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COUVERTURE DE « L’ENFER », TERREUR ET SURVIE SOUS PINOCHET DE LUZ ARCE. PRÉFACE DE BERNARDO TORO, LES PETITS MATINS, ISBN 978-2-36383-097-5. PARIS, AOÛT 2013 576 P, 20 EUROS
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PRÉFACE DE BERNARDO TORO
Chacun a entendu parler des « disparus », ces opposants que la dictature chilienne n’aurait jamais arrêtés, ni torturés, ni tués. Ils ont été la clef d’un dispositif fondé sur l’effacement des traces, une forme moderne de crime d’Etat pratiquée par l’Allemagne nazie et « perfectionnée » par le Chili de Pinochet. Si le criminel ordinaire tente d’effacer ses propres traces, ce qu’on cherche à faire disparaître ici ce sont les traces de la victime. En occultant les cadavres, les militaires chiliens ont supprimé non seulement la vie des disparus, mais aussi leur mort. La disparition étant une mise à mort de la mort.
Dans ces limbes dépourvus de réalité qu’étaient les centres de détention, la répression militaire a pris la forme d’un huis clos à trois personnages dont rien, en principe, ne devait filtrer. D’un côté, il y avait les disparus dont les corps ont été escamotés afin qu’ils ne puissent pas témoigner de leur propre mort, de l’autre les agents de la police politique qui n’ont rien vu et rien fait. Quant aux seuls qui pourraient témoigner, les survivants, ils avaient la plupart du temps les yeux bandés et un accès très restreint au sort des autres détenus. Ceux qui voudraient parler ne le peuvent pas, ceux qui le peuvent se taisent. C’est l’équation qui garantit la pérennité du silence. Quarante ans plus tard, aucune repentance ni règlement de compte tardif n’est venu déjouer ce dispositif. Il a fallu l’étrange et insolite conjonction en une seule personne de la soif de réparation de la victime et du besoin de contrition du bourreau pour briser le silence de la dictature. Le livre que vous avez entre les mains constitue le seul témoignage que l’on possède (et l’on possédera sans doute jamais) sur les arcanes de la répression politique au Chili.
Militante socialiste et membre de la garde rapprochée d’Allende, Luz Arce, rejoint la résistance après le coup d’Etat de Pinochet. En 1974, elle est arrêtée par la police politique, violée, pendue, blessée par balle et sauvagement torturée pendant plusieurs mois. Brisée moralement, la jeune femme livre à la police quelques-uns de ses camarades qui sont à leur tour arrêtés ─ et dont certains ont disparu. Attrapée dans la spirale de la collaboration et menacée de mort par ses anciens camarades, Luz Arce devient pendant quelques années fonctionnaire des services d’intelligence militaire, la tristement célèbre DINA. Lors du retour à la démocratie, ses nombreuses dépositions auprès des tribunaux ─ près de trois cent cinquante ─ joueront un rôle déterminant dans l’inculpation de certains haut responsables de la Dina.
Si ce témoignage est une tentative de réparation, il constitue aussi une deuxième trahison, puisque en l’écrivant son auteur a trahi une deuxième fois la confiance des siens ─ les agents de la Dina en l’occurrence. Le témoignage le mieux informé sur la répression militaire est donc l’œuvre d’une traîtresse, c’est-à-dire de quelqu’un dont la parole a perdu sa légitimité, son crédit, sa valeur. Luz Arce n’a pourtant pas menti, sa trahison a plutôt consisté à révéler un secret qu’elle était tenue de garder. Ce n’est donc pas la vérité qu’elle a trahi, mais le groupe, le pacte de silence qui garantissait sa survie et scellait sa cohésion.
