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vendredi 19 juillet 2019

VIOLETA PARRA, L’ÂME INTRANSIGEANTE DU CHILI DES PAUVRES

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ILLUSTRATION FANNY MICHAËLIS
La chanteuse et folkloriste chilienne engagée a vécu quelques années à Genève, rue Voltaire. Son «Gracias a la vida» est devenu un classique
Catherine Frammery

ILLUSTRATION FANNY MICHAËLIS 
«Ça doit sortir.» Les doigts bondissent sur la toile de jute, piquant la laine d’un geste urgent, sans que jamais la brodeuse étire son ouvrage pour voir où elle en est. Tête penchée, sans hésitation, point après point. «C’est un épisode de l’histoire du Chili, tout le tableau est dans ma tête. Ça doit sortir.» Dans un des très rares films qui lui sont consacrés, l’artiste montre aussi ses peintures à la journaliste de la RTS, médusée. Elle chante. Et elle danse.


Nous sommes en juillet 1965, Violeta Parra a 47 ans. Un an plus tôt, la Chilienne est devenue la première artiste sud-américaine à faire l’objet d’une exposition personnelle au Musée des arts décoratifs, à Paris. Des masques en papier mâché, des petites peintures à l’huile, des sacs de jute brodés de couleurs vives. De l’art brut exposé trois jours seulement, mais salué par la critique parisienne, jusqu’au Figaro.

«Un vrai pétard allumé»


À cette époque, Violeta Parra réside à Genève, dans un immeuble décati non loin de la gare, au 15, rue Voltaire. «C’était une cour des miracles festive et joyeuse. Le rez-de-chaussée était occupé par un magasin de sanitaires mais en haut il n’y avait qu’un lavabo avec de l’eau froide, se souvient son amie et ancienne colocataire Anne Divorne, qui habitait là avec son mari graveur, tous les deux sans le sou. Il y avait une grande pièce où on mangeait tous ensemble, où on chantait, où on faisait de la musique, et des petites chambres mal aérées, mal éclairées. Grisélidis Réal aussi a habité là [l’écrivaine et prostituée]. Et un beau matin, notre ami Gilbert Favre nous a présenté Violeta.»


La Chilienne bohème était déjà bien connue dans son pays – où elle avait son émission de radio, Canta con Violeta Parra, et avait même remporté un prix pour ses chansons inspirées du folklore paysan en 1956 – mais ses amis suisses n’en avaient aucune idée. Son amoureux, Gilbert Favre, clarinettiste qui deviendrait plus tard le «prince de la quena» en Bolivie, «El Gringo», l’avait rencontrée lors d’un voyage en Amérique du Sud et elle était revenue à Genève avec lui, emmenant trois de ses enfants – la quatrième était décédée pendant un précédent séjour de Violeta Parra en Europe. «C’était un vrai pétard allumé, se rappelle son ami et compatriote Claudio Venturelli. Un soir, dans un café, elle avait emprunté une guitare pour jouer et quand son propriétaire a insisté pour jouer à son tour, elle a cassé l’instrument sur sa tête. C’est elle qui a forcé Gilbert à apprendre la quena. Elle n’avait pas d’argent et quand elle en avait, elle le donnait ou l’envoyait au Chili. Elle distribuait ses œuvres à tout le monde. Elle était très hospitalière, entière, intransigeante. On lui organisait des concerts et des expos comme on pouvait: je me souviens d’un jour où on avait récupéré une charrette à bras pour apporter ses tableaux en catastrophe à l’université, rue de Candolle, Gilbert offrait à boire pendant qu’on accrochait les toiles…»


PHOTO EDDY MOTTAZ / LE TEMPS
En 2019, 100 femmes remplissant les critères officiels pour obtenir une rue à leur nom (re)trouvent une place à Genève. Tous les 15 jours, 10 plaques sont apposées dans un quartier différent. Un projet de l’association féministe L’Escouade.

