MANIFESTATION EN FAVEUR DU DROIT À L'AVORTEMENT, À VARSOVIE, EN POLOGNE, LUNDI 3 OCTOBRE 2016. PHOTO JANEK SKARZYNSKI. |
Jeudi 6 octobre 2016.Une mobilisation massive a fait reculer le gouvernement polonais qui s’apprêtait à faire sauter les dérogations à l’interdiction d’avorter (autorisé uniquement en cas de viol, d’inceste, de risque grave pour le fœtus ou de danger de mort pour la femme)… La Pologne ne rejoindra donc pas la liste des pays où l’avortement est totalement illégal (voir « Statut légal de l’avortement dans le monde »), comme le Chili, toujours dans l’attente d’un vote du Sénat… Le droit des femmes à disposer de leur corps est une conquête non seulement difficile, mais fragile.
Le droit à l’interruption de grossesse résulte d’une lutte âpre et de l’engagement d’une avant-garde éclairée, comme en témoigne le parcours de Sylvie Rosenberg-Reiner en France. Au Chili, la présidente socialiste Michelle Bachelet s’apprête à dépénaliser l’avortement pour certaines situations dramatiques (viol, malformation, etc.). Mais la loi en préparation renvoie toujours à la clandestinité des dizaines de milliers de femmes.par Leila Miñano & Julia Pascual
PÉNÉLOPE. – « STÉRÉOTYPE I, L’ÉPOUSE ET LA MÈRE. HOMMAGE À PICASSO », 2013 |
« Un homme d’une quarantaine d’années est venu à la maison, reprend Camila. Je ne sais pas s’il était médecin. Il m’a donné quatre pilules et a attendu que j’expulse le fœtus dans la salle de bains. J’ai eu des contractions, j’ai saigné… Ça a été rapide, mais traumatisant. J’ai été en dépression pendant deux ans. Je culpabilisais. » Auparavant, Camila était d’ailleurs opposée à l’avortement : « Je trouvais que c’était horrible. J’étudiais dans un établissement catholique et on nous avait montré des images de curetages, de bébés qui hurlent. Depuis, j’ai changé de position. » Tout en observant son fils Ariel, âgé d’un an et demi, qui s’amuse dans un coin du salon, la jeune femme poursuit : « Maintenant que je suis mère, je sais que désirer son enfant est ce qu’il y a de plus important dans une grossesse. » Sa mère, elle, l’a toujours soutenue, convaincue que l’on « doit être libre de décider. Mais, dans notre pays, c’est à peine si l’on parle d’éducation sexuelle… ».
En 2013, l’histoire de la petite Belén, enceinte à l’âge de 11 ans après avoir subi les viols répétés de son beau-père, a relancé le débat. L’année suivante, une fille de 13 ans, victime d’un viol, a été contrainte de mener sa grossesse à terme alors que le fœtus souffrait d’une pathologie grave. Le bébé n’a survécu que quelques heures après sa naissance. Au rythme de ces faits divers dramatiques, le Chili est rappelé à sa condition de pays doté d’une législation particulièrement rétrograde depuis l’interdiction totale décrétée dans les derniers mois de la dictature du général Augusto Pinochet.
Seuls une poignée d’autres États se montrent aussi répressifs : le Vatican, Malte, le Salvador, le Nicaragua, le Honduras, Haïti et le Surinam. Des voisins comme Cuba, Porto Rico, la ville de Mexico depuis 2007 ou l’Uruguay depuis 2012 autorisent l’avortement sans condition pendant les douze premières semaines de grossesse. D’autres pays de la région permettent quant à eux l’interruption de grossesse thérapeutique, dans une acception plus ou moins large. « L’avortement thérapeutique a existé au Chili pendant près de cinquante ans, rappelle la Dr Maria Isabel Matamala Vivaldi, médecin et figure du mouvement féministe chilien. Il était autorisé lorsque la grossesse présentait des risques pour la santé de la mère. Pendant mon internat, j’en ai même pratiqué. Mais nous avons régressé… »
Depuis le retour de la démocratie, malgré une dizaine de tentatives parlementaires, la loi est restée en l’état, menaçant toute femme qui avorte de trois ans d’emprisonnement. Elles seraient pourtant entre 70 000 et 120 000 à courir ce risque tous les ans. Ce qui fait du Chili, assure la Dr Matamala Vivaldi, le pays « au taux d’avortement le plus élevé d’Amérique latine », aux côtés de la République dominicaine. L’absence de politique publique en matière de contraception induit des taux de grossesse non désirée particulièrement élevés. La République dominicaine ayant dépénalisé, en décembre 2014, l’avortement en cas de viol, d’inceste, de malformation fœtale ou de danger pour la vie de la femme, le statu quo chilien est devenu intenable.
