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lundi 1 octobre 2018

CHARLES AZNAVOUR, MORT D’UN PRÉCURSEUR DU MÉTISSAGE MUSICAL


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CHARLES AZNAVOUR FAIT CIRER SES
CHAUSSURESÀ SANTIAGO DU CHILI EN 1962



En soixante-dix ans de carrière, Charles Aznavour, mort lundi à l’âge de 94 ans, a composé plus de 1 400 chansons et tourné une soixantaine de films. 
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« JE M'VOYAIS DÉJÀ » CHARLES AZNAVOUR


MARIE LAFORÊT ET CHARLES AZNAVOUR AU CHILI EN 1962
LORS DU TOURNAGE, DU FILM « LE RAT D'AMÉRIQUE »



Charles Aznavour, c’était la France. Pas celle

 d’Edith Piaf – le réalisme, les faubourgs, les mômes de rien –, ni celle de Maurice Chevalier ou de Charles Trenet. Aznavour, c’était la France internationaliste, terre d’accueil, qui sait enseigner aux enfants de la République les valeurs fondamentales, mais aussi le charme, le romantisme sexy, et une sorte de légèreté en équilibre constant entre le Nord introverti et le Sud extravagant. Charles Aznavour fut d’ailleurs l’idole d’une nouvelle génération issue de l’immigration. En matière de métissage musical, Charles Aznavour est un précurseur. « Je me suis intéressé à tous les styles de musique, je suis fier d’avoir été en quelque sorte le premier à en faire en France. C’est pour ça que j’ai eu du succès dans les pays du Maghreb, chez les juifs, les Russes. »

Plus de soixante-dix ans de carrière, plus de quarante ans de succès, plus de 1 400 chansons, dont une centaine d’anthologie, six langues chantées, des milliers de concerts donnés dans quatre-vingt-deux pays, des salles compliquées, des music-halls, des galas chics. Carnegie Hall à New York, l’Albert Hall à Londres. L’universalité d’Aznavour doit à ses mots, droits, utilisés avec une précision chirurgicale. Et par les mélodies, de celles qui tombent dans l’oreille. Et tout le monde de fredonner : « J’habite seul avec maman/ Dans un très vieil appartement/ Rue Sarasate/ J’ai pour me tenir compagnie/ Une tortue, deux canaris/ Et une chatte. »


 CHARLES AZNAVOUR AU CHILI EN 1962
LORS DU TOURNAGE, DU FILM « LE RAT D'AMÉRIQUE »

Charles Aznavour fut d’abord acteur, ne cessa jamais de l’être, chantant Danse avec moi dos à la salle, la main posée sur son épaule comme s’il s’agissait de celle d’une femme ; mimant le travesti de Comme ils disent. Charles Aznavour, l’amoureux pudique et fier qui écrit : « Il faut savoir quitter la table/Lorsque l’amour est desservi/Sans s’accrocher l’air pitoyable », fut aussi un éclat de vie. Un homme de la joie, de cette joie mélancolique de l’Europe centrale, des repas, mariages et communions où le vin coulait à flots, criant « Aigh rraz, ischô rraz… » (« Versez, versez-m’en encore ») pour faire barrage à la nostalgie. La volupté du vague à l’âme, de l’amour absolu, Aznavour l’avait rencontrée chez Amalia Rodrigues. Pour elle, en 1957, il a composé, lui, le francophone, l’un de ses plus beaux fados : « Ay mourir pour toi/ À l’instant où ta main me frôle/Laisser ma vie sur ton épaule/ Bercé par le son de ta voix. »

«CHARLES AZNAVOUR – « LA BOHEME» 
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    Charles Aznavour voulait du drame, de la tragédie, de la comédie, mais il suivit les prescriptions de son destin. Varenagh Aznavourian est mort lundi 1er octobre, à l’âge de 94 ans, ont annoncé ses attachées de presse. Il était né le 22 mai 1924 à Paris, à la clinique Tarnier, dans le 6ème arrondissement, de deux réfugiés arméniens. Les Aznavourian viennent alors d’arriver dans la capitale française en provenance de Turquie, via la Grèce.

