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À 97 ANS NICANOR PARRA S’EST VU ATTRIBUER LE PRIX CERVANTES LA HAUTE DISTINCTION LITTÉRAIRE HISPANIQUE. |
Strophe. Le Chilien de 97 ans s’est vu attribuer la haute distinction littéraire hispanique. La poésie est un glissement de terrain, le lieu de la crise. C’est une ligne de rupture et un casse-tête. Casse-tête est le titre d’un vieux poème de Nicanor Parra, écrivain chilien de 97 ans à qui l’on vient d’attribuer le prix Cervantes, la plus haute distinction des lettres de langue espagnole.
Début de Casse-tête : « Je ne donne le droit à personne. / J’adore un bout de chiffon. / Je déménage les tombes. / Je déménage les tombes. / Je ne donne le droit à personne. / Je suis un type ridicule / Sous les rayons du soleil, / Fouet des distributeurs de soda / Je meurs de rage. »
NICANOR PARRA PRIX CERVANTES 2011 |
Férocité. Parra est mathématicien, professeur. C’est l’un des poètes sud-américains du siècle passé. Quand il écrit, c’est sans perruque : ses dents montrent la joie, le rire, la grimace, le dentier, le cadavre. La conscience ordinaire, celle de l’homme de la rue et de son langage, trouve une expression lyrique. Le poète est un homme comme les autres, d’une férocité sensible, «celui qui s’exprime mal, exprime vu que», et le vers s’arrête là : fin du soufflet lyrique.
NICANOR PARRA PRIX CERVANTES 2011 |
Les vapeurs du rêve ne disparaissent pas au réveil, mais elles sont vues et reprises comme par un lendemain de cuite. Le lecteur, cet égout à grands sentiments, est pris par le col. Parra lui écrit ces vers de fonctionnaire : «L’auteur n’est pas responsable de la gêne que peuvent provoquer ses écrits : / Quoique ça lui pèse, / Le lecteur devra toujours se donner pour satisfait.» Puis, à propos de poésie : «Selon moi, / L’heure est venue de moderniser cette cérémonie. / Et moi j’enterre mes plumes dans la tête de messieurs les lecteurs !» Ou dans leur cul.
Le poète a quitté le club des poètes. Il n’est plus démiurge, ne tutoie plus les dieux ni les saints. Sa langue s’élève par en bas, roulant au ras des choses. La réalité, plus que l’homme, semble avoir des visions, comme l’ivrogne qui ne boit plus. Un jour, dans un parc, le poète rencontre un ange : «Il m’a donné la main / Je lui ai pris le pied. / Il faut voir, Messieurs, / Ce que c’est qu’un ange !» Il le quitte, «mort de rire», en lui souhaitant, avec des incorrections populaires de langage, «que tout aille bien, qu’une auto vous écrase, qu’un train vous tue.» On dirait une scène des Marx Brothers. Naissance du sarcasme métaphysique. Le cœur est plein ; la pacotille des larmes s’évapore à la brûlure des vers.
NICANOR PARRA PRIX CERVANTES 2011 |
Quand l’auteur de 2666 lui rend visite, Parra l’accueille en anglais : «Ce sont les paroles de bienvenue qu’offrent des paysans du Danemark à Hamlet.» En deux vers, il a résumé sa position d’homme et de poète : «Je veux faire un bruit avec les pieds / Et je veux que mon corps rencontre une âme.» Bolaño : «Parra, mais aussi ses frères, Violeta en tête, et ses parents rabelaisiens ont mis en pratique l’une des plus grandes ambitions de la poésie de tous les temps : excéder la patience du public.»
Ce n’est pas rien de rendre en quelques vers les hommes plus intelligents, plus sauvages, plus lucides qu’ils n’ont jamais voulu l’être. Il y est parvenu. Reste à le traduire.
Philippe LANÇON