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Le philosophe slovène réagit à l’arrestation du fondateur de WikiLeaks à l’ambassade d’Equateur à Londres.
Né en 1949, influencé par Hegel, Marx et Lacan, le philosophe slovène Slavoj Zizek est l’une des principales figures de la pensée radicale contemporaine européenne.
Cela a fini par arriver : Julian Assange a été extrait de l’ambassade équatorienne de Londres et arrêté. Ce n’est pas une surprise : de nombreux signes laissaient présager une telle issue depuis un certain temps. Il y a une semaine ou deux, WikiLeaks avait prédit une arrestation prochaine, ce à quoi le ministre des Affaires étrangères de l’Équateur avait répondu que son pays n’envisageait pas de retirer à Assange l’asile qu’il lui avait accordé – un mensonge flagrant, comme nous pouvons le constater maintenant. Ce mensonge fut agrémenté d’autres encore : WikiLeaks, affirma-t-on, s’apprêtait à divulguer des photographies du président équatorien relevant pourtant de sa vie privée (mais quel aurait été l’intérêt pour Assange d’agir ainsi, de se mettre ainsi en danger ?).
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Un assassinat symbolique
La possibilité d’une extradition vers les États-Unis semble réelle au regard de l’attitude de la Grande-Bretagne qui, au lieu de dire qu’elle n’extraderait pas Assange vers les États-Unis, a déclaré qu’elle ne l’extraderait pas vers un pays où il serait passible de la peine de mort. Songeons aussi à la campagne de communication parfaitement orchestrée menée ces derniers mois sans relâche et qui culmina avec ces rumeurs invérifiées selon lesquelles les Equatoriens entendaient bien se débarrasser de Assange en raison de sa mauvaise odeur et de ses vêtements sales. C’était là un assassinat symbolique. Dans un premier temps, les attaques visant Assange, venues d’anciens amis et collaborateurs, avaient consisté à déplorer l’évolution de WikiLeaks et la dérive politique de son fondateur, à pointer du doigt sa prétendue obsession anti-Hillary et ses liens suspects avec la Russie. Ces attaques furent suivies d’autres, diffamatoires et visant cette fois directement sa personne : il fut dès lors présenté comme un individu paranoïaque et arrogant, obsédé par le pouvoir et le contrôle… Enfin, je l’ai dit, ce furent les mauvaises odeurs et les vêtements tachés.
Assange, paranoïaque ? Lorsque vous vivez en permanence dans une pièce farcie de micros, en étant l’objet d’une surveillance constante des services secrets, n’avez-vous pas quelques raisons de le devenir ? Assange, mégalomane ? Quand le chef de la CIA (l’ancien chef désormais) déclare que votre arrestation est sa priorité absolue, ne laisse-t-il pas entendre que vous représentez au minimum une menace « considérable » pour certains ? Assange, se comportant comme le chef d’un réseau espion ? Mais WikiLeaks est un réseau espion, mais un qui sert les populations, les tenant informées de ce qui se déroule dans les coulisses.
Soulevons donc la grande question : pourquoi maintenant ? Un nom explique tout, me semble-t-il : Cambridge Analytica. Un nom qui résume tous les combats de Julian Assange – qui consistent à divulguer les liens entre de grands consortiums privés et les structures gouvernementales –, un nom qui représente tout ce contre quoi il se bat. Souvenez-vous de tout le tapage fait autour de l’ingérence russe dans les élections américaines, de cette véritable obsession pour ce sujet. Nous savons maintenant que ce ne sont pas les hackers russes (et Assange) qui ont poussé le peuple américain dans les bras de Trump mais des sociétés spécialisées dans le traitement des mégadonnées et entretenant des relations particulièrement étroites avec le pouvoir politique. Cela ne signifie pas que la Russie et ses alliés sont innocents : ils ont probablement tenté d’influer sur l’issue de ces élections de la même manière que les États-Unis s’efforcent de le faire dans d’autres pays (mais cela s’appelle alors venir en aide à la démocratie…). Mais cela veut dire que le grand méchant loup qui dénature notre démocratie se trouve bien ici, parmi nous, et non au Kremlin. Voilà précisément ce que Assange affirmait constamment tout haut.
Mais où se trouve exactement ce grand méchant loup? Il y a bien contrôle et manipulation, mais pour en prendre la pleine mesure il importe d’aller au-delà du lien qui peut se constater entre certaines entreprises privées et les partis politiques (comme dans le cas de Cambridge Analytica). C’est à l’interpénétration de sociétés comme Google et Facebook, spécialisées dans le traitement des mégadonnées, et d’agences gouvernementales dédiées à la sécurité étatique qu’il faut surtout s’intéresser. Plutôt que de nous indigner de ce qui se passe en Chine, nous ferions mieux de nous indigner de nous-mêmes, qui acceptons de tels contrôles tout en prétendant être pleinement libres, tout en croyant que ces médias nous aident simplement à réaliser nos objectifs (les Chinois, eux, ne se racontent pas d’histoires : ils savent parfaitement qu’ils sont contrôlés). Le tableau général qui se dessine alors – lorsque nous le complétons par ce que nous savons des toutes dernières avancées de la biogénétique – nous offre une image absolument terrifiante des nouvelles formes de contrôle social, en comparaison desquelles le bon vieux « totalitarisme » du XXe siècle passe pour une machine de contrôle plutôt grossière et malhabile.