    Il y a le père, Mischa, né en Géorgie, fils d’un ancien cuisinier du tsar Nicolas II, la mère, Knar, née de parents commerçants en Turquie, et la fille aînée, Aïda, née pendant l’hiver 1923 à Salonique. Les Aznavourian ont fui à cause du génocide – le terme a été officialisé par le Parlement français en janvier 2001 – perpétré par la Turquie contre les Arméniens en 1915-1916. Si Mischa, Géorgien, n’a pas été inquiété, Knar, venue de Turquie, a échappé par miracle aux bourreaux. Avec sa grand-mère, elle sera la seule rescapée de sa famille.

    L’apprenti comédien enchaîne les rôles

    MARIE LAFORÊT ET CHARLES AZNAVOUR 
    AU CHILI EN 1962 LORS DU TOURNAGE, 
    DU FILM « LE RAT D'AMÉRIQUE »


    Apatrides, les Aznavourian sont en attente d’un visa pour les États-Unis, mais ils se prennent d’amour pour Paris, où ils restent. Mischa, baryton, ouvre un petit restaurant arménien rue de la Huchette – sur l’emplacement actuel du Théâtre de la Huchette –, où se rassemblent les exilés d’Europe centrale. Avec sa femme, comédienne, ils élèvent Charles et Aïda au milieu des nombreux artistes qui fréquentent l’établissement. Mais la crise économique mondiale de 1929 éclate. Mischa se contente désormais d’un simple café rue du Cardinal-Lemoine.

    Pile en face, il y a l’École du spectacle. Mis à part sa passion pour Maurice Chevalier, Charles n’a pas de goût particulier pour la chanson. Il veut être comédien. Inscrit à l’École du spectacle, en 1933, il fait de la figuration puis débute dans des petits rôles au théâtre et au cinéma. Mireille et Jean Nohain bouleversent alors le paysage de la chanson française en composant le très moderne Couchés dans le foin, heureuse transposition du swing américain à la chanson française que Charles Aznavour enregistrera au début des années 1950. Enfant de chœur dans Beaucoup de bruit pour rien au Théâtre de la Madeleine, Henri de Navarre enfant dans La Reine Margot, d’Alexandre Dumas, au Théâtre Marigny, l’apprenti comédien enchaîne les rôles, côtoie Pierre Fresnay et Yvonne Printemps.

    Aïda chante, entraînant son frère dans son sillage. Il découvre les cabarets. En 1936, il entre dans la troupe d’enfants Les Cigalounettes, montée par l’artiste lyrique parisien Prior. Nouvelle faillite pour Mischa. L’hiver survient, il faut vivre : la vente des journaux à la criée, de la figuration dans les films permettent à la famille Aznavourian de survivre. Jean Sablon, l’homme qui inventa l’usage du microphone sur les scènes françaises, chante alors Vous qui passez sans me voir, de Charles Trenet et Johnny Hess.

    Engagé à l’Alcazar

    1936, c’est aussi le temps « où l’on croyait au paradis soviétique, où l’on se réunissait à la Jeunesse arménienne de France ». Parmi ces jeunes militants, un proche de la famille Aznavourian, Missak Manouchian, qui apprend les échecs au jeune Charles. Né en Arménie en 1906, Missak Manouchian, qui a échappé au génocide de 1915 parce que recueilli par une famille kurde, arrive à Paris en 1925. En 1942, il intégrera la Main-d’œuvre immigrée, groupe issu du PCF, et mènera une guerre impitoyable contre l’occupant nazi.

    Plus que la politique, Charles aime la comédie. En 1936, il est engagé à l’Alcazar, où l’on joue la revue « C’est ça Marseille ». Les concours de chansons sont alors très populaires. Afin de récolter un peu d’argent, Aïda et Charles tentent leur chance dans les grands cafés ou les radio-crochets, qui sont dotés de prix en espèces. Sa première expérience, au Palais Berlitz, est une réussite, elle lui permet de gagner les 50 francs du premier prix. Il y a aussi Le Globe, un café du boulevard de Strasbourg.

