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mardi 20 août 2019

RODRIGO MUNDACA, TENIR TÊTE AUX « SEIGNEURS DE L’EAU » AU CHILI

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LES EXPLOITATIONS AGRICOLES CHILIENNES CONSOMMENT
D’ÉNORMES RESSOURCES D’EAU, DE NOMBREUSES
ZONES SE DÉSERTIFIENT.
 PHOTO CLAUDIO REYES/AFP 
Militant du droit d’accès à l’eau, Rodrigo Mundaca fait l’objet de menaces de mort. Dans la région de Petorca, au nord de Santiago, il dénonce l’assèchement des sols lié au boom de l’avocat, là où poussaient avant… des cactus. Second volet de notre série sur les résistants de la planète.
Dans une petite salle de l’université Santo Tomas, Rodrigo Mundaca boucle ce matin son cours de « gestion des ressources naturelles ». Ce soir commenceront les vacances d’hiver, pour lui comme pour ses étudiants. Après avoir attendu les retardataires, qui arrivent en toute décontraction, il active le boîtier électronique fixé près de la porte et pose son doigt sur le lecteur d’empreintes. Les uns après les autres, ses élèves l’imitent. C’est ainsi que se pratique l’appel dans cet établissement privé du centre de Santiago.

« Allez, on met les tables en cercle !, lance l’enseignant. Les groupes sont prêts ? Qui commence ? » Une dizaine d’étudiants présentent aujourd’hui les résultats de leurs travaux collectifs. Lunettes sur le bout du nez, assis parmi l’assistance, arrondi sur sa chaise, Rodrigo observe, prend des notes. Il pose des questions, ajoute des précisions, notamment quand les présentations abordent des affaires de pollution impliquant des entreprises minières dans le nord du pays. Ou encore le statut de l’eau, ressource privée au Chili depuis la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990).

RODRIGO MUNDACA, DÉFENSEUR DE L’ACCÈS À
L’EAU AU CHILI, A ÉTÉ AGRESSÉ EN 2015
ET MENACÉ DE MORT EN 2017.
PHOTO  GILLES BIASSETTE
À la fin du dernier exposé, le professeur applaudit. Il est visiblement satisfait des futurs agronomes qu’il a contribué à former. Le cours s’achève dans la bonne humeur, Rodrigo serre les mains des uns et des autres.

Tout le monde peut alors s’éparpiller vers d’autres lieux. Mais pas l’enseignant. Lui doit patienter avant de quitter l’université. « Je ne me déplace jamais seul à Santiago, dit-il en allumant son téléphone. J’appelle un ami qui va venir m’accompagner jusqu’au terminal de bus. »

Une agression en 2015, des menaces de mort en 2017


Comme toujours depuis quatre ans désormais, ce proche saluera Rodrigo au pied du car qui le ramènera chez lui, à La Ligua, chef-lieu de la province de Petorca, à 150 km au nord de Santiago. C’est en 2015 que le porte-parole du Movimiento de Defensa por el Acceso al Agua, la Tierra y la Proteccion del Medioambiente (Mouvement de défense pour l’accès à l’eau, la terre et la protection de l’environnement – Modatima) a changé sa façon de vivre. Après avoir été roué de coups par un inconnu dans une rue de la capitale.

Rodrigo n’avait rien vu venir. En fin de matinée, il descendait d’un taxi aux abords d’une place du centre quand l’agresseur a frappé. Une photo montre une blessure au front, entre les deux yeux. La surprise avait été totale, le choc soudain. Il ne s’agissait ni d’une tentative de vol ni d’une querelle de la vie quotidienne comme il s’en produit parfois entre gens stressés et impatients des grandes villes. L’assaut semblait gratuit, l’attaque restait muette. Mais le message, passé pour le faire taire, était limpide aux yeux de Rodrigo et de ses compagnons.

