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lundi 15 avril 2019

QUI A DIT QUE NOUS ÉTIONS MORTS ?


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PORTRAIT DU POÈTE CÉSAR VALLEJO 
PAR PABLO PICASSO
Une atmosphère au parfum d’orange, c’est ce qu’offre le recueil Marin à terre, que Rafael Alberti publie à 23 ans (1). Il est né en 1902 dans le port de Santa María, sur la côte andalouse. Il a ensuite dû s’installer à Madrid ; mais sa pensée s’envolera souvent vers les rues blanches du village natal, et l’eau paisible du fleuve Guadalete. Pas de message, pas de mot d’ordre. Et pourtant… Cet ami de Federico García Lorca, qui a commencé par s’imaginer « pirate, voleur d’aurores boréales sur des mers inconnues », va ensuite s’engager avec le plus grand courage aux côtés de la République pendant la guerre d’Espagne, physiquement, intellectuellement et artistiquement : le chanteur Paco Ibáñez rendra célèbre son poème A galopar, l’un des hymnes républicains. Il s’exile en Argentine lorsque le franquisme l’emporte, pour ne revenir en Espagne qu’une fois la dictature tombée. Aujourd’hui, le Parti populaire (PP) a débaptisé le théâtre Rafael Alberti, à Almería, tout comme ont été effacés, dans certaines villes, les noms de ses amis les poètes Miguel Hernández et Pablo Neruda…
PORTRAIT DE CÉSAR VALLEJO 
PAR PABLO PICASSO
C’est à la défense de la même cause que s’est donnée l’une des figures majeures de la poésie hispano-américaine du XXème siècle, César Vallejo : « La voilà qui passe ! Appelez-la ! C’est son flanc ! / La voilà, la mort, qui passe à Irún / Ses pas d’accordéon, ses obscénités / Son mètre du suaire que je t’ai dit / Son gramme de ce poids que j’ai tu… oui, ce sont eux !»

Métis, Vallejo a vu le jour en 1892 dans le bourg andin de Santiago de Chuco, au Pérou. Injustement accusé de vol et d’incendie durant une révolte populaire, il prend, après quelques mois de prison, le chemin de l’exil, et, un vendredi 13, en juin 1923, sans un sou en poche, arrive à Paris. Il ne reverra pas son pays d’origine, mais la dure condition des péons et l’expérience d’une exploitation inhumaine demeureront déterminantes dans ses engagements. « Aujourd’hui, et plus que jamais peut-être, écrira-t-il, je sens graviter sur moi une obligation sacrée jusqu’à maintenant inconnue, d’homme et d’artiste : celle d’être libre ! »

C’est dans les derniers mois de 1937 que Vallejo écrit une grande partie de ce qui deviendra Poèmes humains, ainsi qu’Espagne, écarte de moi ce calice (2). « Long travail qui s’apparente à un voyage difficile, voire périlleux », François Maspero en a assuré la traduction et, dans une remarquable préface, décrypte « ce caractère pathétique qui, poème après poème, pénètre lentement et profondément le lecteur ». Chaos de mots, délire du verbe, associations déroutantes, lave ardente.

À ses homologues latino-américains, Vallejo lance : « Les responsables de ce qui se passe dans le monde, c’est nous, les écrivains, parce que nous possédons une arme formidable, qui est le verbe. » Même lorsque, comme lui, mélancolique, révolté, angoissé, désespéré, on s’interroge : « D’où est née cette douleur qui se suffit à elle-même ? Ma douleur est du vent du Nord et du vent du Sud, comme ces œufs neutres de certains étranges oiseaux fécondés par le vent. »

Vallejo disparaît en 1938. « Ce n’est pas plaisant de mourir, monsieur, si l’on ne laisse rien dans la vie et si rien n’est possible dans la mort, sauf ce qu’on a pu laisser dans la vie ! » Qu’il se rassure, là où il est. Il reste ces poèmes. Et ce n’est pas rien.
Maurice Lemoine

(1) Rafael Alberti, Marin à terre (suivi de L’Amante et de L’Aube de la giroflée), présentation et traduction de Claude Couffon, Gallimard, Paris, 2012, 369 pages, 9,90 euros (1re édition : 1985).
(2) César Vallejo, Poèmes humains et Espagne, écarte de moi ce calice, traduit de l’espagnol par François Maspero, Seuil, Paris, 2011, 405 pages, 28,40 euros.