    En 1939, l’Allemagne envahit la Pologne. Mischa s’engage dans l’armée française, et Charles prend la responsabilité de la famille. Petits métiers, musique, cours de danse et de chant. Les temps sont annonciateurs de catastrophes. La guerre éclate. Comme Francis Blanche, Henri Crolla ou encore Edouard Ruault – le futur Eddie Barclay –, Charles et Aïda fréquentent le Club de la chanson, au 55 bis, rue de Ponthieu. Nous sommes en 1942, et le président d’honneur s’appelle Pierre Roche, un type aux allures de dandy et d’aristocrate, qui tranche sur Charles Aznavour, un petit à l’air teigneux et prêt à en découdre. Malgré leurs différences, Charles et Pierre s’entendent. Pierre Roche prend place au piano, Charles Aznavour se tient devant le micro. Leur nom de scène sera tout simplement « Charles Aznavour et Pierre Roche ».

    Charles entreprend d’écrire des paroles de chansons, et non plus des bribes de poèmes et de mélodies. Roche les met en musique. Rapidement, l’union s’avère fructueuse, et les deux compères se mettent en quête d’interprètes. Première œuvre, chantée à la comique, Le Feutre taupé : « Il portait un feutre taupé/ Il parlait par onomatopées/ Il buvait des cafés frappés/ Avec des pailles. » J’ai bu, composé en 1945, mais refusé par Edith Piaf et Yves Montand, est son premier grand succès. Georges Ulmer s’en empare et il remporte le Grand Prix du disque français, le premier après la guerre. « Les choses se savent rapidement dans notre métier : les commandes affluèrent et de chanteur insouciant, je devins une sorte de scribe besogneux. » Aznavour et Roche écriront ensemble bien des chansons, dont L’amour a fait de moi, Les Hirondelles, Un rayon de printemps ou encore J’aime Paris au mois de mai.

    « La bande à Piaf »

    En 1946, la guerre est finie, le bonheur est à la porte. Aznavour épouse Micheline Rugel, une union dont naît en 1947 une fille, prénommée Seda. La paix retrouvée, sonne momentanément le glas de l’austérité. Charles et Pierre multiplient les engagements. Partout, sur les murs de Paris, on peut voir des affiches qui présentent le duo. Un jour, salle Washington, ils sont invités à la RTF pour une émission présentée par Pierre Cour et Francis Blanche, et dont les vedettes sont Charles Trenet et Edith Piaf.

    D’emblée, Piaf sait que ce jeune homme brun partage avec elle le goût du combat. Elle l’invite chez elle, rue de Berri, pour poursuivre la fête. Edith est conquise, et dès le lendemain Charles et Pierre intègrent « la bande à Piaf », joyeux fêtards vivant au gré des caprices de la star. « J’ai partagé avec elle, jusqu’à la fin de ses jours, une sorte d’amitié amoureuse, de fraternité complice, sans jamais partager son lit. Je suis entré dans son étrange univers un soir de l’année 1946 et le cours de mon existence a changé. »

    Edith Piaf emmène le duo en tournée avec Les Compagnons de la chanson. En 1948, Jacques Canetti, frère du Prix Nobel de littérature Elias Canetti, s’apprête à ouvrir à Montmartre Les Trois Baudets, le cabaret qui accueillera les futurs grands de la chanson à texte : Jacques Brel, Georges Brassens… Il est aussi animateur à Radio-Cité et directeur artistique chez Polydor. Canetti n’aime pas la voix d’Aznavour, mais il a du flair. Sous son aile, Roche et Aznavour enregistrent en 1948 leurs premiers disques, des 78-tours, quatre en tout, avec chacun deux chansons, dont, forcément, les fameux Feutre taupé et J’ai bu. Puis, ils rencontrent l’éditeur Raoul Breton, qui gère, avec son épouse, le destin des chansons de Trenet et Piaf – « le Marquis et la Marquise », écrit Trenet.

    Grâce à une avance de Raoul Breton, les deux complices filent rejoindre Edith à New York. Charles ne parle pas anglais, mais il peut fredonner les chansons de Cole Porter, George Gershwin et Jerome Kern. En Amérique, il découvre le swing de Louis Armstrong, Duke Ellington et Dizzy Gillespie. Sans visa, les deux compères se retrouvent encabanés pour quelques jours avant de rejoindre le Canada. Engagés au Faisan doré, à Montréal, ils y restent dix mois, à raison de onze spectacles par semaine, réunissant en moyenne 600 spectateurs à chaque fois.

