Publié le 10 Août 2018. C’était mieux avant ? (1/6). Les guerres et maladies tuent moins, la pauvreté diminue… pourtant l’ère du temps est chagrine, souligne le philosophe.
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ILLUSTRATION FRÉDÉRIC PAJAC |
Philosophe, écrivain et historien des sciences né en 1930, Michel Serres a publié en 2017 C’était mieux avant ! (Le Pommier), ouvrage à succès dans lequel il répond aux arguments des « vieux ronchons » qui préfèrent le monde d’hier. Invité aux Controverses du Monde au festival d’Avignon en juillet, Michel Serres revient sur la nostalgie qui frappe ses contemporains.
ENTRETIEN
Est-ce que vous vous êtes déjà dit « c’était mieux avant » ?
MICHEL SERRES EN 2016 PHOTO SERGE PICARD |
Michel Serres :
J’ai tellement entendu cette réflexion dans la bouche de mes contemporains ! Dans le journal du matin, on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure, mais de ceux qui sont en retard. Donc il est clair qu’à un moment, la mélancolie du monde contemporain est presque assurée. Nombreux sont ceux qui pensent que c’était mieux avant, avec l’alimentation traditionnelle, le biologique pur… Or, c’est entièrement faux ! Je suis assez vieux pour me souvenir exactement du gradient qui a été parcouru en matière de santé, d’éducation, d’alimentation.
Aujourd’hui, on se représente le monde à feu et à sang, mais ce n’est pas vrai. La seconde guerre mondiale a fait des dizaines de millions de morts, et aujourd’hui la violence ne fait que baisser. Le Global State of Democracy (une publication de l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale) ainsi que l’université d’Uppsala, avec son « Conflict Data Program », confirment parfaitement la thèse existentielle de mon livre : entre 1990 et aujourd’hui, le nombre de pauvres a diminué de plus d’un milliard, alors que dans le même temps, la population mondiale augmentait de 3 milliards ; dans la même période, la mortalité infantile a chuté de moitié ; les humains vivent désormais 70 ans en moyenne (contre 47 ans en 1950)…
Pourquoi, alors, ce sentiment est-il si présent ?
Mon grand-père, paysan gascon, disait des riches : « Ils se plaignent d’aise. » Comme tout va de mieux en mieux, on est plus sensible à ce qui manque. C’est notre sensibilité au négatif qui a changé, alors que ce qui est positif augmente. Prenez encore une fois la violence : la guerre civile et les attentats font de moins en moins de morts. Mais on ne le voit pas, parce qu’on est devenu plus attentif aux violences résiduelles. La surmédiatisation de ces questions favorise le phénomène. L’évangile des médias, c’est : « On ne dit pas que les avions arrivent à l’heure, on en parle quand ils se crashent. » Sauf qu’ils oublient parfois de rappeler que la circulation aérienne est la plus sûre du monde.
Vous écrivez : « Avant, on ne connaissait pas les antibiotiques, on mourrait de vérole ou de tuberculose comme tous les illustres du XIXe siècle, Schubert, Maupassant, Nietzsche. » Est-ce qu’il reste encore des Schubert, des Maupassant et des Nietzsche ?
On ne reconnaît que rarement les grands auteurs contemporains. Gide a refusé d’éditer Proust. Aujourd’hui, il y a de très bons écrivains que l’on ne reconnaît pas encore. C’est souvent a posteriori qu’on découvre des Nietzsche et des Schubert. Il y a toujours eu des mouvements rétrogrades du vrai. Le mérite est en général posthume. Donc, ce n’est pas qu’il y a moins de génies, c’est qu’on ne les voit pas.
Dans votre livre, vous écrivez en citant votre amie d’enfance Yvette : « Nous ne mangions pas du dessert tous les jours. Mais Michel, rappelle-toi, nous vivions ensemble. Oui, nous nous serrions les coudes, nous parlions toute la sainte journée. Maintenant, nous vivons seuls. » Est-ce que, du point de vue de la solitude et de la solidarité, les récentes évolutions n’ont pas détérioré notre rapport à l’autre ?
