ContexteLa dictature de Salazar – Monarchie jusqu’en 1910, le Portugal devient une dictature militaire en 1926. En 1932, António de Oliveira Salazar, économiste partisan d’un État fort, devient chef du gouvernement. Il met en place un régime autoritaire, l’Estado Novo (l’État nouveau). Les opposants sont pourchassés sans pitié, arrêtés, déportés. Salazar autorise une légion de 12 000 hommes à se battre aux côtés des franquistes pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), mais reste neutre pendant la Seconde Guerre mondiale, entretenant des relations commerciales avec les deux camps. Maintenant son pays sous une chape de plomb, il meurt en 1970, à l’âge de 81 ans. Quatre ans plus tard, en 1974, les militaires soutenus par le peuple abattent le régime.
Le 25 avril de ceux qui ont les mains sales.
pour les puissants, pour les élites de toujours (grands propriétaires terriens, capitaines d’industrie, banquiers), dotées d’une « solide formation morale » certifiée par la Pide [police politique de la dictature], le 25 avril fut comme un mal de tête, une simple douleur incommodante. Certains crurent même y voir une bonne affaire, même si l’impression fit long feu. A partir [du coup d’État manqué] du 11 mars 1975, le changement devint une menace qui leur fit peur et les obligea à se protéger. Une peur passagère, car le 25 novembre de la même année [date d’un deuxième coup d’État manqué], on leur souffla à l’oreille (pour que les Portugais lambda n’entendent pas) qu’avec le temps tout finirait par revenir à la normale. Il n’y aurait pas même besoin de créer une commission vérité et réconciliation, et encore moins une commission prônant, en plus, la justice. Quarante ans plus tard, ceux qui ont eu peur ne s’en souviennent pas, et ceux qui leur ont fait peur ont à leur tour peur de le leur rappeler.
pour les puissants, pour les élites de toujours (grands propriétaires terriens, capitaines d’industrie, banquiers), dotées d’une « solide formation morale » certifiée par la Pide [police politique de la dictature], le 25 avril fut comme un mal de tête, une simple douleur incommodante. Certains crurent même y voir une bonne affaire, même si l’impression fit long feu. A partir [du coup d’État manqué] du 11 mars 1975, le changement devint une menace qui leur fit peur et les obligea à se protéger. Une peur passagère, car le 25 novembre de la même année [date d’un deuxième coup d’État manqué], on leur souffla à l’oreille (pour que les Portugais lambda n’entendent pas) qu’avec le temps tout finirait par revenir à la normale. Il n’y aurait pas même besoin de créer une commission vérité et réconciliation, et encore moins une commission prônant, en plus, la justice. Quarante ans plus tard, ceux qui ont eu peur ne s’en souviennent pas, et ceux qui leur ont fait peur ont à leur tour peur de le leur rappeler.
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APARCOA «GRÂNDOLA, VILA MORENA»
EXTRAIT DE CHILE, AMIGA RDA, 1975
COMPOSITION DE ZECA AFONSO
DURÉE : 00:02:27
Le 25 avril des révolutionnaires enfiévrés.
Dans les rues, sur les places, aux champs, dans les écoles, au sein des familles, dans les casernes, l’image d’une société juste embrasa les esprits comme l’éclair, comme si le bonheur était à portée de main, que l’oppression séculaire n’avait été qu’un cauchemar et que le futur lointain et radieux se matérialisait, ici et maintenant, et pour toujours. Certains partis qui se disaient d’avant-garde se trouvaient en fait à l’arrière-garde de cette liesse débordante. La société bouillonnait. Les travailleuses rurales analphabètes farfouillaient, émerveillées, dans les tiroirs secrets des nobles dames des grandes propriétés, les ouvriers exaltés tentaient de se convaincre eux-mêmes qu’ils avaient des droits face au patron, les prostituées s’organisaient en syndicats, la jeunesse mettait autant de zèle à faire l’amour qu’à préparer des affiches et des tracts. Les ruraux s’établissaient en corporatives car le mot sonnait mieux à leurs oreilles que « coopérative”, les journalistes se découvraient libres d’écrire les mots « socialisme » et « communisme », et les enseignants d’enseigner « Karl Marx », et non plus « Carlos Marques », comme ils l’avaient toujours fait pour tromper les informateurs de la Pide qui s’installaient incognito dans le fond de leur classe. Et tout cela dans la fièvre, de façon désorientée et dans l’exaltation.
DES TIMBRES-POSTE DE KARL MARX DANS LE MUSÉE JUIF DE BERLIN. PHOTO THEO SCHNEIDER |
LE PRÉSIDENT CHILIEN SALVADOR ALLENDE EN CONFÉRENCE DE PRESSE LE 2 MARS 1973. PHOTO BETTMANN/CORBIS |
Les temps changent, les créances aussi, la dette demeure.
Quarante ans plus tard, l’heure n’est plus à l’impérialisme nord-américain : l’impérialisme vient désormais de l’Europe. La grande frustration d’aujourd’hui est à l’aune de l’immense espérance que fut le 25 avril.
Je conseillerai donc aux pèlerins du 25 avril 1974 de prendre leur temps, de s’attarder pour profiter du grand air et humer les effluves du romarin [référence à la chanson de Chico Buarque, pour qui l’odeur de cette plante typique du Portugal était un symbole d’espoir envoyé par les révolutionnaires aux Brésiliens, eux-mêmes soumis à la dictature], et parler ensemble du Portugal comme si, de nouveau, il leur appartenait. Ensuite, au lieu de rentrer, qu’ils se contentent d’une expédition dans le présent – et, puisque ce sont des pèlerins, qu’ils en profitent pour chasser les marchands du temple.
—Boaventura de Sousa Santos
Publié le 3 avril 2014 dans Visão Lisbonne