    En 1950, après deux ans d’absence, Charles et Pierre reviennent en France, bien décidés à conquérir Paris, où plus d’une trentaine de cabarets ont ouvert leurs portes, rive gauche et rive droite. Aznavour entend y trouver sa place, d’autant que Pierre Roche et sa jeune épouse repartent au Canada. Séparé de sa femme, Aznavour s’installe chez la Môme Piaf. Homme à tout faire, régisseur, souffre-douleur et confident, il est constamment disponible. C’est chez elle qu’il rencontre Gilbert Bécaud. Pour l’homme à la cravate à pois, mais aussi avec lui, il écrit Viens, Mé Qué Mé Qué, Terre nouvelle, C’est merveilleux l’amour, La Ville… Sans Pierre Roche, il poursuit sa carrière d’auteur. Ecrite depuis un petit hôtel de la 44ème Rue de New York, Je hais les dimanches (musique de Florence Véran) offre un triomphe à Juliette Gréco. Aznavour donne des chansons à Maurice Chevalier, à Minstinguett ou Patachou.

    En quelques années, « la France est totalement aznavourienne ». Il n’est pas un tour de chant dans lequel se trouve au minimum une chanson écrite par lui. Mais, pour l’heure, lorsqu’il se présente sur scène, il se heurte à des regards dédaigneux. On n’aime ni son physique ni sa voix, jugée « ingrate ». Les chansonniers le baptisent « qu’a l’son court », se moquent de sa petite taille. Il prend des leçons de chant. Edith Piaf lui conseille – lui impose – une intervention de chirurgie esthétique pour se faire raccourcir le nez.

    Au début des années 1950, il annonce à Raoul Breton qu’il jette l’éponge, parce que « pas de voix, pas de physique, pas de chance ». Breton lui répond : « Les Français ont fini par adopter une voix comme celle de Louis Armstrong, alors continue… » Breton meurt en 1959, sur le bateau qui l’emmenait à New York. À la mort de son épouse, de longues années plus tard, la maison Breton va à vau-l’eau. Aznavour la rachète en 1995, et, avec, tout son patrimoine : Trenet, Piaf, etc. Issu de ces belles alliances, l’album Plus bleu, du nom d’une chanson qu’il a écrite en 1951 pour Edith Piaf, paraît en 1997. Il offre un duo virtuel entre Aznavour et la grande chanteuse française, un Plus bleu d’apparat.

    La pente de la gloire

    Pour l’heure, « le Marquis » le soutient et lui permet d’enregistrer, en 1952, chez Ducretet-Thomson, deux faces d’un 78-tours, comportant Jezebel, une chanson américaine qu’il avait adaptée pour Piaf, et Poker avec les orchestres de Franck Pourcel et Paul Mauriat. Suivent Plus bleu que tes yeux, puis, en 1953, Mé Qué Mé Qué, Viens (cosignées avec Gilbert Bécaud), Et bâiller et dormir… Les mois passent et Charles n’arrive pas à décrocher le moindre contrat. Il encaisse, chante à l’entracte dans les salles de cinéma, au Crazy Horse Saloon, n’importe où, dans les cabarets, notamment Chez Patachou, à Montmartre. Dans les bistrots du coin, il noue des relations enrichissantes, par exemple avec le parolier Bernard Dimey – avec qui il composera une quinzaine de chansons. Avec le chansonnier Richard Marsan et la musicienne Florence Véran, il décide de s’extirper de la déprime parisienne en effectuant une tournée à l’étranger.

    En 1953, la tournée Marsan, Véran, Aznavour, intitulée « Sur trois notes », les entraîne au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Au casino de Marrakech passe Jean Bauchet, le directeur du Moulin-Rouge, qui engage Aznavour en vedette au bal du cabaret pour deux semaines. Il tient trois mois. Ravi. Déterminé. Bruno Coquatrix, le directeur du nouvel Olympia, qui a ouvert le 5 février 1954 avec un Gilbert Bécaud déchaîné, l’engage en 1955 pour trois semaines « en américaine » de Sidney Bechet.