L’eau, ressource privée depuis Pinochet


Depuis ce jour, l’ingénieur agronome est donc toujours accompagné par un proche pour ses déplacements dans la capitale. « C’est une mesure de précaution », dit-il en haussant les épaules, conscient qu’il reste bien vulnérable. Il sait aussi qu’il s’est fait de nombreux ennemis depuis qu’il a uni ses forces avec d’autres pour créer Modatima en 2010. Défendre les droits des agriculteurs et des habitants de la province de Petorca, frappée de plus en plus par des problèmes de sécheresse, c’est affronter de puissants intérêts – les « seigneurs de l’eau ».
Le Chili, « c’est l’unique pays au monde où l’eau est privatisée »
« Le Chili est un pays à part », explique-t-il plus tard dans un café de La Ligua, non loin du terminal où des hommes en blanc vendent les dulces, ces petites pâtisseries locales dont raffolent les habitants de la capitale de retour des plages du Nord. « C’est l’unique pays au monde où l’eau est privatisée, poursuit-il. Sous Pinochet, le gouvernement a distribué gratuitement des droits de propriété sur l’eau, qui peuvent ensuite être vendus, comme des actions. Ces droits sont indépendants de la propriété de la terre, et même de la consommation de l’eau… Des personnes ont accumulé des droits énormes, alors que s’assèchent les puits des familles et des paysans. »

Rodrigo dresse une liste : il nomme un député, un maire, un homme d’affaires, des gros bonnets de l’agriculture, alliés des premiers… Tous peuvent se permettre de puiser dans les sous-sols jusqu’à plus soif, ou spéculer sur le prix des droits, dans une région où l’eau vient à manquer – la faute au réchauffement climatique et au boom de l’avocat, qui épuise les sources souterraines et rompt le cycle de l’eau. Les rivières La Ligua et Petorca sont à sec, depuis plusieurs années, laissant des lits cabossés et craquelés où se multiplient déchets et herbes folles. Sur les hauteurs, les avocatiers s’épanouissent, eux, à perte de vue, jusque sur les collines, où ils détrônent rapidement la végétation locale, à commencer par les cactus…


LA CULTURE DE L’AVOCAT EST POINTÉE DU DOIGT
PAR LES HABITANTS DE LA PROVINCE DE PETORCA.
PHOTO CLAUDIO REYES/AFP
Expansion hors de contrôle de la culture de l’avocat Rodrigo marque une pause. À l’autre bout du café, un homme vient de s’installer en terrasse. Coiffé d’un chapeau, il fume le cigare. « C’est un propriétaire terrien d’ici, il ne nous aime pas. Je crois qu’il nous a vus », dit-il en appuyant ses propos d’un léger sourire. Mais il reprend vite ses explications, retrouvant des accents de professeur : la superficie consacrée à l’avocat, qui a plus que triplé en trente ans à l’échelle nationale, a été multipliée par… dix dans la région de Valparaiso, dont dépend Petorca. « Notre province et celle d’à côté, ­Quillota, sont les premières du pays en matière de production d’avocats pour l’exportation, précise l’ingénieur agronome. Plus de 90 % des terres cultivées sont consacrées à ce fruit ! »
En mars 2017, il reçoit par téléphone sa première menace de mort : « On va te tuer enfoiré, on va te tuer. »
La fièvre de « l’or vert » – l’avocat est très en vogue en Amérique du Nord et en Europe – fait tourner les têtes à Petorca. Et voilà comment une culture très gourmande en eau remplace des cactus pour satisfaire les besoins, et les envies, de lointains consommateurs. Aujourd’hui, le Chili est l’un des principaux exportateurs mondiaux d’avocats, avec le Mexique, le Pérou et l’Espagne.