J’ai vécu les révolutions mathématique, médicale, biochimique et informatique. Or, comme j’étudiais les sciences, je me suis très vite aperçu que, pour chacune, il y avait un prix à payer. Et ce point fait partie des coûts. Si on compare un train de la SNCF d’aujourd’hui avec ceux de mon enfance, on remarque tout de suite que les compartiments, les banquettes face à face ont laissé place à des sièges alignés comme dans les avions. À mon époque, les gens étaient assis en face les uns des autres et ils se parlaient. Aujourd’hui, on se dit : « Pourvu que mon voisin ne m’emmerde pas. »
Autrefois, quand on était chez soi, on était très seul, mais quand on était en public, on était ensemble. Aujourd’hui, c’est l’inverse, chez moi je téléphone, j’ai la télé, je « suis ensemble », et dans la rue ou dans les transports, j’ai envie qu’on me laisse tranquille. Cette solitude est un vrai problème. À partir du moment où l’on n’a pas partagé cet « être-ensemble », on perd la solidarité, le rapport à autrui. Et c’est très cher payé.
Est-ce que les nouvelles technologies n’ont pas tué quelque chose de l’ordre de l’innocence et de la découverte, en donnant accès à tout dès le plus jeune âge ?
On chante beaucoup les louanges de Gutenberg et de son invention, et on cite volontiers la Bible comme sa première réalisation. On oublie juste de dire que le second et le troisième volume étaient certainement des livres pornos. Chaque fois qu’il y a eu une révolution de l’information, elle a été invasive pour la pédagogie. En attendant, je suis né à Agen, dans le Lot-et-Garonne, et lorsque j’avais besoin de renseignements, j’étais obligé de prendre le train pour Paris. Je passais la nuit dans les transports : je partais à 17 heures et j’arrivais à 9 heures du matin. Je faisais la queue à la Bibliothèque nationale, j’attendais que le livre arrive, une fois sur deux je m’étais trompé d’ouvrage, alors je revenais le lendemain.
Disons que, quand je cherchais une information, il me fallait trois ou quatre jours, et ça me coûtait bonbon. Aujourd’hui, je clique et j’obtiens mon renseignement. Hier, j’ai tapé la moitié d’un vers latin que j’avais dans la tête et, aussitôt, la référence est apparue : Enéide, Virgile, livre 9. C’est une information que j’aurais mis des semaines à retrouver sans les nouvelles technologies.
Quels sont les progrès qu’on ne voit pas forcément et qui sont, pour vous, les plus significatifs ?
Le premier, c’est celui de la démocratie. Quand j’avais 14 ou 15 ans, on était gouvernés par Franco, Mussolini, Hitler ou Mao, tous des braves gens ! Le deuxième, c’est la question de la violence. La seconde guerre mondiale a produit 50 millions de morts. Aujourd’hui, il n’y a plus de guerres symétriques, et les guerres civiles peuvent produire 350 000 morts en sept ans, comme en Syrie. Ces chiffres-là, je les déplore évidemment, mais ils n’ont rien à voir avec ceux que j’ai connus. Le troisième, c’est la révolution médicale. Avant la seconde guerre mondiale, quand un médecin recevait 10 malades, il y avait 4 tuberculeux, 4 syphilitiques et deux autres. À partir des années 1960, il ne reste que les deux autres grâce à l’arrivée des antibiotiques.
La médecine soignait autrefois, mais tout d’un coup, elle s’est mise à guérir. Notre rapport au microbe et à la maladie a complètement évolué. Du coup, l’espérance de vie a bondi, on a gagné entre trente et quarante ans en un siècle. Mais ça a profondément changé la société. Quand mes arrière-grands-parents se mariaient, statistiquement, ils se juraient fidélité pour quelques années, aujourd’hui on parle de soixante ans. Ce n’est plus le même mariage. Lorsqu’un vieillard meurt, il a statistiquement entre 82 et 85 ans, donc il y a un héritage. Mais qui hérite ? Une génération qui vient de prendre sa retraite. Donc la fortune et le patrimoine de notre pays sont aujourd’hui entre les mains de générations improductives, ce qui est très grave pour l’économie. Plus tard, la révolution numérique et l’arrivée du portable dans les années 1990 ont complètement changé les métiers, les intermédiaires et les relations humaines et familiales.
Le Pommier réédite en septembre « Le Contrat naturel » et, bientôt, « Le Tiers instruit », qui sont sortis pour la première fois il y a presque trente ans. Pour quelles raisons ?
