite « la révolution du 19 avril », l’engagement devint pour moi une sorte de destinée. Au cours de ce soulèvement, 186 personnes ont été tuées dans les affrontements avec la police. Un mois plus tard, Syngman Rhee fut renversé et s’exila à Hawaï. Mais après un intermède démocratique de quelques mois, le général Park Chung-hee prenait le pouvoir en mai 1961 à la faveur d’un putsch militaire et nous retombions dans la dictature.

Mais allait commencer ce qu’on a baptisé le «miracle économique » : trente ans d’un développement effréné qui a sorti le pays de l’ornière de la pauvreté…

JEON TAE-IL
Il faut se souvenir que la prospérité d’aujourd’hui a été construite sur d’énormes souffrances du peuple et une dictature impitoyable : en 1970, un jeune ouvrier, Jeon Tae-il, travaillant dans les misérables ateliers de textile du quartier de Dongdaemun, à Séoul, se suicida par le feu pour protester contre ses conditions de travail. Toute une littérature s’est fait l’écho de la misère de ces années-là.

C’est ce lourd tribut à la croissance que j’ai essayé de décrire dans mon récent roman Au soleil couchant (Editions Philippe Picquier, 2017) à travers la réflexion sur sa vie d’un architecte qui fut le serviteur de ce capitalisme sauvage. Il faut se souvenir aussi que cette « dictature pour le développement » fut féroce : chasse impitoyable aux dissidents, arrestations, tortures, enlèvements, disparitions inexpliquées dans des camps de rééducation….

Même la grande figure de l’opposition, Kim Dae-jung (qui deviendra président en 1998), fut enlevée à Tokyo et faillit être jetée à la mer si Washington n’était pas intervenu in extremis. Des étudiants dissidents qui étaient à l’université en France furent également enlevés.

Du temps de la dictature de Park Chung-hee (1961-1979), comment s’organisaient les opposants ?

Une partie d’entre eux se lança dans l’opposition souterraine en constituant des réseaux de résistance dans le mouvement ouvrier. Une autre a cherché à éveiller la conscience populaire par des pièces de théâtre, notamment sur les campus, des rencontres et des débats clandestins. C’est cette forme d’action que j’avais choisie. J’étais sous surveillance des services de sécurité et de la police de mon quartier ; je devais chaque mois faire un compte rendu de mes activités.

Puis, comme beaucoup de mes camarades j’ai dû faire mon service militaire et je fus envoyé au Vietnam, où l’armée sud-coréenne était engagée du côté américain. La division du Tigre et celle du Cheval blanc ont laissé des souvenirs atroces de massacres de populations civiles. Heureusement, je n’avais pas été affecté à ces unités. Il reste que j’étais là, du côté de ceux qui massacraient. Même si on n’est qu’un témoin, on reste responsable.

LE ROMANCIER VIETNAMIEN BẢO NINH
PHOTO FLORENTINE FILMS
Un jour, j’étais assis au cours d’un dîner à côté de l’écrivain vietnamien Bao Ninh (Le chagrin de la guerre, Editions Philippe Picquier, 2011), qui a connu le même déchirement personnel que moi en raison de la situation de son pays, et je lui ai dit que je voulais (tenais à) m’excuser. Je me souvenais de ce que l’écrivain japonais Hiroshi Noma (1915-1991) m’avait dit un jour à propos de ce que son pays avait fait subir au mien : « Je tiens à m’excuser au nom de la littérature japonaise. »

Puis, vous revenez en Corée du Sud. Six ans plus tard, Park Chung-hee est assassiné par le chef des services de renseignements et un autre général, Chun Doo-hwan, prend le pouvoir. En mai 1980, à Gwangju (sud-ouest), des unités d’élite chargent la foule à la baïonnette, tirent sur les manifestants et tuent plus de 200 personnes. Gwangju reste une blessure ?

HIROSHI NOMA (1915 - 1991) 
À vif, si profonde que des jeunes écrivains d’aujourd’hui, qui n’ont pas connu cet événement, reviennent dans leurs romans sur le climat de terreur qui régnait alors. Chun Doo-hwan, qui avait pris le pouvoir au lendemain de l’assassinat de Park Chung-hee, n’avait pas un contrôle complet de l’armée et il voulait frapper la ville de la principale figure de l’opposition, Kim Dae-jung.

Nous n’avons jamais connu une pareille sauvagerie depuis la guerre de Corée. Gwangju fut un tournant dans l’histoire de la dictature. Des centaines de manifestants ont été jetés en prison et nous avons essayé de cacher ceux qui avaient échappé à la répression et étaient arrivés jusqu’à Séoul. Je me suis alors consacré à mon activité de militant au point que beaucoup pensèrent que j’étais perdu pour la littérature. J’étais tellement pris par l’aide aux rescapés du massacre, à Séoul, que je ne suis pas allé à Gwangju où était ma femme. Peu à peu, la découverte de l’ampleur de ce massacre a radicalisé les opposants.

