Revenir, sentir que la vie n'est qu'un souffle, que vingt ans passent en un rien de temps, que le regard cherche des ombres sans nom pour leur redonner vie. Revenir sur les lieux de l'enfance. Volver.
Revenir vraiment. C'est ce que je vis aujourd'hui. Et c'est pourquoi j'ai ouvert ce blog. Parce que je me rends compte qu'entre le Chili que j'imaginais et celui que je vois, il y a beaucoup années d'absence. Qu'entre l'Amérique latine que j'ai idéalisée et la réalité de ce continent, il y a un monde.
Alors, je me suis dit qu'il fallait partager cette re-découverte. En donnant la parole aux gens extraordinaires que je rencontre. Pour qu'ils se racontent, qu'ils disent ce qu'ils vivent au quotidien. Leurs recherches, leurs découvertes, mais aussi leurs origines, leurs attentes.
Certes, j'étais déjà souvent revenue au Chili (où j'ai vécu toute mon enfance), en Argentine, au Pérou, en Colombie et au Brésil. Mais le voyage durait deux voire trois semaines. Le temps de humer l'odeur de la terre, d'enquêter sur le meurtre de journalistes en Colombie, de naviguer en Patagonie entre les glaciers bleus ou de parcourir la carretera austral (route australe), la fameuse « Panamericana », de monter sur les sommets andins au Pérou à plus de 6 000 mètres d'altitude, de me rendre compte que les parents et voisins prenaient des rides, que les maisons disparaissaient et que des immeubles poussaient à leurs places, que les routes avançaient vers la cordillère, s'appropriant des terrains vierges.
Cette fois-ci, je reviens autrement
Je me coule dans la masse. Revenir, c'est être forcé d'ouvrir les yeux sur ce qu'est devenue la terre de l'enfance. Se rendre compte que cette terre-là n'est plus.
Manque de bol -ou peut-être pas-, mon arrivée coïncide avec le tremblement de terre de 8.8 sur l'échelle de Richter du 27 février dernier. Je venais de poser mes valises la veille.
Quelques jours plus tard, c'est le départ de Michelle Bachelet, une présidente très aimée, très appréciée pour ce qu'elle a réussi à faire d'un point de vue social et politique mais aussi pour la manière dont elle a mené le pays depuis quatre ans.
Le 11 mars, jour de l'investiture du nouveau président de droite, Sebastián Piñera, trois importantes répliques créent la panique à Valparaiso où la cérémonie a lieu en présence de la plupart des présidents sud-américains.
Les mauvaises langues diront que c'est Allende qui se retourne dans sa tombe, devant l'arrivée d'un homme d'affaires multimilliardaire à la présidence du Chili, après vingt années de différents gouvernements de centre-gauche. Voilà le pays et le continent où j'atterris.
Qui se souvient ?
La rivière du Mapocho, ses eaux grises et lourdes, se souvient-elle du coup d'Etat de 1973 ? La rue des Araucanos où je jouais avec les enfants du quartier et des environs, même lorsque l'état de siège nous interdisait de mettre le nez dehors, gardera-t-elle en mémoire cette image colorée ?
Dans l'avenue Costanera, les arbres ont-ils gardé, au cœur de leur bois, le bruit des tanks circulant une glaciale nuit de septembre ? Et les hélicoptères, qui survolaient la capitale le lendemain du tremblement de terre le 27 février 2010, sont-ils conscients des traumatismes qu'ils provoquaient dans l'esprit des enfants le 11 septembre 1973 ?
Les bâtisses de Lo Curro ont-elles gardé l'odeur acide de ceux de la DINA (services secrets de la dictature) qui y tuaient en toute impunité ?
Le tabou du passé
Tout cela, aujourd'hui, est comme enfui dans le passé. Et les Chiliens évitent même souvent d'en parler, tant le sujet fâche, provoque une gêne au sein de familles coupées en deux par des opinions opposées. La moitié des Chiliens s'affiche pour Pinochet, 50% contre.
Ne pas trop parler du passé c'est, disent-ils, se projeter davantage dans l'avenir. Difficile à entendre pour ceux qui ont vécu tout ce temps à l'étranger et qui voudraient, au contraire, discuter, re-discuter, voir s'il reste quelque chose de ces années-là, de ces visages disparus dans la société d'aujourd'hui.
4x4 et centres commerciaux
Et se projeter, c'est proclamer haut et fort que le Chili est « le Jaguar de l'Amérique du Sud », un pays en plein boom, « consumériste » où les rues des beaux quartiers sont remplies de gros 4x4… Ceux, justement, qu'on évite d'acheter en Europe tant ils sont polluants. Ici, ils ont une signification sociale : ils montrent que celui qui le conduit y est « arrivé ».
Les « malls » (gigantesques centres commerciaux) poussent comme des champignons, toujours avec les mêmes enseignes, là où les autorités auraient pu, et peut-être dû, développer davantage de lieux de culture, des musées…
Les mentalités ont changé
Je constate que les inégalités sociales sont toujours énormes. A commencer par l'accès à la santé : d'un côté la clinique où on vous demande un chèque avant que vous n'exprimiez votre douleur, de l'autre, l'hôpital où les rendez-vous chez les spécialistes ont lieu trois mois ou plus d'un an plus tard.
L'éducation est plutôt en mauvaise position, entend-on dans les médias, derrière le Botswana. Il faut dire que les écoles sont soit privées, chères et plutôt bonnes, soit municipales et très mauvaises.
Les codes ont changé, les mentalités aussi… même si les Chiliens essayent de conserver ce qui caractérisait ce pays dans le passé : une certaine chaleur, de la poésie dans l'âme et une grande générosité.
Revenir, c'est se rendre compte qu'on a vécu, l'âme accrochée à un doux souvenir qui ne reviendra plus. C'est regarder la réalité en face, pour garder l'âme du poète mais ne plus se raconter d'histoires.