Régulièrement, il les présente même comme «une des raisons principales de la perte d'influence de la pensée française dans le monde». Le plus emblématique d'entre eux, Bernard-Henri Lévy qui s'apprête à publier le 10 février «Pièces d'identité» et «De la guerre en philosophie» (Grasset), ne le ménage pas davantage, faisant du combat contre la mouvance de gauche radicale incarnée par Zizek et Badiou l'une de ses priorités. Rencontre animée entre deux authentiques adversaires.
Le Nouvel Observateur. - Slavoj Zizek considère que le rôle de la gauche est aujourd'hui de se poser en adversaire résolu du capitalisme global. Qu'est-ce que cela vous inspire ?
Bernard-Henri Lévy. - Je crois que c'est en s'exprimant ainsi qu'on précipite la décomposition et la marginalisation de la gauche. Le monde du capitalisme globalisé, c'est le nôtre. Il n'y en a pas d'autre. En tout cas pour le moment. La question n'est donc pas de le rejeter ou non, mais d'entrer résolument dans cette mêlée-là pour agir, combattre sa part de sauvagerie - je pense notamment à celle du capitalisme chinois, le plus barbare et pilleur de ressources qui soit. Quand la gauche a été grande, aux Etats-Unis ou en Europe, c'est quand elle a changé la condition des travailleurs, celle des femmes. C'est à ça que la gauche sert, pas à se replier dans des microbulles intellectuelles pour rêver d'un monde idéal en laissant les hommes s'entre-dévorer.
Slavoj Zizek. - Soyons clair. Je n'attends nullement une grande révolution anticapitaliste. Qui serait assez stupide pour ça aujourd'hui ? Ce que je dis est très pragmatique. Le lien entre capitalisme et démocratie est partout en train de se rompre au niveau mondial. Le cas chinois est seulement précurseur à cet égard. Car le capitalisme parlementaire démocratique s'avère incapable de traiter un certain nombre de problèmes vitaux pour l'avenir. Le scandale de l'échec de Copenhague l'a montré. On sait que le futur de l'humanité est menacé, mais les Etats jugent urgent d'attendre, alors que, lors de la crise financière, en une semaine à peine, ils s'étaient tous précipités pour sauver le système bancaire. Tout ça montre que seules de nouvelles formes de mobilisation populaire pourront sauver un monde commun que le capitalisme et ses fondés de pouvoir étatiques sont en train de mener au désastre.
COUVERTURE « L’IDÉE DU COMMUNISME » |
S. Zizek. - Vous semblez considérer que seul le libéralisme peut sauver la gauche. Je crois au contraire que seule l'aide fraternelle d'une gauche plus radicale peut à long terme sauver ce à quoi vous tenez : l'universalisme, le féminisme et l'émancipation égalitaire en général. Car la tragédie, aujourd'hui, c'est que la seule force politique majeure qui soit prête à articuler le malaise engendré par la crise du capitalisme, c'est la droite fondamentaliste anti-immigrés. Observez ce qui se passe déjà en Norvège ou aux Pays-Bas. Walter Benjamin a dit une très belle chose à ce sujet : «Chaque fascisme est l'envers d'une révolution ratée.» Eh bien, c'est exactement ce qui nous menace aujourd'hui : la montée des droites identitaires, faute d'une alternative de gauche véritable.
(1) «L'Idée du communisme», conférence de Londres 2009, Lignes.
N. O. - À l'instant, Bernard-Henri Lévy, vous définissiez la gauche par ses conquêtes sociales, ses luttes parlementaires et syndicales Pourtant, on ne peut pas dire que la «question sociale» ait été très présente dans vos engagements publics, et ce depuis l'origine. En désertant ce terrain, les intellectuels de gauche comme vous n'ont-ils pas justement ouvert un boulevard à la réémergence de ces paradigmes progressistes radicaux que vous déplorez aujourd'hui?
B.-H. Lévy. - Vous semblez de bonne foi, mais vous vous trompez. Quand, dans «Pièces d'identité», j'écris que la question fondamentale aujourd'hui c'est celle de la nouvelle misère, et que ce qui nous manque c'est un nouveau Coluche, est-ce que je ne m'occupe pas de la question sociale ? Quand, en 2005, au moment de la crise des banlieues, j'ai dit qu'on n'avait pas le droit de faire comme si c'était simplement une fièvre barbare sans signification politique, est-ce que je ne m'en soucie pas ? Est-ce que je n'ai pas dit cent fois, et dans ce livre encore, que la figure de Sartre sur son tonneau à la sortie d'une usine, cette image qui a été moquée par tous les imbéciles, est une figure, somme toute, assez magnifique ? Après, c'est vrai que le temps est compté et qu'on ne peut pas être sur tous les fronts. Et surtout, parler des massacres du Darfour, ou jadis de la guerre en Bosnie, ne me paraît pas moins crucial que de s'occuper des délocalisations.