    Charles Aznavour a déjà plus de trente chansons à succès à son actif, et il est sur la pente de la gloire avec Sur ma vie, orchestrée par un jeune prodige, Jean Leccia. Après une quinzaine de 78-tours, Aznavour s’est mis aux 45-tours – le premier, paru en 1954, comportait Viens au creux de mon épaule ; en 1955, c’est au tour de Sur ma vie, premier large succès. Parallèlement sortent les premiers 33-tours 25 cm : Aznavour chante Aznavour, no 1 (1954), no 2 (1955), no 3 (1956)…

    Avec une jeune chanteuse débutante, Evelyne Plessis, il a un fils, Patrick. Mais le sort s’acharne. Après un tour de chant à Menton, il s’engage sur la route de Saint-Tropez au volant de sa Ford. Vers Brignoles, dans un virage, un camion surgit : c’est la collision frontale. Charles échappe de peu à la mort, mais il a les deux bras cassés, les médecins prédisent un handicap. Après quatre jours de semi-coma et six opérations, il récupère toute sa mobilité. Aussitôt il recommence à écrire. Il enregistre Paris au mois de mai, puis un quatre-titres (45-tours LP) intitulé Interdit aux moins de seize ans – le thème vedette, Après l’amour, fait scandale – draps froissés, membres lourds, la volupté et l’usure, les caresses et les déchirures, des thèmes qu’il ne cessera jamais de décliner.

    « Il chante l’amour comme on ne l’avait jamais chanté jusqu’ici ; avec un vocabulaire nouveau qui est celui-là même des gestes physiques de l’amour. Oui, Charles Aznavour, le premier parmi tous les chanteurs de tous les temps, ose chanter l’amour comme on le ressent, comme on le fait, comme on le souffre », disait Maurice Chevalier. Ce qui donne, avec les mots d’Edith Piaf s’adressant à l’intéressé : « Tu es gonflé tout de même, tes chansons sont remplies de trucs qu’on ne peut pas dire sur scène, “L’amour jaillit dès que je m’abandonne”, “Je mords dans son épaule”. »

    Viscéral vague à l’âme

    Aznavour revient à l’Olympia, déjà fief de Bécaud et de Dalida, puis à Bobino, et enfin, fin 1957, à l’Alhambra-Maurice Chevalier. En 1958, le général de Gaulle revient au pouvoir, et Charles part en tournée, après son premier disque en anglais, Believe in Me (Cry Upon my Shoulder, I Look at You). En 1959, paraît, sans que personne s’en aperçoive vraiment, la bande originale du film Pourquoi viens-tu si tard ? d’Henri Decoin, avec la symbolique Je m’voyais déjà.

    1960 est une année dorée pour Charles Aznavour : celle de Tu t’laisses aller et des Deux guitares, le latin lover, macho mais romantique, chroniqueur des liens qui se défont, d’un côté, et, de l’autre, le Caucasien aimant la fête, l’immense nostalgie des Tziganes, des peuples de l’errance. Ce viscéral vague à l’âme, le compositeur américain d’origine arménienne Georges Garvarentz le partage. C’est sa sœur, Aïda, qui le présente à Charles, avant de l’épouser quelques années plus tard. « Je n’avais entendu de lui que la chanson qu’il avait composé pour Eddy Mitchell, Daniela, une excellente chanson au demeurant, mais pas du tout dans le style de mon répertoire. »

    Commencée dans les années 1960, la collaboration de Charles et Georges durera jusqu’à la mort de ce dernier, en 1993. À leur actif : Paris au mois d’août, Non, je n’ai rien oublié, Et pourtant, Les Plaisirs démodés, Ave Maria, mais, avant cela, l’un des tubes de Johnny Hallyday, Retiens la nuit, paru en 1962, puis La Plus Belle pour aller danser, chantée par Sylvie Vartan, chanson du film Les Parisiennes, sorti en 1964. Mais aussi, en 1975, Ils sont tombés, sorte d’hymne de la diaspora arménienne : « Ils sont tombés, sans trop savoir pourquoi/ Hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre. »

    Avec son swing impeccable et sa mélodie limpide, c’est Je m’voyais déjà, éditée en 1960, qui marque l’arrivée de Charles Aznavour dans la cour des grands. Dix-huit ans après son entrée officielle en chanson. « Mes traits ont vieilli, bien sûr, sous mon maquillage. Mais la voix est là, le geste est précis, et j’ai du ressort… », chante-t-il en détachant le mot qui compte (« On ne m’a JAMAIS accordée ma chance. »). Au début des années 1960, pour ses tours de chant, Charles a mis au point une technique particulière, « à l’américaine » : c’est en chantant sa première chanson (souvent Je m’voyais déjà) qu’il finissait de s’habiller. Il nouait sa cravate, il enfilait sa veste. A la fin de son tour de chant, il ôtait ses chaussures qu’il tenait dans ses mains, recevant l’ovation de ses premiers fans les bras en croix. Avec ces figures de style si bien réglées, le « Frenchie » devient universel.

