|
César Bunster Ariztia dirigeAnt du Parti communiste chilien
|
«J’ai étudié la sociologie à l’université de Birmingham, en Angleterre, parce que mon père y avait été nommé ambassadeur par Salvador Allende en 1971. J’ai obtenu mon diplôme en 1982. Je n’ai jamais pu m’en servir ! Après le coup d’État militaire, mon père resta quelque temps en Angleterre puis partit au Mexique enseigner le droit à l’université Unam. Il fut l’un des pénalistes qui défendit la thèse de jurisprudence internationale à propos de Pinochet.
J’ai adhéré à la Jeunesse communiste en 1976, en exil en Angleterre. En 1977, le comité central du PC chilien fit pour la première fois une autocritique, parlant du « vacío histórico» (vide historique) à propos du peu de réactions au coup d’État de Pinochet, le 11 septembre 1973. En 1980, il adopta la politique dite de « rébellion populaire de masse » et décréta, quelque temps plus tard, 1986 comme une « année décisive » vers le « soulèvement national ». Le pays était secoué de grandes grèves, et le FPMR les accompagnait d’actions militaires de soutien.
En 1982, je suis allé vivre au Mexique, et j’ai travaillé à l’ambassade du Canada. En 1983, j’ai suivi à Cuba un entraînement de six mois à la lutte clandestine avec d’autres militants. Nous n’insisterons jamais assez sur l’internationalisme de la révolution cubaine… Nous ne nous connaissions pas, utilisions entre nous des pseudos, dans un climat de grande camaraderie, de fraternité, d’idéal. En 1985, je suis allé au Nicaragua ; j’ai combattu les mercenaires de la contra, avec les sandinistes. Je suis ensuite rentré légalement au Chili, toujours en 1985, pour rejoindre le Front, avec l’expérience acquise à Cuba et au Nicaragua. Le plan de l’attentat contre Pinochet fut conçu par la direction du PCC. La majorité des combattants du FPMR étaient communistes, quelques miristes (du Mir) et des sans-parti venaient compléter les rangs.
En Amérique latine, dès le premier regard, on reconnaît l’appartenance sociale des gens ; j’étais donc chargé de jouer au bourgeois. Je travaillais à la réception de l’ambassade du Canada à Santiago, une garantie de respectabilité. Ma fausse épouse, d’extraction sociale classe moyenne aisée, était la belle Cecilia Magni (Comandante Tamara) ; en réalité, elle était mon chef. Elle réalisa des sabotages, comme celui du pont de Talca, des attaques de banques (Providencia, etc.). Elle fut torturée et assassinée plus tard, avec son groupe du Front « Autonome » (scission du FPMR), en octobre 1988 après l’attaque et la prise du village de Los Quenes, dans une zone montagneuse. Elle fut capturée alors qu’elle cherchait à échapper à l’encerclement militaire. On retrouva son corps le 28, aux côtés de celui de son compagnon et principal dirigeant du Front, Raul Pellegrin Friedman, dans la rivière Tinguiririca… Les médias parlèrent de « noyade », alors qu’elle tentait de fuir ! Elle avait la colonne vertébrale brisée… Avec Tamara, nous étions le couple « beautiful » parfait, jeunes, riches, au-dessus de tout soupçon, résidant dans le quartier bourgeois de La Obra.
J’avais vingt-huit ans. L’attentat devait avoir lieu une semaine plus tôt, mais Pinochet était rentré précipitamment de son lieu de villégiature dominical, à cause de la mort de l’ex-président Alessandri. Nous avions détecté que tous les vendredis soir, Pinochet se rendait à sa villa de Cajon de Maipo, zone résidentielle face à las Bizcachas, à la sortie de Santiago en direction du Sud-Est, et qu’il en revenait tous les dimanches à la même heure. Les Cubains nous avaient livré, à deux reprises, des tonnes d’armement, essentiellement nord-américain, des explosifs, des fusils mitrailleurs M-16, des grenades, etc., par le port de Carrizal Bajo, au nord du Chili ; la deuxième livraison fut découverte (affaire arsenaux) par la CIA et la CNI chilienne (Central Nacional de Informaciones) ; l’armée de Pinochet put ainsi en saisir une grande partie dans différents dépôts, le 6 août 1986.
À Cajon del Maipo, nous avions creusé un tunnel (découvert après l’attentat par les services de sécurité) et une fosse à explosifs pour 800 kilos de TNT, sur le modèle de l’attentat d’ETA contre Carrero Blanco. Mais le dépôt de deux tonnes de TNT tomba également aux mains de la police, quelques semaines avant l’attentat. Pour réussir l’attentat, il fallait des armes sophistiquées et du TNT. Cela ne fut pas possible. Nous dûmes donc opter pour le schéma de l’embuscade. Au lieu de lance-roquettes RPG 7, de fabrication soviétique, il fallut utiliser des vieux LAW américains, sans doute provenant de la guerre du Vietnam, des pièces scellées et qui ne pouvaient donc pas être vérifiées. La plupart des LAW, aux piles défaillantes, n’ont pas fonctionné.
