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LE COMPOSITEUR SEBASTIAN RIVAS EN SEPTEMBRE, À L'IRCAM (PARIS). PHOTO SYLVAIN GRIPOIX |
Engagé et pugnace, le compositeur franco-argentin conçoit l'opéra comme un art "du temps réel", en prise avec les combats et les blessures de l'histoire contemporaine.
« Je suis né en France. Ma mère était enceinte de sept mois quand mes parents ont reçu une lettre anonyme assez explicite et qu'ils ont décidé de plier bagage.» Cela se passait en 1975, et la junte militaire au pouvoir en Argentine montrait peu de bienveillance à l'égard des intellectuels communistes.
Les Rivas, un couple de chercheurs, se sont donc fixés en région parisienne, sans toutefois renoncer à leur idéal, multipliant, par exemple, les actions en faveur de la libération du pianiste Miguel Angel Estrella, leur compatriote, qui croupissait dans les geôles uruguayennes. Concerts de soutien, ventes de disques... « Mes premières années ont été scellées par cette cause », se souvient Sebastian Rivas, qui, dans ses confidences biographiques, s'arrête sur un épisode survenu en 1982, au moment de la guerre des Malouines.
« Je devais être en CE1 dans un village de l'Essonne. La maîtresse mentionne la guerre qui se déroule dans mon pays et m'invite à en parler. Je me revois intervenant sur le sujet, à 7 ans, et je pense que cette prise de parole a constitué un acte fondateur, mon réveil identitaire et politique. »
UNE MUSIQUE À LA FOIS NEUVE ET RÉFÉRENCÉE
Vingt et un ans plus tard, Aliados (« Alliés »), une stupéfiante réussite d'art total, est donné en création au Théâtre de Gennevilliers avant d'être programmé, le 4 octobre, à Strasbourg, dans le cadre de Musica. Margaret Thatcher et le général Pinochet en sont les principaux protagonistes, et leur entrevue de mars 1999 (alors que le dictateur chilien était assigné à résidence à Londres) constitue la trame d'un « opéra du temps réel » (sous-titre de l'œuvre).
Sebastian Rivas y signe une musique à la fois neuve (effectif inédit, électronique en direct) et référencée (citations, parodies). Pour en arriver là, le compositeur a dû batailler ferme, et son parcours ressemble à celui d'un combattant qui s'interroge, à l'instar du conscrit d'Aliados échappé de la guerre des Malouines...
La démocratie réinstaurée en Argentine, les Rivas regagnent leur patrie. En 1988-1989, ils effectuent un nouveau séjour en France, cette fois pour des raisons professionnelles. C'est alors que Sebastian commence l'étude du saxophone. La musique n'est encore qu'un hobby pour le jeune homme, qui prend ensuite des cours à Buenos Aires tout en jouant dans des groupes de funk et de rock (Aliados utilise un extrait de London Calling, le célèbre hit de Clash).
À 17 ans, le saxophoniste reçoit le choc du Sacre du printemps, d'Igor Stravinsky. Il sera compositeur (et Aliados prendra pour modèle L'Histoire du soldat, de Stravinsky). Sebastian Rivas se lance dans l'apprentissage du piano avec une intensité telle qu'il en attrape des tendinites. Les travaux d'écriture, en revanche, ne provoquent pas de dommages collatéraux. L'étudiant est doué.
DU CONSERVATOIRE DE BOULOGNE-BILLANCOURT AU PRIX ITALIA
Toutefois, il ne tarde pas à comprendre que son niveau ne suffira pas pour l'entrée au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, son objectif de formation. Une escale à Boulogne-Billancourt s'impose, le temps d'affermir les bases dans un conservatoire de région. Mais, là encore, il manque quelque chose. Comment s'aguerrir quand on n'a pas le moyen de faire jouer sa musique ?
Le conservatoire de Pantin permet aux étudiants d'obtenir l'exécution de leurs œuvres et même de les enregistrer. De plus, il est dirigé par Sergio Ortega, compositeur chilien connu, entre autres, pour ses hymnes pro-Allende (Aliados contient un remodelage d'une danse chilienne, la cueca).
La conjonction Boulogne-Pantin permet à Sebastian Rivas d'intégrer, en 2000, la classe de composition d'Ivan Fedele, au conservatoire de Strasbourg. Trois ans sous la férule du pédagogue italien, et il se sent prêt à postuler à Paris, en automne 2003.
Hélas ! son passeport le lui interdit. Non pas parce qu'il a été émis en Argentine, mais à cause de sa date de naissance : 29 juillet 1975. Impossible, en effet, de passer le concours d'entrée du Conservatoire de Paris quand on a plus de 28 ans, même si le dépassement n'est que de deux mois (une dérogation lui sera refusée).
Qu'à cela ne tienne. Le compositeur est admis à suivre le cursus d'information musicale de l'Ircam (Aliados use du traitement en temps réel, spécialité de l'Institut de recherche et coordination acoustique/musique fondé par Pierre Boulez).
À partir de là, il commence à monter des projets. L'un d'eux, La Nuit hallucinée (opéra radiophonique qui sera donné en version de concert le 21 septembre, au Théâtre national de Strasbourg, à l'occasion de Musica), débouche, en 2012, sur l'obtention du prix Italia. Juste avant l'«explosion» d'Aliados.
« PEUT-ON ENCORE ÉCRIRE UN QUATUOR À CORDES AUJOURD'HUI ? »
Et maintenant ? Comment rebondir après un tel succès et un cas aussi particulier (sujet, langage, esthétique) ? « C'est la question que je me pose », avoue le compositeur, qui a la certitude de ne plus pouvoir écrire comme avant. La pertinence sociologique de l'œuvre est devenue à ses yeux fondamentale. « Peut-on encore écrire un quatuor à cordes aujourd'hui ? », se demande Sebastian Rivas, qui doit pourtant répondre à une commande de ce type.
Il pourra méditer sur la question à la Villa Médicis, où il entame une résidence de dix-huit mois. Cette fois, sa candidature à l'Académie de France à Rome s'est heurtée au refus des membres du jury. « J'ai passé l'oral à cinq reprises », commente le musicien, tenace, qui a enfin obtenu gain de cause.
Sur sa table de travail, un opéra tiré d'un roman italien, dans lequel trois enfants réinventent un langage en s'inspirant de la violence des Brigades rouges. Thatcher et Pinochet ont fait place à Aldo Moro. Avec Sebastian Rivas, la politique n'est jamais loin de la partition.