Alors, pour frapper là où ça fait mal, Modatima tente désormais d’interpeller le commanditaire final, celui qui, en bout de chaîne, a le pouvoir parce qu’il paie : l’étranger. Rodrigo s’adresse dès qu’il le peut à des interlocuteurs internationaux. Et comme son combat a commencé à porter ses fruits, le ton de ses adversaires est monté d’un cran. En mars 2017, il a reçu, par téléphone, sa première menace de mort : « On va te tuer enfoiré, on va te tuer. »

Remise du prix des droits de l’homme de Nuremberg en septembre


Un peu plus tôt, un reportage diffusé par l’agence danoise Danwatch – tout à la fois centre de recherche et d’investigation spécialisé dans les sujets environnementaux et la responsabilité sociétale des entreprises, et agence de presse – avait reçu un large écho. « Au Chili, critiquer son pays à l’étranger est très mal perçu par certains milieux, explique l’ingénieur. Je ne sais même pas si je pourrai me rendre en Allemagne. Il faut s’attendre
à tout ! »

Le porte-parole de Modatima est en effet attendu en Europe : il recevra, le 22 septembre, le prix international des droits de l’homme que décerne tous les deux ans la ville allemande de Nuremberg, depuis le milieu des années 1990. En annonçant cette décision, le jury avait tenu à saluer « l’admirable courage » de l’engagement de Rodrigo Mundaca en faveur d’un « droit fondamental » – l’accès à l’eau.

Il n’ignore pas que le gouvernement à Santiago voit d’un mauvais œil ses prises de position. Rodrigo a conservé sur son téléphone un message reçu il y a peu. Il tend son appareil, sur lequel on peut lire : « Bonjour, je travaille avec le ministre Walker. Je t’écris de sa part pour te remercier de tes propos dans la Revista del Campo (hebdomadaire du quotidien El Mercurio, NDLR) et que nous prendrons en compte tes commentaires. » « C’est ironique, bien sûr !, glisse-t‑il. C’est une menace voilée. »

Attaques en justice, pertes de contrats professionnels
Depuis qu’il a commencé à dénoncer les atteintes aux droits humains commises par des responsables politiques locaux et des entreprises, Rodrigo Mundaca est dans le collimateur de la justice chilienne. Quatre procédures pénales ont été engagées à son encontre au cours des trois premières années. En 2014, il a même été condamné à 61 jours de prison pour diffamation. Sa peine a été assortie d’un sursis, à condition qu’il se présente à la police chilienne tous les mois pendant un an et paye une amende.

Ces attaques déstabilisent sa vie professionnelle. Rodrigo a perdu de nombreux contrats dans la région de Petorca, où il propose ses services comme consultant en matière d’agriculture responsable.
« Et puis les jeunes, ce sont eux qui peuvent changer ce pays » Rodrigo Mundaca
L’université Santo Tomas, elle, ne l’a jamais abandonné. L’ingénieur agronome au torse large et aux cheveux ras flanche un peu… À 58 ans, il en a pourtant vu d’autres. Approcher la soixantaine au Chili signifie avoir connu le coup d’État de 1973 et le bombardement de la Moneda, avoir eu à croiser la route de la police politique du général Pinochet, avant, dans son cas comme dans le cas de nombre de ses compatriotes, de connaître l’exil…

Il n’empêche : quand il parle de la faculté, son havre de paix, quand il évoque le soutien de la direction et de ses étudiants, sa gorge se noue. Le silence se fait, son regard se perd quelque part au loin. « Et puis les jeunes, ce sont eux qui peuvent changer ce pays », lâche-t-il enfin, les yeux humides.

L’accès à l’eau en Amérique latine

Avec l’Amazonie et la cordillère des Andes, l’Amérique latine possède de nombreuses ressources en eau. Au total, la région concentre à elle seule 31 % des sources d’eau de la planète.
Poutant, l’accès de la population à l’eau reste un problème, depuis le Mexique jusqu’à la Patagonie, au Chili et en Argentine. Au total, 55 millions d’habitants n’ont pas accès à l’eau potable, et quelque 200 millions de personnes ont un accès « précaire ».
La pauvreté et les inégalités, toujours importantes en Amérique latine, expliquent en grande partie cette situation. Mais aussi le modèle de développement agricole : 70 % de l’eau douce est consommée par le secteur agro-alimentaire.

