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Le premier des trois documents est un extrait du discours prononcé par Chávez le 20 septembre 2006 aux Nations Unies. C’est un discours qui, comme on le sait, a fait date, car Chávez qualifie le président des Etats-Unis George Bush de « diable ». Les expressions « Hier le diable est venu ici » et « ça sent encore le soufre » ont fait le tour du monde à l’époque. Le deuxième document est extrait d’un article intitulé « Chávez, la momia del populismo » du politologue chilien Gonzalo Bustamante Kuschel, publié le 13 mars 2013, quelques jours après la mort du dirigeant vénézuélien. Les mots du titre, « momie », « populisme », ne laissent guère de doute sur l’opinion que l’auteur se fait à son sujet.
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CARICATURE D’ALFREDO |
Le troisième document est une caricature d’Alfredo, un grand caricaturiste péruvien, aujourd’hui controversé ; elle est tirée de Correo, journal péruvien de droite. On y voit un Hugo Chávez en costume cravate, énorme, lippu, sourcils froncés et sourire grimaçant, tendre une assiette de poulet au-dessus d’un groupe d’affamés en haillons. « Qui suis-je ? », demande-t-il, et ils récitent, tendant les bras pour avoir leur pitance, la leçon bien apprise : « le nouveau Simón Bolívar ». Aux côtés de Chávez, un petit homme observe le spectacle d’un air amusé et en prend de la graine. Il s’agit d’Ollanta Humala, futur Président péruvien. On le reconnaît à son tee-shirt rouge, celui de sa campagne électorale de 2011 (il manque l’inscription de son parti « Gana Perú »). Chávez fait donc ici figure de grand frère et mentor politique. Les malheureux en haillons, qui attendent avidement un peu de nourriture — du poulet, le plat bon marché au Pérou — sont les péruviens pauvres, les célèbres « calatos » (du quetchua cala qui veut dire « nu »).
L’image de Chávez véhiculée de prime abord par les documents est celle d’un provocateur relativement ubuesque (document 1), d’un démagogue (document 2) et d’un autocrate soucieux du culte de sa personne (document 3). Un examen plus approfondi des documents confirme et aggrave, même, ce premier diagnostic.
Le premier document est anormalement long : il se compose de dix paragraphes et occupe près de deux pages. Mais le texte auquel le candidat a affaire, et qu’il doit analyser dans sa totalité, est un texte tronqué, coupé à cinq reprises. Il commence de but en blanc par les propos qui ont fait scandale — et provoqué dans l’assemblée rires et applaudissements : « Hier, le diable est venu ici. Ici, le diable est entré. Juste ici. Et ça sent encore le soufre aujourd’hui. Hier, mesdames et messieurs, de cette tribune, le président des États-Unis, le monsieur que j’appelle le diable, est venu ici parler comme s’il possédait le monde entier. Vraiment. Comme s’il était le propriétaire du monde. » Les extraits choisis par la suite se caractérisent par un langage binaire et simplificateur. Ils contiennent peu de données concrètes, peu de faits. Le Venezuela, «patrie de Bolívar », porte-parole « des peuples du monde », se dresse au nom de « la vérité » contre « l’empire nord-américain » pour « sauver la planète » de la « menace impérialiste ». Chávez dénonce « la dictature mondiale » et se pose en chef de file des insurgés. Sa cause est juste (« Dieu est avec nous »).
Le discours ainsi restitué est celui d’un populiste, truculent et provocateur : on ne saurait le prendre au sérieux. Mais si l’on se réfère à l’intégralité de ce discours, les choses ne sont plus tellement simples. D’abord parce que Chávez place d’entrée de jeu son discours sous l’égide d’un essai du célèbre linguiste et philosophe Noam Chomsky, Dominer le monde ou sauver la planète ? L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale (2005), dans lequel ce dernier dénonce, à propos de chaque intervention militaire étasunienne, l’hypocrisie du discours des médias et des intellectuels dominants. Toute référence à la pensée de Chomsky est dûment escamotée dans le document présenté au sujet du Capes, ôtant ainsi au discours de Chávez sa principale assise théorique. Les références concrètes à la politique nord-américaine en Irak, au Liban, en Afghanistan et en Palestine sont également supprimées, de même que des propos rapportés de George Bush (aisément qualifiables de simplistes et dichotomiques). Mais ce n’est pas tout. Parmi les coupes effectuées, il y a encore un argumentaire en quatre points proposé par Chávez pour réformer le système des Nations Unies. Il y a aussi cette petite phrase : « le modèle capitaliste néolibéral engendre de la pauvreté et de la misère » qui vient juste après des déclarations « irréductiblement optimistes » et très générales que l’on a jugé bon, elles, de conserver. Il y a, enfin, le rappel de certains faits historiques emblématiques confirmant la posture cynique et hypocrite du gouvernement étasunien. Un texte ainsi mutilé ne saurait constituer une base de travail fiable et objective. On demande pourtant aux candidats d’en « faire émerger le sens précis » à travers « une analyse approfondie ».