    Désormais sous contrat avec Barclay, c’est donc chez le fondateur du showbiz français qu’il publie ce qui va constituer l’essence de son répertoire « classique » : Tu t’laisses aller, Il faut savoir, Trousse-Chemise, Les Comédiens, For Me formidable, Et pourtant, La Mamma (sur des paroles de Robert Gall). Le Tout-Paris vient assister à sa première à l’Olympia, le 17 janvier 1963, Johnny Hallyday, Catherine Deneuve, Jules Dassin et Melina Mercouri, Dalida (pour qui il chante ce soir-là : Tu exagères), Charles Trenet et Jean Marais. Il y eut onze rappels.

    « Numéro un à Paris, oui. Mais si je ne suis que le dixième ou le vingtième à New York, ce n’est plus du tout intéressant. Même si mon étoile brille de Lille à Bordeaux ou à Bayonne. Moi, ce que je veux, c’est toute la planète. » Entraîné par la réputation du film de François Truffaut Tirez sur le pianiste, Aznavour triomphe à New York en 1963. A son arrivée, il placarde des affiches à travers la ville pour annoncer son spectacle.

    Eddie Barclay mobilise un avion et amène une centaine de personnes, journalistes et familles des musiciens, pour assister à sa première au Carnegie Hall, la légendaire salle new-yorkaise. « Mon imprésario me disait : “Mais personne ne te demande à New York !” J’ai loué le Carnegie Hall… j’ai fait salle comble : 3 400 places… Je ne parlais pas anglais, j’avais installé un pupitre et je lisais mes textes. Les Américains ont trouvé ça follement naturel… »

    Pour son deuxième passage à Broadway en 1965, la critique américaine tombe sous le charme et le baptise le « gentil petit Français ». Son public devient presque entièrement américain. Têtue, la presse britannique continue de le surnommer « Aznovoice ». « Des articles élogieux dans la presse, je n’en ai jamais eu des masses. Pour être franc, à mes débuts, je n’en ai eu aucun. » Charles Aznavour ira souvent aux Etats-Unis. Prince de Broadway, il y donne des récitals où les chansons originales – comme Au creux de mon épaule, La Bohème, Paris au mois d’août… – sont autant applaudies que leurs versions américaines – The Old Fashioned Way, Yesterday, When I Was Young – qui furent servies par des interprètes prestigieux, tels Frank Sinatra, Liza Minnelli, Bing Crosby, Ray Charles, Fred Astaire, Roy Clark… ou par lui-même (She, They Fell). Des dates l’ont marqué, sa rencontre avec Liza Minnelli, puis, en 1987, sa tournée triomphale avec Pia Zadora.

    En décembre 1965, Charles Aznavour, qui savoure un nouveau succès avec Que c’est triste Venise (1964, paroles de Françoise Dorin), est à Paris pour la mise en scène de sa première opérette, Monsieur Carnaval, interprétée par Georges Guétary et Jean Richard. Franc succès, l’opérette vit aussi par une chanson qui en est extraite, La Bohème, dont Jacques Plante (l’auteur de For Me, formidable) a écrit les paroles. La France entière fredonne alors « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ». Avec simplicité et profondeur, Charles Aznavour touche alors toutes les tranches d’âge et toutes les catégories sociales.
    CHARLES AZNAVOUR À L’OLYMPIA, À PARIS, LE 18 JANVIER 1968

    PHOTO  PIERRE FOURNIER 

    « Il peut tout se permettre »

    Peu sensible aux revendications des étudiants-ouvriers-travailleurs de Mai 68, il épouse cette année-là à Las Vegas la Suédoise Ulla Thorsell. Ils célébreront l’année suivante leur mariage à l’église arménienne de Paris. Au début des années 1970, Charles Aznavour marque d’ailleurs en chansons un intérêt plus fort pour les faits de société – Le Temps des loups, en 1970, sur le thème de la violence. En 1971, il se passionne pour la tragique histoire d’amour de Gabrielle Russier, coupable d’aimer un jeune homme encore mineur. Il écrit la chanson Mourir d’aimer, sortie sur le même album que Non, je n’ai rien oublié, et dont André Cayatte fait un film du même nom.