Le dimanche 7 septembre 1986, à 18 heures, le convoi qui ramenait
Pinochet – deux motos, trois Mercedes blindées aux vitres fumées… (huit véhicules au total) – fut bloqué par une caravane que nous avions mise en travers de la chaussée. L’opération, baptisée Siglo XX, prévoyait d’anéantir le convoi. Le long du cortège, une vingtaine de « fusileros » (francs-tireurs), dont une femme, étaient disposés de façon à pouvoir atteindre l’ensemble des véhicules. Deux motards ouvraient la voie ; l’un parvint à s’échapper. La garde de Pinochet, surprise, ne réagit que faiblement ; quelques gorilles préférèrent même se jeter dans le vide plutôt que de combattre. Deux véhicules furent détruits (cinq morts), mais sur la voiture qui conduisait Pinochet, un officier et son petit-fils, la charge, insuffisante, ne parvint pas à briser la vitre. Le chauffeur put dégager la Mercedes et repartir en sens inverse, vers l’endroit d’où il venait. Aucun des guérilleros ne fut blessé ; certains furent cependant capturés, torturés et assassinés plus tard, au Chili et même à l’étranger (Ricardo Palma, Mauricio Norambuena…). Comme j’avais loué à mon nom la maison qui servait de quartier général, les trois voitures, etc., mon patronyme et ma photo circulèrent immédiatement et demeurèrent pendant longtemps les seuls éléments connus de la police. Le parti me fit quitter le pays le jour même ; ma tête était mise à prix. Le peuple, dans sa grande majorité, réagit à l’attentat avec beaucoup de joie, voire d’incrédulité à la nouvelle. Certains pensèrent même qu’il s’agissait d’un « autogolpe » ; nous, nous étions persuadés que nous ne pouvions pas échouer. À la télévision, le soir, Pinochet déclara que l’impact du projectile sur la vitre était l’image de la Vierge protectrice, « Una huevada ! » (une de ses pitreries) !
[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
|
Le dictateur Pinochet montre a la télévision la protection divine. la preuve est l’apparition de la Vierge Marie dans la vitre de sa voiture lors de l’attentat dont il fut victime. |
Je suis resté quelque temps en Argentine et ailleurs. Puis, au Chili, la peine de mort fut abolie, remplacée par la perpétuité, et la prescription des crimes établie après quinze années sans délit, et sous condition d’avoir résidé sur le sol chilien. Je suis revenu clandestinement dans mon pays assez rapidement. J’ai dû prendre le nom de mon demi-frère, qui vivait à l’étranger, Pablo Enrique Miriel Aritzia, et changer de look : lunettes, barbe, le parti me frisait les cheveux tous les trois mois, etc. Comme j’avais un bon niveau en anglais, je devins traducteur professionnel et interprète. J’ai même traduit des échanges de documents politiques entre les gouvernements anglais et chilien, notamment lors de l’arrestation de Pinochet à Londres, en novembre 1998, et été retenu en détention domiciliaire au total
503 jours. J’ai également travaillé pour la chancellerie et l’ambassade britanniques, pour celle des États-Unis ! J’ai été l’interprète de lord Norman Lamont lorsque la Fondation Pinochet l’invita au Chili. J’étais un traducteur coté par les politiques.
En janvier 2004, je suis sorti de la clandestinité et j’ai demandé la « prescription » du délit, elle m’a été concédée par le juge Humberto Villavivencio. Enrique Miriel est redevenu César Bunster ; mes enfants ont alors découvert qui était vraiment leur père.
Après la « retraite » de Pinochet, le Parti a abandonné la stratégie militaire, étant donné que le cadre politique avait changé. Un petit groupe continua la lutte armée. La démarche du PCC n’a jamais été militariste. Le Front patriotique Manuel Rodriguez accompagnait les grandes protestations nationales des années 1980, réprimées dans le sang ; il servait en quelque sorte d’autodéfense. Il a permis de coupler une force militaire et un esprit de lutte frontale contre la dictature. Les actions du Front n’étaient jamais de grande envergure, pour ne pas se couper du peuple.
En 2005, les journaux chiliens ont tenté de me présenter comme un terroriste, réalisant même un montage photographique me faisant porter une cagoule, moi qui ai toujours vécu à visage découvert, et parfois maquillé !
Je ne me suis jamais considéré comme un héros ; j’ai parfois eu peur : un jour au combat, au Nicaragua, je ne parvenais même pas à saliver… mais il y a des circonstances qui exigent, comme chez vous les résistants, que l’on risque la mort pour la vie. Les communistes ont écrit de grandes pages du XXe siècle. Il est urgent de récupérer et de faire vivre cette mémoire. »
à Santiago du Chili
Nous avons rencontré César Bunster à Santiago du Chili, à la fête des communistes chiliens, au Rincon (Coin) de Neruda, autour d’un verre du redoutable et pourtant si envoûtant pisco (apéritif national). L’homme, élégant, affable, courtois, cultivé, n’a pas l’air d’un terroriste, mais plutôt d’un cadre supérieur raffiné pour qui ignore qu’il a passé toute la matinée au guichet des entrées de la fête, parc O’Higgins. César Bunster a été la couverture et l’un des principaux organisateurs de l’attentat manqué contre Pinochet, le 7 septembre 1986, par le Front patriotique Manuel Rodriguez, du nom du patriote avocat, guérillero et officier qui œuvra sans relâche pour l’indépendance du Chili, véritable mythe populaire. Le FPMR fut créé par le Parti communiste en décembre 1983. Dès les premières heures qui suivirent l’attentat, César Bunster fut nominalement mis en cause et devint l’homme à capturer « mort ou vivant », contraint à dix-huit années de clandestinité, de traque. Il insiste pourtant pour que nous le présentions comme « un parmi d’autres ».
Propos recueillis par Jean Ortiz