Faire échapper la Toile au contrôle du capital privé et du pouvoir d’État
La réalisation majeure du nouveau complexe militaro-cognitif a consisté à rendre superflue toute oppression directe et manifeste : les individus sont bien mieux contrôlés et « poussés » dans la direction qui convient lorsqu’ils continuent de se vivre comme des acteurs libres et autonomes de leurs propres existences… Il y a une autre leçon essentielle de WikiLeaks : notre absence de liberté est dangereuse au plus haut point lorsqu’elle est vécue comme le médium même de notre liberté. Qu’y a-t-il de plus libre en effet que ce flux communicationnel incessant qui permet à chacun de faire connaître à tous ses opinions et de former à volonté des communautés virtuelles ? Dans la mesure où la licence et le libre choix font figure de valeurs suprêmes, il semble que le contrôle social et la domination ne menacent plus le sujet et sa liberté : l’individu supposément libre en fait l’expérience en tant qu’expérience de soi-même et, ce faisant, les conforte. Qu’y a-t-il de plus libre en effet que nos manières de « surfer » sur la Toile sans la moindre contrainte ? Voilà comment opère aujourd’hui « le fascisme qui a l’odeur de la démocratie ».
C’est pourquoi il est absolument impératif de faire échapper la Toile au contrôle du capital privé et du pouvoir d’État, de la rendre entièrement accessible au débat public. Google contre WikiLeaks (Ring, 2018), ce livre d’Assange étrangement ignoré, contient des pages profondément justes sur le sujet : afin de comprendre comment nos vies sont contrôlées aujourd’hui, et comment ce contrôle est vécu comme une liberté, il nous faut nous intéresser avant tout à la relation tout sauf transparente entre les entreprises privées qui contrôlent nos communs et les agences de renseignement étatiques.
Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi Assange a été réduit au silence : une fois que le « scandale » Cambridge Analytica a éclaté, le pouvoir politique s’est efforcé de le ramener à un cas isolé témoignant d’un « mauvais usage » du fait de quelques sociétés et de quelques partis. Mais où est l’État lui-même ? Où sont les appareils à moitié invisibles de ce que l’on appelle le « deep state », l’« État profond » ? Il n’est pas étonnant que le Guardian, qui a consacré des pages entières au « scandale » Cambridge Analytica, ait récemment publié une attaque proprement dégoûtante contre Assange, le présentant comme un mégalomane et un délinquant en cavale. Ecrivez autant que vous le voulez sur Cambridge Analytica et Steve Bannon mais ne réfléchissez surtout pas aux sujets sur lesquels Assange avait attiré votre attention : au fait que les appareils d’État qui sont désormais censés enquêter sur le « scandale » sont eux-mêmes partie intégrante et active du problème.
Il espionne les puissants pour le compte des populations
Assange se présentait lui-même comme l’espion des populations, travaillant en leur nom et pour elles : il n’espionne pas les populations pour le compte des puissants ; il espionne les puissants pour le compte des populations. Voilà pourquoi il n’y a que nous maintenant, nous les populations, pour pouvoir réellement lui venir en aide. Seule notre mobilisation, seule la pression que nous pourrons alors exercer sur le pouvoir politique permettront de le sortir de ce très mauvais pas. On a pu lire bien des choses sur les méthodes des services secrets soviétiques : comment ils châtiaient leurs traîtres, y compris lorsqu’il leur fallait attendre des décennies pour cela ; comment ils pouvaient aussi libérer leurs membres retenus prisonniers par l’ennemi, et l’obstination qu’ils y montraient. Assange n’a aucun État avec lui : il n’a que nous, les populations. Alors faisons au moins ce que faisaient à l’époque les services secrets soviétiques : obstinons-nous à le libérer, et peu importe le temps que cela prendra !
WikiLeaks n’est que le début, et notre devise devrait être une devise maoïste : que fleurissent cent WikiLeaks. La panique et la rage avec lesquelles les puissants, tous ceux qui contrôlent nos communs numériques, ont réagi au combat de Julian Assange démontrent à elles seules qu’une telle activité touche le nerf le plus sensible. Dans ce combat, de nombreux coups seront portés en-dessous de la ceinture : de même que Assange avait été accusé de s’être placé au service de Poutine, notre camp sera accusé de jouer le jeu de l’ennemi ; mais il faut s’habituer à cela et apprendre à rendre les coups, à jouer impitoyablement un camp contre l’autre afin de les faire tous deux s’effondrer.
Traduit de l’anglais par Frédéric Joly
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