Lors de sa campagne présidentielle de 2013, la candidate de la coalition de gauche Michelle Bachelet, médecin de formation, avait promis la dépénalisation dans trois situations : en cas de viol, de fœtus non viable ou de mise en danger de la vie de la mère. Mais il a fallu les faits divers et les manifestations pour que le gouvernement dépose un projet de loi au Congrès, début 2015. Une première étape a été franchie début août avec l’adoption du texte en commission.
La discussion a toutefois débuté sous des auspices peu favorables : « Nous sommes en faveur de la vie. Par conséquent, notre réseau de centres de santé sera un lieu où la vie est protégée, nous n’y réaliserons pas d’avortements », a prévenu le recteur de l’Université pontificale catholique du Chili, M. Ignacio Sanchez, devant les députés. Son institution dispose du réseau de santé privé le plus important du Chili, UC Christus. Si la loi est adoptée, les plus de 1 200 médecins qui y officient ne l’appliqueront donc pas.
Dans un pays où le divorce n’a été autorisé qu’en 2004 et où 57 % de la population se dit catholique, cette prise de position n’est pas anodine. « L’Église fait pression sur le gouvernement, comme toujours, enrage la Dr Matamala Vivaldi. Et si le pouvoir se rebiffe, elle menace d’exercer une pression sociale, comme les évangélistes au Brésil. »
L’offensive est d’autant plus efficace qu’elle bénéficie de relais tant dans les partis de droite qu’au sein de la Démocratie chrétienne (DC), qui participe à la coalition gouvernementale. Fin juillet, la DC, qui a pourtant adhéré au programme présidentiel de la candidate Bachelet en 2013, a fait savoir que moins du tiers de ses vingt et un députés soutenaient le texte. Son vice-président, M. Matías Walker, a rappelé que les membres de son parti étaient majoritairement opposés à la dépénalisation de l’avortement en cas de viol.
Un manuel pratique circule sur Internet
Alors qu’une affaire de spéculation immobilière impliquant son fils et sa belle-fille entache son image, Mme Bachelet ménage ses partenaires pour préserver sa majorité au Congrès, tout en se conformant a minima aux recommandations des organisations internationales. Fin 2014, un groupe d’experts de l’Organisation des Nations unies (ONU), où la présidente a officié en tant que première dirigeante de l’organisation ONU Femmes, pressait le Chili de dépasser « les entraves d’une société patriarcale conservatrice ». Depuis peu, des organisations féministes ont également structuré leur discours sur l’avortement en s’invitant dans le débat. C’est le cas de Miles, une association de défense des droits sexuels et reproductifs fondée en 2010, qui concentre ses revendications sur la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) thérapeutique ; une idée à laquelle adhéreraient entre 60 et 70 % des Chiliens, d’après de récents sondages (1).
D’autres organisations voudraient pousser le gouvernement à aller plus loin. Si elle ne compte qu’une centaine de militants actifs, la coordination Féministes en lutte, créée en 2014, a réussi à organiser trois marches en faveur du droit à l’IVG à Santiago. « Le texte de Bachelet ne tient pas compte de la problématique de classe, explique Hillary Hiner, professeure d’histoire à l’université Diego Portales. Les riches pourront toujours avorter dans des cliniques privées ou aller à l’étranger. » Quid de celles qui n’en ont pas les moyens ? « Il y a une grande iniquité dans l’accès à l’IVG sans risques, et cela ne sera pas résolu avec le projet de loi », reconnaît la Dr Soledad Diaz, membre de l’Institut chilien de médecine reproductive.