    Aznavour est un homme mûr, qui chante avec le charme du quinquagénaire Les Plaisirs démodés. Sans afficher l’effronterie sexy du jeune homme, cigarette au coin des lèvres, il ose. En 1972, Comme ils disent aborde le thème de l’homosexualité avec une franchise rare pour l’époque. Aznavour badine, Aznavour fustige, Aznavour fait ce qu’il lui plaît. « Aznavour se croit tout permis, écrit alors Danièle Heymann dans L’Express, car il peut tout se permettre. Ses anciennes blessures ne sont plus que des cicatrices estompées par la meilleure des chirurgies esthétiques : la réussite. Il fut laid, il se veut beau. Il fut pauvre, il se sait riche. On brocarda son aphonie, on admire aujourd’hui sa voix. »

    Il se souvient aussi du passé, enregistrant, en 1983, Charles chante Aznavour et Dimey, en mémoire du poète montmartrois. Et bientôt le passé rattrape l’artiste. En 1988, Aznavour chante au Palais des congrès. Mais le 7 décembre, un terrible tremblement de terre à Erevan, en Arménie, fait 50 000 morts. Avec le réalisateur Henri Verneuil, également d’origine arménienne, il fait appel aux artistes français pour le tournage d’un clip, 90 chanteurs et comédiens enregistrent alors la chanson Pour toi Arménie, qui se vend à 1 million d’exemplaires.

    Le chanteur Charles Aznavour discute avec une femme à son arrivée à Erevan, le 4 février 1989. Il vient apporter les dons collectés par l’association Aznavour pour l’Arménie.

    « J’ai vraiment découvert l’Arménie pour la première fois en 1963, au cours d’une tournée en URSS. Je connaissais l’histoire du génocide, mais je n’ai jamais été un militant. Je suis d’accord pour commémorer, mais défiler dans une rue, ce n’est pas mon genre. C’est après le tremblement de terre [de décembre 1998] et les massacres du Haut-Karabakh [de 1992] que je me suis vraiment senti concerné. Aujourd’hui, l’Arménie est libre, c’est une chose à laquelle je n’avais même jamais songé », expliquait Charles Aznavour, devenu indissociable de l’Arménie. Fait citoyen arménien en décembre 2008, il devient en 2009 ambassadeur d’Arménie en Suisse, où il résidait.

    Dans les années 1990, Charles Aznavour continue de composer, d’écrire, mais c’est désormais le temps des honneurs : récital officiel pour le cinquième anniversaire de la République d’Arménie, concert à Vienne en 1996, avec Placido Domingo, un autre à Strasbourg, avec Mstislav Rostropovitch, décoration par le président Jacques Chirac de la médaille d’officier de la Légion d’honneur. Inlassable, Aznavour, septuagénaire fringant, fête le 12 juillet 1997 ses cinquante de chansons au Festival de jazz de Montreux, en Suisse. Après avoir ouvert le concert avec la torride Après l’amour, Aznavour laisse la place à une dizaine d’artistes de jazz (Rachelle Ferrell, Bobby McFerrin, Manu Dibango…), qui reprennent ses titres les plus connus en français ou en anglais.

    Après son passage chez Barclay, puis chez Trema, société française indépendante fondée par Michel Sardou, son parolier Jacques Revaux et Régis Talar, Aznavour récupère en 1994 la quasi-totalité des droits sur son œuvre. Il signe avec EMI pour la réédition d’environ 1 000 titres, dont une bonne moitié composée par lui-même. Une intégrale de 30 CD voit donc le jour en 1996 – une autre, 44 CD dans un coffret en forme d’arc de triomphe, paraîtra en 2004, pour fêter ses 80 printemps.

    En 1998, Charles Aznavour publie Jazznavour, reprises de succès puisés tout au long de sa carrière et mis au goût du jazz – versant swing cuivré et nappé de violon, tout en poursuivant l’écriture d’une comédie musicale sur Toulouse-Lautrec (finalement mis en scène en 2000 au Shaftesbury Theatre, à Londres). En 2009, il réitère l’expérience avec Charles Aznavour & The Clayton Hamilton Jazz Orchestra.

