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vendredi 24 mai 2019

« LA CORDILLÈRE DES SONGES », RÉCOMPENSÉ PAR L'ŒIL D’OR DU MEILLEUR DOCUMENTAIRE AU FESTIVAL DE CANNES

AVEC « LA CORDILLÈRE DES SONGES », PATRICIO GUZMÁN LIVRE 
UN  DOCUMENTAIRE ÉMOUVANT, TRÈS PERSONNEL, SUR LE CHILI 
DE SA JEUNESSE. LE CHILI D’AVANT AUGUSTO PINOCHET. 
PHOTO MATT CARR/ GETTY IMAGES/ AFP.
Avec La Cordillère des songes, récompensé par l’Oeil d’or du meilleur documentaire au Festival de Cannes, Patricio Guzmán clôt sa trilogie consacrée à l’histoire et à la géographie du Chili. Il livre aussi son film le plus personnel, le plus intime. Interview.

Un voyage dans l’espace et dans le temps : c’est ce que propose Patricio Guzmán dans sa trilogie commencée en 2010 avec Nostalgie de la lumière et poursuivie en 2015 avec Le Bouton de nacre. Il y explore la géographie et l’histoire du Chili, ce pays natal qu’il a fui en 1973, chassé par le coup d’État d’Augusto Pinochet. Après le désert d’Atacama, dans le nord du pays, puis la côte pacifique, au sud, c’est à la cordillère des Andes, massive, intimidante, que Patricio Guzmán s’attaque dans La Cordillère des songes. Comme l’a relevé le quotidien chilien La Tercera, c’est à la fois le film le plus personnel du cinéaste, mais aussi le plus pessimiste.

La Cordillère des songes, projeté au Festival de Cannes en séance spéciale, a été récompensé par l’Oeil d’or du meilleur documentaire, ex aequo avec Pour Sama de Waad Al-Khateab et Edward Watts. De passage sur la Croisette pour défendre son film, Patricio Guzmán a répondu à nos questions.

COURRIER INTERNATIONAL : La cordillère des Andes est “la colonne vertébrale du Chili”, dites-vous. Elle est incontournable dans le paysage. Pourquoi donc avoir attendu le troisième volet de votre trilogie pour l’explorer ?


PATRICIO GUZMÁN : J’aime beaucoup le désert d’Atacama, dans le nord du pays. Et il y a là-bas de fantastiques observatoires astronomiques. C’est pour ça que j’ai consacré le premier volet de ma trilogie à ce territoire. J’ai ensuite tourné à l’extrême sud du Chili, là où le pays se termine en archipel. Il y a la mer, le vent. La cordillère des Andes, c’est un milieu dur, sec, aride, presque agressif. Il est difficile d’y pénétrer, car il n’y a pas de routes, beaucoup d’obstacles. Quand vous naissez à Santiago du Chili et que vous grandissez là-bas, toute votre vie, vous avez en face de vous ce mur, cette frontière. Vous l’aimez, bien sûr, mais pas comme le désert. C’est comme un mur qui enveloppe le pays. Un mur qui renvoie les voix de tous les Chiliens, comme un écho, et qui fait que vous n’êtes jamais seul.

Qu’espériez-vous découvrir, cette fois-ci ?


Mon film est une tentative pour comprendre Santiago du Chili et ses habitants. Qui sont les Chiliens ? Ils vivent dans une espèce de postdictature mais restent passifs, il n’y a pas de mouvement social. Santiago est une ville qui attend, mais qui attend quoi ? Je ne sais pas. La période où Salvador Allende était au pouvoir [de 1970 à 1973] a été une fête impressionnante, très belle. Avec le coup d’État d’Augusto Pinochet [le 11 septembre 1973], tout a basculé dans l’obscurité totale, la mort. Et maintenant, il ne se passe plus rien. Il y a comme une absence dans cette ville. Combien de temps cela va-t-il durer ? C’est quelque chose qui m’inquiète beaucoup, et c’est pour cette raison que j’ai voulu rencontrer des personnages qui pouvaient parler sur ce sujet [les sculpteurs Francisco Gazitúa et Vicente Gajardo, la chanteuse Javiera Parra]. L’analyse que livre Jorge Baradit [un écrivain né en 1969, auteur de plusieurs livres sur l’histoire récente du Chili] est très intéressante.

Jorge Baradit décrit la cordillère comme une muraille qui isole et protège en même temps, qui fait du Chili une île. Ce qui est paradoxal, car le pays partage une histoire en commun avec le reste de l’Amérique latine, depuis l’extermination et la marginalisation des indigènes jusqu’aux dictatures des années 1970-1980, en passant par la mainmise des États-Unis.


Oui, le Chili est un exemple de la tragédie latino-américaine. Et en même temps, le pays est différent, difficile de dire pourquoi. C’est à cause de ce territoire tout en longueur : c’est rare, un pays en couloir qui s’étire sur plus de 4 000 kilomètres. Je ne sais pas comment c’est possible de former un système de pensée, une homogénéité. Nous n’avons pas de héros historiques, pas d’événements fondateurs, pas de forte culture indienne. Nous n’avons rien, uniquement cette montagne. Et la mer, mais personne ne navigue au Chili. Les bateaux de pêche sont petits, ils ne s’aventurent pas plus de 200 kilomètres au large. Toute la population habite entre la cordillère et la côte. C’est étrange.