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MILITANTE SOCIALISTE ET MEMBRE DE LA GARDE RAPPROCHÉE D’ALLENDE, LUZ ARCE, REJOINT LA RÉSISTANCE APRÈS LE COUP D’ETAT DE PINOCHET. EN 1974, ELLE EST ARRÊTÉE PAR LA POLICE POLITIQUE, VIOLÉE, PENDUE, BLESSÉE PAR BALLE ET SAUVAGEMENT TORTURÉE PENDANT PLUSIEURS MOIS. BRISÉE MORALEMENT, LA JEUNE FEMME LIVRE À LA POLICE QUELQUES-UNS DE SES CAMARADES QUI SONT À LEUR TOUR ARRÊTÉS ─ ET DONT CERTAINS ONT DISPARU. ATTRAPÉE DANS LA SPIRALE DE LA COLLABORATION ET MENACÉE DE MORT PAR SES ANCIENS CAMARADES, LUZ ARCE DEVIENT PENDANT QUELQUES ANNÉES FONCTIONNAIRE DES SERVICES D’INTELLIGENCE MILITAIRE, LA TRISTEMENT CÉLÈBRE DINA. PHOTO QUÉ PASA |
CONFESSION ET PARDON
Honnie de tous et menacée de mort par les deux camps, Luz Arce s’est retrouvée au ban de la société, dans une situation de solitude extrême qui l’a conduite aux portes de la folie. Ce n’est pas seulement l’honneur que Luz Arce avait perdu, mais aussi sa parole et jusqu’à son nom. Aucune oreille humaine ne pouvait accueillir son témoignage sans lui opposer aussitôt un refus définitif, si bien qu’au fil du temps elle s’est enfoncée dans un processus de mutisme et de dépersonnalisation que les changements de nom successifs n’ont fait qu’aggraver.
C’est dans l’horizon du pardon chrétien qu’elle a retrouvé, par-delà la condamnation des hommes, une promesse d’absolution. Les premiers chapitres de ce qui allait devenir son Enfer ont été écrits et mis sous enveloppe à destination d’un prêtre dominicain. Nous sommes donc dans le cadre habituel d’une confession privée qui resterait vaine sans le concours de la foi. La difficulté d’une telle confession ne réside pas dans le pardon, la miséricorde divine nous l’accorde d’avance, mais dans la foi. Il faut bien croire en Dieu pour que son pardon ait un sens. « Affligée et malade, j’ai commencé à chercher Dieu, mais j’avais du mal à croire qu’il existait vraiment. Je me suis procuré un exemplaire du Nouveau testament et j’ai commencé à le lire. (…) Je voulais croire en l’existence de Dieu, mais c’était impossible. »
La conversion de Luz Arce tient du pari de Pascal. En pariant sur l’existence de Dieu, elle mise sur sa propre rédemption. Si l’on peut estimer qu’il s’agit d’une conversion intéressée, il n’en reste pas moins que nous retrouvons ici l’essence même du message évangélique qui fait du péché le plus court chemin vers la grâce. Comme le rappelle le prêtre dominicain auquel Luz Arce adresse son témoignage, c’est avant tout pour les pécheurs que le Christ est venu sur la terre. « Le père essayait de me faire comprendre que le Seigneur était venu pour moi aussi, commente Luz Arce, surtout pour moi, surtout pour ceux qui ont péché. »
Si la foi constitue la condition du pardon, l’aveu en est l’épreuve. Pour accéder au pardon, il faut passer par l’aveu, reconnaître ses fautes, avouer ses péchés, surtout les plus impardonnables. Le rapport au vrai est dès lors subverti, la vérité ne relève plus de la probité morale mais d’une transaction en vue de l’obtention du pardon que le mensonge risquerait d’entraver. Seules les fautes que l’on avoue peuvent nous être pardonnées, celles que l’on cache ou que l’on déguise restent un poids pour la conscience. Sans aveu sincère, pas de soulagement pour notre conscience. « Jamais je ne m’étais confrontée à moi-même dans une telle nudité, écrit Luz Arce. Je devais plonger dans mon cœur et accepter le regard du Seigneur (…) Plus que jamais, j’ai eu l’impression d’être une ordure. »
Si le soulagement peut-être considérable, l’épreuve s’avère insoutenable. Par le souvenir, les tourments du passé s’abattent sur le présent. L’oubli, on le sait, est la seule issue des rescapés. Le souvenir ne soulage que ceux qui ont souffert de ce trop long silence, c’est-à-dire les enfants des rescapés, voire leurs petits-enfants. Après avoir écrit les cent premières pages de son Enfer, Luz Arce s’empresse de les réduire en cendres. En attisant le feu des fautes commises, l’écriture a ravivé la douleur des anciennes brûlures.
