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PHOTO SACBEE |
La force d’un système économique tient à sa capacité à s’insinuer dans les moindres replis de l’existence, et en particulier dans nos assiettes. Une banale boîte de concentré de tomate contient ainsi deux siècles d’histoire du capitalisme. Pour son nouvel ouvrage, Jean-Baptiste Malet a mené une enquête au long cours sur quatre continents. Une géopolitique de la « malbouffe » dont il présente ici un tour d’horizon inédit.
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ILLUSTRATION DANIEL KONDO |
« Je suis une sorte d’anarchiste, explique M. Rufer entre deux bouchées. C’est pourquoi il n’y a plus de chef dans mon entreprise. Nous avons adopté l’autogestion » — une « autogestion » où l’informatique remplace les cadres, mais qui ne prévoit pas que les travailleurs contrôlent le capital de l’entreprise. Mécène du Parti libertarien (1), M. Rufer laisse aux employés le soin de se répartir les tâches qui échoient encore à des êtres humains. Dans les ateliers de la ville de Williams, la Morning Star transforme chaque heure 1 350 tonnes de tomates fraîches en concentré. Lavage, broyage et évaporation sous pression sont entièrement automatisés.
Traversé continuellement d’un essaim de camions tractant des doubles bennes de fruits rouges, l’établissement est le plus compétitif du monde. Il fonctionne en trois-huit et n’emploie que soixante-dix travailleurs par rotation. L’essentiel des ouvriers et des cadres ont été éliminés, remplacés par des machines et des ordinateurs. De ce traitement de « première transformation » sortent de grandes caisses contenant différentes qualités de concentré.
Mises en conteneurs, elles circuleront sur tous les océans du globe. On les retrouvera, aux côtés de barils de concentré chinois, dans les mégaconserveries napolitaines qui produisent l’essentiel des petites boîtes de concentré vendues par la grande distribution européenne. Les usines dites « de seconde transformation » des pays scandinaves, d’Europe de l’Est, des îles Britanniques ou de Provence emploieront également du concentré importé comme ingrédient dans leur nourriture industrielle — ratatouille, pizzas surgelées, lasagnes... Ailleurs, ce produit pourpre et visqueux, mélangé à de la semoule ou à du riz, entre dans les recettes populaires et les mets traditionnels, du mafé à la paella en passant par la chorba. Le concentré de tomate est le produit industriel le plus accessible de l’ère capitaliste : on le trouve sur la table des restaurants branchés de San Francisco comme sur les étals des villages les plus pauvres d’Afrique, où il se vend parfois à la cuillère, comme dans le nord du Ghana, pour l’équivalent de quelques centimes d’euro (lire « Des produits chinois frelatés pour l’Afrique »).
Toute l’humanité mange de la tomate d’industrie. En 2016, 38 millions de tonnes de ce légume-fruit (2), soit environ un quart de la production totale, ont été transformés ou mis en conserves. L’année précédente, chaque Terrien avait en moyenne absorbé 5,2 kilos de tomates transformées (3). Ingrédient central de la « malbouffe » (4) autant que de la diète méditerranéenne, la tomate transcende les clivages culturels et alimentaires. Elle n’est soumise à aucun interdit. Les civilisations du blé, du riz et du maïs décrites par l’historien Fernand Braudel ont aujourd’hui cédé la place à une seule et même civilisation de la tomate.
LA CIVILISATION DE LA TOMATE |
Dans les usines de M. Rufer comme dans toutes les installations de transformation du globe, l’essentiel de la technologie vient d’Italie. Née au XIXe siècle en Émilie-Romagne, l’industrie de la tomate a connu une expansion planétaire. C’est en émigrant, à la fin du XIXe siècle, que des millions d’Italiens diffusent l’usage culinaire de la tomate transformée et stimulent les exportations de conserves tricolores vers l’Argentine, le Brésil, les États-Unis. En Italie, durant la période fasciste, la boîte en fer symbolise la « révolution culturelle » inspirée du futurisme qui exalte la civilisation urbaine, les machines et la guerre. La tomate en conserves, nourriture de l’« homme nouveau », conjugue ingénierie scientifique, production industrielle et conservation de ce qui a été cultivé sur la terre de la patrie. En 1940 se tient à Parme la première « Exposition autarcique des boîtes et emballages de conserve », un événement qui fait la fierté des hiérarques du régime. La couverture de son catalogue montre une boîte de conserve frappée des lettres AUTARCHIA. L’autarcie verte, la voie économique suivie par le fascisme, rationalise et développe l’industrie rouge. « De nos jours, deux aliments globalisés de la restauration rapide, le plat de pâtes et la pizza, contiennent de la tomate. C’est là, en partie, l’héritage de cette industrie structurée, développée, encouragée et financée par le régime fasciste », souligne l’historien de la gastronomie Alberto Capatti.