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LE VIEUX JARDIN 
Dans votre roman Le Vieux Jardin (Zulma, 2005), qui n’est pas sans échos biographiques, un homme qui vient de passer dix-huit ans en prison pour sa lutte contre les dictatures, réfléchit sur sa vie, sa jeunesse perdue dans la clandestinité puis derrière les barreaux, sur son amour pour une femme, elle aussi militante, qui mourra sans qu’il l’ait revue. Vous arrive-t-il de penser « Qu’ai-je fait de ma vie » ?

Oui bien souvent… Je crois que l’amour et l’histoire ne font pas bon ménage. On court avec son temps. Et après s’installe la nostalgie de ce qui aurait pu être et n’a pas été.

À la suite d’une démocratisation embryonnaire à la faveur des JO de 1988, vous essayez de faire ce qu’aucun civil sud-coréen n’avait fait : aller en Corée du Nord…

J’étais alors le porte-parole de l’Association des arts et de la littérature de Corée dont le président était le pasteur Moon Ik-hwan. Le gouvernement lançait une politique d’ouverture vers la Chine et l’URSS. Et nous avons pensé qu’il était temps de rompre la glace avec le Nord. Mais il était interdit de s’y rendre sous peine de prison, la loi sur la sécurité nationale, d’ailleurs toujours en vigueur, interdisant tout contact.

Grâce à des amis japonais du Parti socialiste, j’ai obtenu à Tokyo un visa pour Pékin et de là, je suis allé à Pyongyang. J’y suis resté un mois et j’ai eu une dizaine de rencontres avec Kim Il-sung. Comme je ne pouvais pas retourner en Corée du Sud, je suis allé à Berlin. Le monde changeait : à Pékin, c’était le mouvement de Tiananmen, à Berlin, le mur tombait…

J’ai passé deux ans en Allemagne, aidé par Günter Grass, et étroitement surveillé par les services allemands, américains et coréens des deux bords. Puis, je suis allé aux États-Unis. Grâce aux relations nouées avec Kim Il-sung, j’ai contribué à amorcer des négociations en vue d’une rencontre entre ce dernier et le président sud-coréen de l’époque, Kim Young-sam. Mais Kim Il-sung est mort deux semaines avant cette rencontre. Pensant que j’aurais une peine légère, je suis rentré en Corée du Sud en 1993. Arrêté à l’aéroport, j’ai été condamné à sept ans de prison. Je fus gracié en 1998 par Kim Dae-jung devenu président.


Vous avez gagné le combat pour la démocratie, mais la division demeure. La réunification a été un grand idéal de votre génération. L’est-elle encore ?

HWANG SOK-YONG
PHOTO SEVEN STORIES PRESS
Un mot sur la démocratie car les deux questions sont liées. Nous pensions avoir gagné la partie avec l’élection de Kim Dae-jung puis de Roh Moo-hyun, qui avaient ouvert une période d’apaisement politique (1998-2008). Puis, la droite est revenue au pouvoir avec la présidence de Lee Myung-bak et de Park Geun-hye (2008-2017), qui ont attisé la confrontation avec le Nord balayant les acquis de la politique du « rayon de soleil » de leurs prédécesseurs. Nous avons perdu dix ans et nous avons aussi découvert la vulnérabilité de la démocratie. Lorsque des millions de personnes portant des bougies ont réclamé pendant des semaines la destitution de Mme Park, j’ai retrouvé confiance en mon peuple.

LA CORÉE DIVISÉE
PHILIPPE REKACEWICZ, NOVEMBRE 1994
La réunification ? Bien sûr, elle reste un idéal. En 1945, mon pays a été divisé d’un trait sur une carte par les vainqueurs de la guerre contre le Japon. Cette division nous a conduits à une guerre fratricide. Et nous avons été dépouillés du droit de tout État souverain de décider de son destin à commencer par celui de faire la guerre ou la paix. Ce droit, c’est Washington qui se l’est arrogé. Aujourd’hui, Donald Trump menace d’anéantir une partie de notre pays sans nous demander notre avis. Je crois qu’il est prématuré de parler de la réunification : il faut d’abord construire la paix dans la péninsule.

Réunification est un mot contaminé, brandi à des fins politiques par le camp conservateur qui accuse ceux qui parlent de paix d’être favorables à Pyongyang. La Corée du Sud n’était même pas signataire de l’accord de cessez-le-feu de 1953 : ce dernier a été signé par les États-Unis au nom des Nations unies et par la Corée du Nord. La nucléarisation de celle-ci est une question entre Pyongyang et Washington. Mais nous pouvons, et nous devons, chercher à pondérer le jeu, à faire retomber la tension intercoréenne pour ouvrir la voie au dialogue.

(traduit du coréen par Choe Mikyung)