Peu de victimes ont eu, comme Luz Arce, le courage de raconter dans le menu détail les atrocités endurées, la plupart s’en est tenue à un récit allusif et sommaire. La force qui pousse Luz Arce à replonger dans l’enfer est, en partie, sa culpabilité, car les épreuves subies expliquent et justifient de manière implicite ses trahisons. En retour, la conscience aiguë de sa faute lui fournit une raison de vivre. A quoi bon continuer à vivre ? se demande souvent la victime en proie au découragement. A la fonctionnaire de la Dina de répondre : Pour faire la lumière sur les gens qui sont morts par ma faute. S’il a fallu que des camarades meurent pour qu’elle puisse rester en vie, en cédant au désespoir, elle rendrait leur mort encore plus absurde. S’ils sont morts pour elle, il faut bien qu’elle vive pour eux. Luz Arce a une dette à leur égard, pour la solder il lui faut continuer à vivre.
Le passage de la confession privée à la confession publique lors de son témoignage devant la commission « Vérité et réconciliation » détache la scène du repentir de la sphère religieuse. L’esprit de réconciliation qui préside à cette commission suppose l’anonymat et la confidentialité, c’est-à-dire un nouveau pacte de silence. Luz Arce le brise à nouveau en publiant sa déclaration dans les journaux chiliens. C’est une nouvelle trahison que ce livre amplifie et prolonge.
« Je ne parle pas de justice ou d’injustice, pas même de pardon, signale Luz Arce en ouverture de sa déclaration. J’ai dit que je demandais pardon, mais je n’attends pas qu’on me l’accorde. » Le seul pardon qu’elle croit pouvoir recevoir, celui de Dieu, lui a déjà été accordé, c’est même grâce à lui qu’elle a trouvé la force de régler cette dette, car c’est en termes laïques de dette (envers les hommes) et non de pardon (face à Dieu) que la question se pose désormais. « Je déclare devant cette Commission par un devoir de conscience et parce que je crois que j’ai une dette à régler et il me semble nécessaire de la solder. J’espère que cela contribuera d’une manière ou d’une autre à réparer le mal que mes actions dérivées de ma collaboration avec la Dina a causé. »
Luz Arce a une dette à régler envers « ses victimes », mais aussi envers les autres, envers toutes les victimes, au rang desquelles elle se trouve. Personne ne songerait, en effet, à lui contester ce statut, elle reçoit même à ce titre une indemnisation de la part de l’Etat chilien. En s’acquittant de cette dette par le truchement de son livre, Luz, la traîtresse, s’adresse à Luz, la victime, et lui redonne la parole. Cette réparation ne passe plus par le jugement des autres, l’écriture est à la fois le lieu souverain où elle donne et reçoit la réparation, une manière de régler sa dette et de retrouver sa parole d’un même mouvement.
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LUZ ARCE SANDOVAL, A POURSUIVI SA COLLABORATION AVEC LA CNI ET EN 1990 ELLE S'EST MISE À LA DISPOSITION DES TRIBUNAUX POUR DÉCLARER DANS DES CAS DE DISPARUS. ON LUI DOIT UN DES PREMIERS AVEUX FAITS PAR DES AGENTS AYANT CONNU LA DINA —L’APPAREIL DE TERREUR DE LA DICTATURE—, DE L'INTÉRIEUR. ELLE DÉMÉNAGE AVEC SA FAMILLE AU MEXIQUE, PUIS ELLE RENTRE AU CHILI OÙ ELLE VIT ACTUELLEMENT. PHOTO MEMORIA VIVA |
J’AI VU L’ENFER DES HOMMES LÀ-BAS.
Luz Arce ne s’en tient pas aux faits liés à la répression, son livre est une tentative de compréhension globale de sa personne et à ce titre se rapproche davantage de l’autobiographie que de la confession. En essayant de comprendre les mécanismes qui l’ont poussée à l’engagement politique, puis à la résistance contre Pinochet et enfin à la collaboration systématique, Luz Arce retrace l’ensemble de son parcours, depuis son enfance jusqu’au moment où elle se met à écrire son livre. Aucun des aspects de sa vie n’est négligé : famille, formation politique, rapports affectifs, contexte historique. Elle traque sa vérité personnelle dans les moindres recoins de sa biographie en suivant deux fils directeurs: son rapport au groupe (famille, parti, Dina, église) et au masculin. Ce dernier aspect prendra d’ailleurs de plus en plus de l’importance jusqu’à devenir la question centrale du livre : comment survivre en tant que femme dans un univers totalement soumis au pouvoir masculin ? La question du mal, telle que Luz Arce la rencontre dans les centres de détention de la Dina, est aussi la question du mâle, depuis ses formes les plus abjectes jusqu’aux plus paternalistes. C’est d’ailleurs grâce à la connaissance qu’elle acquiert du comportement mâle et à sa capacité d’en jouer que Luz Arce doit sa survie. La question politique se double ainsi d’une dimension sexuelle.