    Un paquet d’amour-propre

    La carrière d’un chanteur est souvent liée à l’histoire d’une salle – pour Barbara, ce fut l’Ecluse, Gilbert Bécaud, l’Olympia. Charles Aznavour aima l’Alhambra, puis l’Olympia – triomphes en 1968, en 1972, quand Les Plaisirs démodés deviennent un tube qui fait le tour du monde, en 1975, pour fêter ses trente ans de carrière avec des titres tels que Mes emmerdes ou Merci, madame la vie, en 1976, après la parution de Voilà que tu reviens, en 1980. Mais sa salle fétiche est, à Paris, le Palais des congrès.

    C’est là qu’il donnait en 1987 un récital flamboyant inaugurant de nouvelles chansons (Je bois, Vivre : « Vivre/Eperdument/Aveuglément/Jusqu’au vertige »), puis en 1992 une série de spectacles de music-hall avec l’Américaine et amie de toujours, Liza Minnelli. En 2000, après la sortie d’Aznavour 2000, un recueil de douze nouvelles chansons douces-amères, il y est encore. Il y fête ses 80 ans en 2004, et puis en 2007, à la parution de Colore ma vie, album écolo et latin enregistré à Cuba.

    Aznavour pouvait-il s’arrêter ? Non, c’était hors de question. Doigts noueux, voix en mode aléatoire, le divin Charles chante : en 2015 et 2016 au Palais des Sports, en décembre 2017, voici qu’il occupe comme un résistant de la première heure l’AccorHotels Arena de Paris-Bercy, 20 000 spectateurs impressionnés par l’assise de ses soixante-dix ans de carrière et ses 1 400 chansons. Entre temps, il s’est essayé aux duos entre jeunes, notamment pour un Hier encore avec Benjamin Clementine, dans un album publié en mai 2015, Encores, réalisé par Marc di Domenico et son fils, Mischa Aznavour. Le jour des obsèques de Johnny Hallyday, le 9 décembre 2017, Monsieur est en tournée – fin initialement prévue le 30 juin 2018 au Royal Albert Hall de Londres, mais sans cesse repoussée.

    En mai, à quelques jours de son quatre-vingt quatorzième anniversaire, il est contraint d’annuler des concerts prévus en Ouzbékistan et à Osaka, au Japon, à la suite d’une fracture de l’humérus intervenue lors d’une chute à son domicile dans le Lubéron. Il ne renonce pourtant pas à la suite de sa tournée. Il était annoncé sur la scène de la Seine Musicale, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le 8 octobre.

    DOSSIER DE PRESSE DU FILM « LE RAT D'AMÉRIQUE »

    -1963-ALBICOCCO-AZNAVOUR- 


    Mais quelle était donc la recette Aznavour ? Si vous allez trop vite, genre « Star quelque chose », écrivait Aznavour dans À voix basse (Don Quichotte, 2009), vous arrivez « au paradis des illusions, porte ouverte sur l’enfer des désenchantements… Du fruit de ce travail-là, vous risquez de ne récolter que les épluchures. Car il n’y a pas de secret, le plus dur reste toujours à accomplir : tenir ».

    Le chanteur travaille, et l’homme ? Qu’est-ce que l’homme, selon Charles Aznavour ? Un paquet d’amour-propre, qui a sa liberté, fait des jams, joue au poker, conduit des voitures et dresse d’affligeants constats, tel le grinçant Tu t’laisses aller – réponse de macho repenti au « don Juan mangé aux mites qui ferait mieux de se caser » de Tu n’as plus. Aznavour s’en prend aux bigoudis, mais n’a jamais pensé des femmes qu’elles étaient des emmerdeuses.

    Les dates22 mai 1924 Naissance à Paris
    1933 Débute dans de petits rôles au théâtre et au cinéma
    1942 Rencontre Pierre Roche qui met en musique ses textes
    1946 Rencontre Edith Piaf
    1948 Enregistre ses premiers disques
    1955 Sur ma vie
    1963 La Mamma. Triomphe à New York
    1964 Que c’est triste Venise
    1972 Comme ils disent
    1989 Pour toi Arménie
    2015 Encores, son dernier album
    1er octobre 2018 Mort à l’âge de 94 ans