Une autre spécificité du Chili, c’est l’expérience Allende…


L’arrivée de Salvador Allende au pouvoir a été un coup de tonnerre, une illumination étrange et formidable. Un événement qui a chamboulé ma tête. J’habitais alors en Espagne. Tout de suite, j’ai dit à mon épouse de l’époque : il faut faire nos valises, vite. Moins de deux mois après, nous étions au Chili. Et, quinze jours plus tard, je commençais à tourner un documentaire, qui s’appelle La Première Année. Tous les jours je tournais, tous les jours. Et ensuite La Bataille du Chili, une trilogie [tournée avant le putsch et sortie en trois volets entre 1975 et 1979]. Tous les jours je tournais, tous les jours. C’était fascinant. Jamais plus je n’ai vécu une période aussi riche. Un pays tout entier se réveillait et donnait, faisait des choses, accomplissait un travail collectif, unique. Et puis, ça a été le coup d’État, une fin brutale. Et vingt ans de dictature. Je suis un satellite de cette histoire, comme toute une génération de Chiliens. La mémoire est la seule chose qui nous reste. Mais avec la mémoire, vous n’avez pas d’avenir. C’est pour ça que mes films sont tous des retours en arrière, des flash-back.


Un homme joue un rôle central dans votre documentaire : le cinéaste Pablo Salas. Sous la dictature, il a accumulé une quantité impressionnante de rushes sur les manifestations d’opposants et la répression.


C’est un personnage extraordinaire, cet homme-là. Depuis toujours, il passe sa vie à filmer, et on ne peut pas comprendre pourquoi. C’est parce qu’il a une histoire familiale compliquée : son père était pilote d’avion, il a disparu dans un accident, son souvenir s’est évanoui dans l’air. Peu à peu, Pablo Salas a commencé à filmer les événements, l’action. C’est un bon cameraman. Mais il ne fait pas de films, il ne monte pas ses images. Il les vend et c’est ce qui le fait vivre. Comme il garde tout, il habite dans une maison remplie de bobines et d’enregistrements. Et il tourne, il tourne, il tourne. C’est complètement irrationnel.

Vous avez intégré à votre long-métrage plusieurs scènes de rue tournées par Pablo Salas. Que voyez-vous dans ses images ?


Pour un documentariste, il est fondamental de filmer l’action, plus important que de filmer la parole. S’il n’y a pas d’action, pas de mouvement, il n’y a pas de film – à mon avis. Mais vous pouvez aussi filmer des personnes immobiles qui parlent de l’action. Pablo Salas, lui, filme l’action et parle de l’action. C’est un très bon personnage pour un film.


Comment s’est construit ce dernier volet de votre trilogie sur l’histoire et la géographie du Chili ?


Difficile à dire précisément. Le documentaire est un genre magnifique, et en même temps très arbitraire. Il n’y a pas de scénario comme en fiction, pas de story-board. Vous tournez des scènes éparpillées : les personnages, la géographie, l’introspection, quelques objets. Et vous avez l’intuition que vous pourrez réunir ces morceaux. Mais vous ne savez pas comment. C’est très risqué. Certains films trouvent très vite leur forme, d’autres non. Pour ce film-ci, ça a été compliqué. La ville [Santiago du Chili] s’est opposée à nous, elle n’aimait pas être avec nous. Mais c’est comme quand tu t’installes dans un nouveau bureau : tant que tu as un local, ce n’est pas grave s’il n’y a pas de meubles, tu peux improviser une table. Le documentaire, c’est comme ça.

Ici intervient dans la discussion Renate Sachse, la femme et productrice de Patricio Guzmán. Assise à côté de lui, elle écoute notre échange.


RENATE SACHSE C’était plutôt le contraire. C’est toi qui n’as pas aimé être avec cette ville.

PATRICIO GUZMÁN Oui, peut-être… Valparaíso [la deuxième ville du Chili], c’est pire.


Vous décrivez vos documentaires comme des poèmes composés à partir d’images, de sons et de silences. De quelle langue est faite La Cordillère des songes ?


PATRICIO GUZMÁN La voix off [Patricio Guzmán est le narrateur de son film] y joue un rôle important. J’ai commencé à raconter des choses de ma vie, qui me concernaient. Petit à petit, j’ai commencé à dérouler une autobiographie. Mais c’était nécessaire : sans moi, le documentaire aurait été trop pauvre, pas entier.

RENATE SACHSE Il n’aurait pas été accompagné. Patricio a été le narrateur de plusieurs de ses films, à la première personne. Mais ici, il y a un petit changement. La voix off devient un personnage du film. Ça a été intéressant de le pousser dans cette direction.
La Cordillère des songes sortira le 30 octobre 2019 en France.
Propos recueillis par Marie Bélœil