Le difficile combat des ONG au Chili


DES DÉTRITUS JONCHENT LE LIT DE
LA RIVIÈRE LA LIGUA AU CHILI

PHOTO  CLAUDIO REYES/AFP
Le Chili accueillera en décembre la 25e COP. L’occasion pour les défenseurs de l’environnement du pays du cône Sud de tenter de se faire enfin entendre.

Quand on évoque les dangers que court la planète en Amérique du Sud, le Chili se fait discret. Bien que doté d’une nature particulièrement riche, des étendues du désert de l’Atacama aux spectaculaires glaciers de Patagonie, le pays du cône sud est rarement évoqué. L’Amazonie fait beaucoup d’ombre : on s’alarme beaucoup plus facilement du sort du « poumon de la planète », qui recouvre une partie du Brésil, du Pérou, de l’Équateur, de la Colombie, du Venezuela, de la Bolivie, du Suriname et du Guyana – sans oublier la Guyane –, que du reste du sous-continent.

Des ressources naturelles convoitées


Épisodiquement, des événements rappellent pourtant que le Chili est, lui aussi, vulnérable. Fin juillet, un incident survenu sur le terminal d’une compagnie minière a provoqué une marée noire à 250 kilomètres de Puerto Natales, au sud du continent américain, là où la terre, de fjord en fjord, est dentelle. Le pétrole s’est déversé dans une zone réputée pour ses eaux parmi les plus pures de la planète et pour son riche écosystème marin.

Car les ressources naturelles du Chili suscitent l’appétit de très nombreux intérêts privés – à commencer par les entreprises minières, les grands noms de l’industrie forestière et un secteur agroalimentaire particulièrement agressif. Or les ONG dénoncent le laxisme des autorités, qui laissent trop souvent les coudées franches à ces acteurs privés.

« Le Chili passe pour une démocratie modèle en Amérique latine, mais c’est un mythe, déplore Flavia Liberona, directrice de la Fondation Terram, une ONG locale de défense de l’environnement. Nous avons des lois, mais très peu d’autorités de contrôle ! Sur le saumon, par exemple, il est écrit noir sur blanc que l’élevage est illégal dans les eaux protégées. Pourtant, c’est bien ce qui se passe ! »

La COP 25 pour se faire entendre


Depuis de nombreuses années, les défenseurs de l’environnement accusent « l’or rose » – le Chili est l’un des principaux exportateurs mondiaux de saumon – de nuire à la biodiversité. Mais difficile de se faire entendre dans un pays tourné vers le productivisme, où l’écologie est peu présente dans le paysage politique – le parti vert ne compte qu’un député.

Les grandes causes environnementales ne mobilisent que rarement l’opinion publique. L’abandon en 2014 d’un projet de barrage en Patagonie – de nombreuses manifestations ayant poussé le gouvernement de Michelle Bachelet à revenir sur un projet validé par son prédécesseur, Sebastian Pinera – fait figure d’exception.

De retour aux affaires depuis 2018, c’est Sebastian Pinera qui, en décembre, accueillera ses homologues à Santiago, où se tiendra la 25e conférence de l’ONU sur les changements climatiques, la COP25. Pour les ONG, c’est l’occasion de se faire entendre.

Des réunions préparatoires se tiennent depuis plusieurs mois pour mobiliser la société civile et exiger plus d’actions de la part du gouvernement. Notamment sur la protection des glaciers – le Chili représente 80 % des glaciers sud-américains, presque 4 % à l’échelle mondiale – ou encore sur les énergies fossiles : si le pays a fait des pas en avant en matière d’énergie solaire, 40 % de l’électricité provient encore de centrales à charbon, très polluantes.


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