« Les situations dans lesquelles la loi prévoit une dépénalisation ne concernent que 2 % des IVG », souligne quant à elle Carolina, qui requiert l’anonymat. Elle appartient à Linea Aborto Chile (« Ligne avortement Chili »), dont les militantes ont été formées à l’origine par l’association néerlandaise pro-choix Women on Waves (2). Tous les soirs de la semaine, de 20 heures à 23 heures, elles assurent une permanence téléphonique afin de fournir les informations nécessaires à un avortement médicamenteux sans danger.
En attendant, des milliers de femmes continuent d’être livrées aux revendeurs du marché noir. Importée clandestinement des pays voisins, la pilule abortive Misoprostol se négocie au prix fort (entre 40 000 et 120 000 pesos chiliens, soit entre 55 et 164 euros), et parfois à un mauvais dosage ou hors délai : elle n’est efficace que jusqu’à la douzième semaine de grossesse. Comme l’explique un rapport de l’université Diego Portales (3), lorsque celles qui avortent souffrent de complications (des hémorragies et des infections, principalement), elles ne s’exposent pas qu’à des risques sanitaires. Quand elles se rendent à l’hôpital, elles subissent souvent « des interrogatoires et un traitement brutal, et elles peuvent être dénoncées ». « Je vois arriver des femmes très angoissées et sans ressources », reconnaît la présidente du syndicat national des sages-femmes, Mme Anita Román, qui travaille à l’hôpital Luis Tisné Brousse de Santiago. « Elles ont attendu d’être dans un état grave pour se rendre à l’hôpital. » Mais elle l’assure : « Nous ne les dénonçons pas. » Un principe que partage le Dr Mauricio Besio, de l’Université pontificale catholique du Chili.
En 2013, 166 femmes ont tout de même fait l’objet de dénonciations. « Parmi elles, 22 ont été condamnées », indique le procureur Félix Inostroza, directeur de l’unité spécialisée en délits violents, dont l’IVG fait partie. « La majorité d’entre elles ne vont pas en prison et bénéficient de peines alternatives », précise Me Ana Piquer, avocate et directrice d’Amnesty International Chili. En 2015, six hommes purgeaient une peine d’emprisonnement. Le dernier, un infirmier de 76 ans, a été condamné en 2013 à 818 jours de détention pour avoir pratiqué des IVG de façon réitérée.
La criminalisation serait donc en recul. « La situation est bien plus grave au Salvador, tient à souligner Me Piquer. Là-bas, les femmes sont effectivement jetées en prison. » Amnesty International a lancé en avril 2015 la campagne dite « des 17 », en référence aux dix-sept femmes qui, entre 1999 et 2011, ont été condamnées au Salvador à des peines allant jusqu’à quarante ans d’emprisonnement, la plupart pour homicide avec circonstances aggravantes. Leurs avocats ont demandé une grâce présidentielle quand l’une d’elles, Mme Guadalupe Vásquez, a été libérée en janvier. Certains veulent y voir un signe. Le Salvador sera-t-il le prochain État à revoir sa législation ?
Partout dans la région, des groupes d’action directe travaillent depuis plusieurs années à tisser des liens de solidarité. Linea Aborto Chile a mis au point un manuel pratique de l’avortement médicamenteux, distribué et téléchargé à plusieurs milliers d’exemplaires. « Nous nous sommes inspirées du premier manuel d’Amérique latine, publié en Argentine », explique Carolina. Des Boliviennes ont à leur tour repris l’ouvrage, posant ainsi les jalons de ce qui deviendra peut-être un véritable réseau panaméricain.
Leila Miñano & Julia Pascual
Journalistes.
(1) « Encuesta nacional del instituto de investigación en ciencias sociales » (PDF), université Diego Portales, Santiago, 2014.
(2) « Femmes sur les vagues ». Cette association fondée en 1999 pratique des avortements sur un bateau-clinique au large des pays où l’IVG est interdite, dans les eaux internationales.
(3) Lidia Casas et Lieta Vivaldi, « La penalización del aborto como una violación a los derechos humanos de las mujeres » (PDF), rapport sur les droits de l’homme, université Diego Portales, 2013.