En vérité, le sujet est biaisé. Les coupes opérées dans le discours sont étudiées de façon à ce que le texte résultant corrobore l’analyse du politologue chilien Gonzalo Bustamante Kuschel (document 2). Dans l’article de ce dernier, Chávez est présenté comme «une figure emblématique de la politique sud-américaine du caudillisme, du populisme et de la rhétorique anti-américaine ». Le populisme, explique Bustamante Kuschel, aspire « au moyen de la maîtrise rhétorique à un renouvellement généreux de l’offre socio-économique, à la production messianique d’un destin commun, et à l’unité entre le “leader” et le peuple appréhendé comme un unique sujet ». Mais cette idéologie — dont il prend soin de dire qu’elle est opposée à « la démocratie représentative occidentale » — est « un mythe » construit autour d’un ennemi commun et d’un passé légendaire (Simón Bolívar). Pour Bustamante Kuschel, Chávez n’est rien d’autre qu’un « caudillo populiste » doublé d’une personnalité burlesque.
Il est évident qu’avant de se lancer dans l’analyse du premier document, le candidat aura pris connaissance des deux autres. Il ne manquera pas d’être frappé par le contraste entre le ton exalté de Chávez et la pensée réfléchie, structurée et apparemment neutre de Bustamante Kuschel. Le ton assertif de ce dernier et sa rhétorique argumentative font de sa parole une parole d’autorité : aux yeux du candidat, l’auteur est un « expert ». Cette position rend non seulement ses propos difficilement contestables dans le cadre d’un concours mais encore — cela est plus pervers —, elle donne au candidat l’illusion d’avoir à portée de main un canevas interprétatif sur mesure, parfaitement adapté pour structurer son analyse du premier document. La caricature d’Alfredo (document 3) renforce de toute évidence cette illusion.
Le choix des documents n’est pas anodin, ils sont sélectionnés de façon à orienter la pensée des candidats et à guider leur analyse ; non dans le but de les « piéger ». Le sujet sur Chávez ne déroge pas à la règle. Il en ressort que l’image tendancieuse bâtie à partir des informations fournies est, tout simplement, considérée par les concepteurs du sujet comme étant conforme à la vérité. Et cela est profondément inquiétant.
Lire le dossier « Chávez et l’exception vénézuélienne », Le Monde diplomatique, avril 2013.
Car ce portrait de Chávez est celui que véhiculent majoritairement les médias. Il y a quelque chose de pénible et de dérangeant dans le fait que les concepteurs d’une épreuve visant à tester les connaissances et les capacités analytiques de futurs enseignants d’espagnol relaient des vérités fort douteuses inculquées par les médias, témoignant ainsi de leur propre méconnaissance du sujet. Car enfin, il eût été autrement plus intéressant, d’un point de vue didactique et pédagogique, et dans un souci d’objectivité, d’intégrer des documents allant un peu à l’encontre de la pensée dominante. Hugo Chávez — n’en déplaise à Bustamante Kuschel — est loin d’être une figure emblématique du totalitarisme, comme il l’insinue dans la suite de son article. Le Venezuela est une démocratie. Son système de vote électronique est considéré comme l’un des plus sûrs au monde et Chávez, élu en octobre 2012 pour la quatrième fois consécutive président de la République, dispose à ce moment-là d’une solide légitimité. Mais il y a plus. Dans certains quartiers du centre ville de Caracas, des copies pirates de textes de lois et de la Constitution se vendent comme des petits pains [2]. L’article 72 de cette dernière — pourrait-on en dire autant de la nôtre ? — propose un référendum révocatoire d’initiative populaire. Dans les quartiers, des individus traditionnellement exclus du jeu politique prennent une part active, au sein des conseils communaux, à des délibérations qui touchent de près leur vécu quotidien [3]. Autant de gages de démocratie.
Une autre façon d’aller à l’encontre de la pensée dominante eût été d’interroger, plutôt que de la stigmatiser, la filiation « bolivarienne » dont se réclame Chávez ; examiner quelles en ont été les manifestations géopolitiques concrètes, en dresser le bilan. On aurait pu aussi, dans une autre veine, dénicher un document se rapportant aux « missions bolivariennes », ces vastes programmes sociaux dont les principaux bénéficiaires sont les plus défavorisés. La réduction notoire des inégalités, le recul de la pauvreté, des avancées dans le domaine de l’éducation, de la santé, du logement et des droits des travailleurs sont les résultats tangibles d’une redistribution plus équitable de la rente pétrolière. Certainement, les inégalités persistent, la corruption pose problème, l’insécurité est loin d’être éradiquée, l’économie du pays continue d’obéir à une logique extractiviste… Mais de là à faire de Chávez l’emblème un peu risible du « caudillo populiste »… C’est faire preuve de mauvaise foi ou d’une ignorance non moins condamnable.
Anouck Linck est docteur en littérature hispano-américaine, maître de conférences à l’université de Caen Basse-Normandie.
Notes
[2] Porque somos soberanos (2011), documentaire de Marie Dault, mention spéciale du jury au festival Traces de Vie.
[3] « Y sigue la revolución bolivariana. Las elecciones presidenciales del 7 de octubre 2012 en Venezuela » (PDF), Olivier Compagnon et Thomas Posada, Latin American Political Outlook, Olivier Dabène (éd), 2012, p. 68-75.