S’ils s’opposent sur le plan idéologique, les deux milieux dans lesquels Luz évolue se rapprochent sur le plan sexuel. Le même refoulement du féminin semble, en effet, à l’œuvre chez les opposants au régime et chez ses défenseurs, si bien qu’en dernier ressort, la conscience la plus aiguë de son individualité, sa fibre de résistante, Luz Arce la tient davantage de sa condition de femme que de celle de militante. J’ai vu l’enfer des hommes là-bas, pourrait être la conclusion de cette saison en enfer chilienne. L’enfer du machisme, l’enfer du patriotisme, l’enfer du paternalisme, « un concert d’enfers ».
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QUATRIÈME DE COUVERTURE DE « L’ENFER », TERREUR ET SURVIE SOUS PINOCHET DE LUZ ARCE. PRÉFACE DE BERNARDO TORO, LES PETITS MATINS, ISBN 978-2-36383-097-5. PARIS, AOÛT 2013, 576 P., 20 EUROS
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LA QUESTION DU TÉMOIGNAGE
En 1993, au moment où L’enfer a été publié, un nombre considérable de procès sur la disparition des victimes de la dictature voyaient le jour. Au lieu de satisfaire cette demande de justice, ce livre a été accueilli avec un grand embarras. En brouillant les frontières entre les victimes et les coupables, le témoignage de Luz Arce ne correspondait pas à l’indispensable délimitation des responsabilités voulue par la justice, délimitation d’autant plus nécessaire que la loi d’amnistie et l’impératif de réconciliation nationale préconisaient plutôt un repentir collectif, un pardon anonyme.
D’autre part, le récit de Luz Arce ne correspondait pas (et ne correspondra jamais) à l’image que la société chilienne veut se donner d’elle-même. Seule l’occultation d’une telle expérience et de ce qu’elle vient nous rappeler, à savoir que beaucoup d’opposants au régime ont parlé sous la torture et collaboré avec les militaires, devait permettre au mythe de la résistance de se constituer et, comme il est arrivé dans la France occupée, de sauver l’honneur des Chiliens ¾ complices passifs de la dictature pour la plupart.
L’hybridation du coupable et de la victime constitue au Chili un véritable refoulé historique, dans la mesure où le peuple chilien est issu, non comme le veut la légende des nobles Araucans qui ont résisté vaillamment aux conquérants espagnols, mais du métissage des deux. Le peuple chilien est, de par son origine, une sorte de monstre issu de l’accouplement criminel du bourreau et de la victime, viol ou connivence avec l’ennemi que l’histoire s’est chargée de gommer à coup de légendes patriotiques.
Au Chili, la disparition n’a pas seulement affecté les corps. Le trouble provoqué par L’Enfer a entraîné la disparition pure et simple de l’ouvrage peu après sa publication. Effacement de traces quasi parfait qui a obligé ses traducteurs successifs à travailler à partir de photocopies. Tout porte à croire que cette épuration n’a pas été l’œuvre des seuls militaires, pour des raisons aussi diverses que compréhensibles ce livre mettait dans l’embarras l’ensemble de la société chilienne.
Pour savoir que penser du livre de Luz Arce, on attendait que la justice ait fait son travail, que d’autres témoignages confirment ou infirment ses déclarations. Le lecteur ne voulait pas se substituer au juge, trop de pièces manquaient au dossier pour asseoir un jugement. On imaginait qu’un jour la vérité historique serait établie et qu’elle reposerait sur des preuves concrètes et non sur des paroles invérifiables. Mais le temps a passé et nous savons aujourd’hui que les vides qui entourent l’histoire de Luz Arce ne seront jamais comblés.