S. Zizek. - Ces nouvelles formes d'apartheid social que vous pointez à juste titre sont intrinsèquement liées au capitalisme global. Le problème, c'est que, comme la majeure partie de la gauche aujourd'hui, vous continuez à penser que ce fonctionnement ne doit pas être changé mais seulement corrigé. Au fond, votre horizon reste fukuyamiste : un «capitalisme à visage humain» comme formule enfin trouvée de la meilleure société possible.
B.-H. Lévy. - Certainement pas. La théorie de Fukuyama sur «la fin de l'histoire» est une aberration née dans l'euphorie de la chute du mur de Berlin. Maintenant, je n'en suis pas moins inquiet quand je vois renaître une gauche radicale, euphorique, qui nous promet qu'elle n'a peut-être pas aujourd'hui la solution définitive au drame des humains, mais qu'elle l'aura demain. Ca, c'est catastrophique. C'est le passeport pour tous les cauchemars totalitaires. Benjamin, que vous citiez tout à l'heure, a dit une autre chose essentielle. A l'alternative posée par Marx dans les «Thèses sur Feuerbach», transformer ou comprendre le monde, il oppose un troisième terme : réparer le monde. Hé oui. Juste réparer. C'est moins exaltant. Mais il n'y a pas de politique honorable sans cette part de mélancolie. L'idée que le monde est imparfait, qu'il le restera, qu'il faut se battre bien sûr, et de toutes ses forces, pour qu'il le soit un peu moins, mais que le pire advient quand on s'imagine qu'on va le changer à la racine.
S. Zizek. - Oui, le monde restera imparfait, mais parfois, quand même, les ruptures radicales s'imposent comme le seul chemin pour éviter sa destruction complète. Je suis un gauchiste tout ce qu'il y a de plus pessimiste, vous savez. Je crois même que le capitalisme autoritaire est hélas l'avenir qui nous attend. Vous faites cependant comme si le seul choix possible face à ça était de s'engager dans la réalité du capitalisme mondial... Ce n'est pas le cas à mes yeux. Non seulement je ne suis pas dans une position de retrait, mais je m'engage même pleinement en faveur des processus réformistes concrets qui vont à rebours de cet avenir catastrophique. Le combat d'Obama pour un système de protection sociale, voilà par exemple un événement de portée mondiale. Cela a perturbé le coeur même de l'idéologie américaine d'une façon extraordinairement positive. Je ne suis pas un adversaire de la démocratie parlementaire, je suis simplement assez lucide pour voir qu'elle ne sera pas de taille à affronter les conséquences du nouvel ordre global.
N. O. - Il y a cinq ans encore, on n'aurait pu imaginer un tel retour en grâce de l'idée communiste chez les intellectuels, ni qu'elle trouve un tel écho chez les plus jeunes. Comment expliquez-vous cette résurgence ?
B.-H. Lévy. - Tout d'abord je dois dire qu'elle m'épouvante. Je suis sidéré de voir des esprits parfois brillants nous refaire ce coup-là, étant donné tout ce que nous savons, tout ce qui a été dit. «Avez-vous déjà giflé un cadavre ?», demandaient les surréalistes. Eh bien voilà. Eux ressuscitent un mort. En même temps, j'ai toujours été convaincu que cette affaire reviendrait. Car, derrière tout ça, il y a des passions profondes - ce que j'appelle les «nombres premiers» de la raison politique. La passion du collectif, par exemple. Celle que Sartre décrit à son retour du stalag : l'ivresse de l'homme qui brusquement se sent faire corps avec une humanité collective. La passion de l'Histoire cassée en deux, aussi. L'idée que le monde est vieux et qu'il est temps de le rajeunir. Ou encore cette terrible volonté de pureté où je vois l'une des origines ultimes du désir totalitaire. C'est ce genre de passions fondamentales qui fait la source éternellement renaissante de l'illusion communiste. Et je la crois très dangereuse, vouée à produire des cataclysmes. Dans un entretien de 1976 que «le Nouvel Observateur» avait publié, Foucault me disait la chose suivante : «La question des âges anciens était : est-ce que la révolution est possible ? La question de l'âge moderne, c'est : est-ce que la révolution est désirable ?» Comme lui, je réponds que non.
S. Zizek. - A la question de savoir pourquoi le communisme intéresse à nouveau aujourd'hui, j'ai une réponse plus modeste. Quelles que soient ses naïvetés, celui-ci tente d'apporter une réponse aux antagonismes catastrophiques bien réels du capitalisme actuel. On peut en citer quelques-uns : la menace d'une destruction écologique globale, la ségrégation croissante entre inclus et exclus dans le monde entier, ou encore l'émergence de technologies biogénétiques qui font de la modification de la nature humaine elle-même une perspective tout à fait réaliste à court terme. Eh bien, cette privatisation, voire cette destruction de tout ce qui nous est commun, cette tentative d'extorsion de la substance même de notre être physique et social, tout cela suscite forcément le désir de voir émerger de nouvelles formes de décision collectives. N'abandonner le futur ni au marché ni à l'Etat, c'est ça, le communisme pour moi.
Propos recueillis par Aude Lancelin