Patrimoine chilien retrouvé


Les archives offrent des recensions, admiratives, de quelques-uns de ses concerts à Genève donnés avec ses enfants Isabel et Angel, musiciens eux aussi. «[...] spectacle d’un intérêt exceptionnel, écrit ainsi un certain P. B. dans le Journal de Genève en 1963 déjà, qui a précisément le grand mérite de ne jamais céder, si peu que ce soit, aux impératifs de ce soi-disant folklore sud-américain qui a, depuis longtemps, envahi les music-halls du monde entier. Violeta Parra a refusé les facilités de l’exotisme pour tenter de restituer, dans leur beauté originelle, les chants et les danses de son pays.» «Aujourd'hui, et grâce à ses efforts, d’inestimables trésors du folklore chilien ont pu être sauvés», s’enthousiasme aussi la Gazette de Lausanne à l’occasion d’une exposition à Saint-Prex en août 1965.


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L’un des enregistrements de Violeta Parra conservés par le Musée d’ethnographie de Genève.

(MEG)


Violeta Parra est l’une des autrices de la Nueva Canción Chilena – la nouvelle chanson chilienne, issue du folklore entendu dans son acception la plus noble. Née dans une famille très pauvre de dix enfants, elle apprend toute jeune à chanter, à jouer de plusieurs instruments (guitare, flûte, tambour) et à composer (à l’oreille). Elle se fait connaître en chantant boléros et valses avec une de ses sœurs dans les restaurants de Salvador, puis, à la suggestion de son frère, «l’antipoète» Nicanor Parra, lui aussi une figure majeure de la culture sud-américaine, elle part à l’aventure dans les montagnes collecter avec un magnétophone le répertoire populaire, contribuant ainsi au processus de création de l’identité nationale chilienne. Plus de 3000 chansons seront réunies dans un livre, Cantos folklóricos chilenos, et elle enregistre ses premiers disques de musique traditionnelle en solo. «Violeta a tenté en 1963 de donner ses enregistrements aux Archives internationales de musique populaire du Musée d’ethnographie mais la personne à l’accueil n’étant pas immédiatement enthousiaste, elle s’est vexée et est repartie avec ses bandes», se souvient Claudio Venturelli. Le MEG conserve quatre enregistrements: les originaux ont été récupérés par Angel, qui a beaucoup œuvré pour la préservation de la mémoire de sa mère.

Une chanteuse engagée


Si Violeta Parra est devenue une icône au Chili et en Amérique du sud, c’est aussi qu’elle a toujours pris la défense des plus pauvres et des plus faibles, révoltée par l’injustice sociale. C’est elle qui a incité Victor Jara, également défenseur du patrimoine folklorique chilien, à poursuivre une carrière de chanteur. «La bonne bourgeoisie ne l’appréciait pas tellement, elle s’en prenait à l’armée, à la police, aux grands propriétaires. C’était une femme du peuple qui chantait pour le peuple», analyse Claudio Venturelli. Un petit musée de Santiago très actif est aujourd’hui consacré à «la Violeta», comme elle est surnommée au Chili.

Sa chanson Gracias a la vida est devenue un classique, reprise par Joan Baez, Mercedes Sosa ou même U2. La mélodie fait partie de son dernier disque, enregistré après son retour au Chili et dédié à Gilbert Favre après leur séparation. Le grand chapiteau qu’elle monte dans la banlieue de Santiago devait accueillir un centre des arts, mais le succès est mitigé. Un an plus tard, après plusieurs tentatives, elle se donne la mort. «Quand je dis à des migrants chiliens que j’ai connu Violeta, je vois leur regard s’allumer», sourit Anne Divorne, l’amie de la rue Voltaire. Le squat est aujourd’hui devenu une école. La présidente chilienne Michelle Bachelet y a inauguré une plaque à la mémoire de la chanteuse en 2017, pour le centenaire de sa naissance.

Quelques dates

  • 4 octobre 1917: naissance à San Carlos au Chili de Violeta del Carmen Parra Sandoval.
  • 1952: parcourt le Chili à la recherche de son patrimoine musical.
  • 1954: enregistre ses premiers disques de Nueva Canción Chilena. Premiers voyages en Europe.
  • 1963-1965: réside à Genève, voyage fréquemment à Paris.
  • 5 février 1967: se suicide à Santiago.
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« GRACIAS A LA VIDA » 
FUT ENREGISTRÉE POUR LA 1ÈRE FOIS EN 1966 
SUR L'ALBUM LAS ÚLTIMAS COMPOSICIONES, LE DERNIER ALBUM 
PUBLIÉ PAR VIOLETA PARRA AVANT SON SUICIDE EN 1967 
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