Si bien que la question reste entière : devons-nous apporter foi au témoignage de Luz Arce ? Devons-nous la suivre sur tous les points ou seulement sur certains ? Et dans ce cas lesquels ? Dit-elle la vérité quand elle accable les tortionnaires ? Ment-elle dès qu’elle se pose en victime ? Essaie-t-elle de nous apitoyer pour mieux nous faire accepter sa trahison ? Nous ne pouvons plus attendre, comme il y a vingt ans, la médiation du juge ou celle de l’historien. C’est à nous de trancher. Entre nous et ce livre il ne reste plus aucun tiers.
Le scepticisme n’est ici d’aucun secours. Si nous avons besoin de preuves pour attester un témoignage, pour le contester il en va de même. Mais les preuves nous manquent dans les deux cas et quelque chose de nous-mêmes, de notre propre engagement subjectif est mis à contribution. Ce livre, plus que tout autre témoignage nous implique subjectivement. En nous accordant l’immense pouvoir de la juger, Luz Arce nous tend un miroir afin que nous nous regardions. Et que voyons-nous ? Pas grand-chose si ce n’est l’extraordinaire disproportion entre notre expérience personnelle et la sienne. N’ayant été ni enfermés, ni torturés, ni violés à répétition, notre jugement sans preuves ne peut pas non plus se soutenir de notre propre expérience. En rigueur, la possibilité qui nous est offerte de juger Luz Arce nous devrions la décliner. Mais il faut croire que notre nature humaine a du mal à renoncer à ce pouvoir qui nous confère par ricochet une supériorité morale. Plus une expérience est en excès par rapport à notre propre vie, plus sévèrement nous la jugeons. Les premiers à pardonner Luz Arce ont été les rescapés de l’enfer de la junte, ses pourfendeurs les plus farouches se trouvant parmi ceux qui se sont soumis passivement aux diktats de Pinochet, comme s’il s’agissait de compenser par la rigueur du jugement la passivité des actes.
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LUZ ARCE SANDOVAL, ANCIENNE MILITANTE SOCIALISTE, RETOURNÉE SOUS LA TORTURE ET DEVENUE APRÈS AGENT DE LA DINA. ELLE AVAIT ÉTÉ RECONNUE PAR DES SURVIVANTS DE PLUSIEURS CENTRES DE DÉTENTION, QUI L’AVAIENT SIGNALÉE COMME PARTICIPANTE AUX SÉANCES DE TORTURE À VILLA GRIMALDI, À LONDRES 38 ET CUATRO ALAMOS. PHOTO MEMORIA VIVA
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LA LOGIQUE DE LA FICTION
Vingt ans après sa publication, la question serait donc de savoir si désormais nous pouvons lire L’Enfer de Luz Arce comme de toutes manières les générations futures le liront, ou bien si, obsédés par le jugement moral et la véracité historique, nous manquerons à nouveau l’essentiel, à savoir que l’importance de ce livre ne repose ni sur l’honnêteté de l’auteur ni sur le jugement moral du lecteur. En un mot, il s’agirait de savoir si quarante ans après le coup d’Etat, nous sommes devenus capables d’accorder à L’Enfer la force éclairante d’une œuvre de fiction ? Bien entendu, nous ne tenons pas L’Enfer pour un ouvrage issu de l’imagination de l’auteur, une telle méprise paraît même choquante. Par « fiction » nous entendons un pacte de lecture fondé sur un rapport à la vérité qui se passe de preuves, qui contient en lui-même sa propre légitimité, un rapport au réel où le fait de savoir si tel événement s’est réellement produit, si tel personnage a réellement existé, devient secondaire. Savoir que cela est possible nous suffit. Or L’Enfer est possible, plus que possible, il est la possibilité même.
La distance qui sépare fiction et réalité, mémoire et imagination (que nous tenons pour constitutive de notre rapport au réel) le temps se charge de l’estomper pour nous faire accéder à un nouveau régime de la vérité, où la fiction ne s’oppose pas à la réalité mais au contraire la complète en développant les possibilités non réalisées de l’histoire.
Il est à parier que pour les générations futures la question de savoir si Luz Arce ment ou pas sur tel détail sera tout à fait secondaire et que même son existence réelle ne sera qu’une espèce d’anecdote, son livre et le personnage que nous voyons se débattre et lutter pour sa survie seront plus réels que son auteur, plus réels que nous-mêmes, ses lecteurs d’aujourd’hui.