LA CIVILISATION DE LA TOMATE |
Dans le sillage de la vague néolibérale des années 1980, et grâce à l’invention des conditionnements aseptiques (traités pour empêcher le développement de micro-organismes), qui ouvrent la voie aux flux intercontinentaux de produits alimentaires, les géants tels que Heinz ou Unilever sous-traitent progressivement leurs activités de transformation de tomates. Désormais, les multinationales du ketchup, de la soupe ou de la pizza se fournissent directement auprès de « premiers transformateurs » capables de fournir du concentré industriel à très bas coût et en très grande quantité. En Californie, en Chine et en Italie, quelques mastodontes transforment à eux seuls la moitié des tomates d’industrie de la planète. « Si les Pays-Bas, où s’est implantée une usine Heinz gigantesque, sont le premier exportateur de sauces et de ketchup en Europe, ils ne produisent pas de tomates d’industrie, précise le trader uruguayen Juan José Amézaga. Tout le concentré employé dans les sauces qu’exportent les Pays-Bas ou l’Allemagne est produit à partir de concentré d’importation en provenance de diverses parties du monde. Les fournisseurs peuvent se trouver en Californie, en Europe ou en Chine. Cela fluctue en fonction des périodes de l’année, des taux de change, de l’état des stocks et des récoltes. »
Premier producteur mondial de concentré de tomate, la Californie ne compte que douze usines de transformation. Toutes sont titanesques. Elles fournissent à elles seules la quasi-totalité du marché intérieur nord-américain et exportent vers l’Europe des concentrés vendus parfois moins cher que les concentrés italiens ou espagnols. À la différence des « tomates de bouche », destinées au marché de frais, les variétés buissonnantes de « tomates d’industrie » ne sont pas tuteurées. Parce que le soleil dispense une énergie abondante et gratuite, elles poussent exclusivement en plein champ, contrairement aux cultures sous serre qui alimentent les étals toute l’année. En Californie, les récoltes débutent parfois dès le printemps et s’achèvent, comme en Provence, à l’automne.
« Améliorées » depuis les années 1960 par des généticiens, les tomates de l’agro-industrie sont conçues d’emblée pour faciliter leur transformation ultérieure. La science qui guide l’organisation du travail intervient aussi en amont, au cœur même du produit. L’introduction d’un gène a par exemple permis d’accélérer les cueillettes manuelles et rendu possibles les récoltes mécaniques. Tous les fruits de la filière mondiale se détachent de leur pédoncule d’une simple secousse. Bien qu’aujourd’hui les tomates d’industrie du marché mondial soient majoritairement de variétés dites « hybrides », la purée de tomates est entrée dans l’histoire comme le tout premier aliment OGM commercialisé en Europe (6).
Avec sa peau épaisse qui craque sous la dent, la tomate d’industrie supporte les cahots des voyages en camion et le maniement brutal par les machines. Même placée au fond d’une benne sous la masse de ses congénères, elle n’éclate pas. Les grands semenciers ont veillé à ce qu’elle contienne le moins d’eau possible, contrairement aux variétés de supermarché, aqueuses et donc inadaptées à la production de concentré. L’industrie rouge se résume au fond à un cycle hydrique perpétuel et absurde : d’un côté, on irrigue massivement les champs dans des régions où l’eau est rare, comme la Californie ; de l’autre, on transporte les fruits dans des usines pour évaporer l’eau qu’ils contiennent afin de produire une pâte riche en matière sèche.
Jean-Baptiste Malet
Journaliste. Auteur de L’Empire de l’or rouge. Enquête mondiale sur la tomate d’industrie, Fayard, Paris, 2017.
(1) M. Rufer a financé à hauteur de 1 million de dollars la campagne de M. Gary Johnson, le candidat libertarien arrivé troisième lors de l’élection présidentielle américaine de 2016 avec 4,4 millions de voix — 3,29 % des suffrages.
(2) Pour les botanistes, la tomate est un fruit. Pour les douaniers, c’est un légume.
(3) Tomato News, Suresnes, décembre 2016.
(4) Lire Aurel et Pierre Daum, « Et pour quelques tomates de plus », Le Monde diplomatique, mars 2010.
(5) Quentin R. Skrabec, H. J. Heinz : A Biography, McFarland & Company, Jefferson (Caroline du Nord), 2009.
(6) De février 1996 à juillet 1999, la chaîne de supermarchés Sainsbury’s a commercialisé au Royaume-Uni des conserves de purée de tomates OGM vendues à bas coût et promues par une communication agressive. L’opération s’est interrompue durant la « crise de la vache folle ».