Mes nouvelles préfaces expliquent que les sciences dures ont changé le monde, mais que les administrateurs ne sont pas instruits des causes. Ceux qui gouvernent commandent un monde qui se transforme pour des raisons qu’ils ignorent. Et cette absence d’instruction savante est vraiment dramatique. Il y a trente ans, on parlait sereinement du monde, aujourd’hui il nous dépasse. Il est donc urgent d’établir le contrat naturel. Or, on ne pourra le faire que si on met les sciences de la vie et de la Terre au programme de Sciences Po et de l’ENA. Imaginez un examen de physique quantique au concours d’entrée de l’ENA, ça révolutionnerait pas mal les choses ! Ça permettrait surtout à ceux qui nous gouvernent de savoir ce que signifie le mot climat.
J’ai eu la chance d’habiter quarante-sept ans dans la Silicon Valley et de pouvoir voir et comprendre les changements informatiques. Dans mon parcours, j’ai essayé de faire un tour complet des sciences, de l’esthétique… en continuité avec la tradition philosophique qui voulait que chaque philosophe soit passé partout. Donc, aujourd’hui, je peux vous expliquer qu’un algorithme n’est rien d’autre qu’une suite d’instructions. La recette de la tarte tatin est un algorithme ! Or si les gens savaient cela, ils n’auraient pas aussi peur.
« Le Contrat naturel » a beaucoup choqué à sa sortie en 1990. La communauté philosophique a-t-elle encore du mal avec l’idée d’un contrat passé avec la nature ?
Plusieurs choses ont choqué. Tout d’abord, le fait qu’il n’y avait personne pour signer le contrat naturel, en face de nous. Ce à quoi j’ai répondu que c’était la même chose pour le contrat social de Rousseau. Dans les législations de quelques pays, on commence à faire entrer la nature dans des sujets de droit. Aujourd’hui, plus personne ne trouverait abominable qu’il y ait un procès du Parc national des Pyrénées contre les usagers abusifs. Donc, le Parc national des Pyrénées pourrait être considéré comme un objet collectif, un bien commun de droit. On réfléchit même à intégrer ces considérations dans la Constitution.
Peu à peu, cette idée que notre partenaire mondial a autant de droits que nous est en train de pénétrer dans presque toutes les législations du monde. A l’époque, quand je disais ça, c’était considéré comme une folie. Aujourd’hui, on commence à comprendre que la situation est tragique. C’est précisément parce que tout va mieux qu’on ne s’aperçoit pas que tout peut aller beaucoup plus mal. On a un système tellement productif qu’on a du mal à imaginer qu’il peut se détruire demain.
Pour éviter cela, l’urgence ne consiste-t-elle pas à changer nos humanités ?
Ce serait le plus facile. Depuis l’origine des temps et dans tous les pays du monde, on sépare les scientifiques des littéraires. Aujourd’hui encore et pas qu’en France. J’ai enseigné pendant cinquante ans aux Etats-Unis, et je me souviens d’un jour où un étudiant désespéré est venu me voir dans mon bureau en me disant : « Il paraît que vous faites de l’alpinisme avec mon professeur de robotique. J’espère que vous ne lui avez jamais dit que j’assistais à votre cours. Parce que si je lui disais que j’allais au bordel, il trouverait ça naturel, mais aller à un cours de philosophie… » Ces deux mondes sont beaucoup trop imperméables, à quelques exceptions près. Sauf que chaque fois qu’un philosophe a reconnu le monde contemporain, c’était presque toujours quelqu’un qui avait aussi une culture scientifique. Prenez Platon, Aristote ou Leibniz…
Le plus difficile consisterait à changer nos manières de nous déplacer, de manger, de boire… Mais bouleverser les facteurs économiques et financiers, c’est un vrai défi. Tout va de mieux en mieux pour nous, mais cette courbe ne sera pas éternellement croissante. Donc, ce n’était pas mieux avant, mais ça pourrait être pire après.
Professeur émérite à l’université Stanford (Californie), membre de l’Académie française, ancien élève de l’Ecole navale et de l’Ecole normale supérieure, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, parmi lesquels la série des « Hermès » (éditions de Minuit, 1969-1980), Le Contrat naturel (1990, nouvelle édition Le Pommier, 2018), Le Tiers instruit (1991, nouvelle édition Le Pommier 2018), C’était mieux avant ! (Le Pommier, 2017) ou encore Petite Poucette (Le Pommier, 2012).