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POCHOIR CAMILO TORRES PHOTO DANIEL AFANADOR |
En 1947, il quitte l'université après un semestre de droit. Il se lance dans le journalisme mais finit par entrer au séminaire. Avril 1948: l'assassinat du leader libéral Jorge Eliecer Gaitán enflamme Bogota. Les campagnes, exaspérées par la situation politico-sociale, suivent le Bogotazo. L'armée du gouvernement conservateur affronte les bandoleros libéraux. Dans un pays déjà marqué par l'instabilité et la violence (voir la guerre des Mille jours, 1899-1902), cette guerre civile impitoyable (la Violencia) se termine au prix de 300 000 morts en 1953.
Alors que la Colombie signe un Pacte national boiteux entre libéraux et conservateurs, Torres est ordonné prêtre en 1954. Puis, il étudie à l'université catholique de Louvain (Belgique), où des générations d'étudiants protestataires latino-américains se formeront. Au sein d'une université fameuse pour abriter les divers courants libéraux catholiques romains, il connaît l'émulsion. Pétri de sociologie, sa matière préférée, et frotté de syndicalisme chrétien, il fonde avec des étudiants colombiens un groupe de réflexion et aiguise son regard critique.
«CRUZ DE LUZ OU CAMILO TORRES»,
AUTEUR-COMPOSITEUR DANIEL VIGLIETTI 1967;
INTERPRÉTÉ PAR PAR VICTOR JARA,
PARU DANS LE VINYLE LP – JJL -03,
FACE B , « PONGO EN TUS MANOS ABIERTAS »,
CHEZ JOTA – JOTA, SANTIAGO DU CHILI 1969.
Sa mémoire de licence en poche en 1959 (publié en 1987 sous le titre explicite de «La prolétarisation de Bogota»), Torres est nommé chapelain de l'université nationale. Créatif, il engage de nombreux projets de recherche, notamment en matière de sociologie urbaine, dont il est précurseur en Colombie, et fonde la faculté de sociologie avec Orlando Fals Borda en 1960. Au gré d'investigations dans les quartiers miséreux de Bogota, il sent l'urgence du changement tandis que la révolution cubaine bouleverse la donne politique en Amérique latine et que le Concile Vatican II lance l'aggiornamento de l'Eglise catholique romaine.
En effet, le Concile Vatican II (1962-65), commencé sous les auspices du bon pape Jean XXIII et terminé avec l'intellectuel Paul VI, ouvre le Vatican sur le monde moderne en marquant une inflexion sur sa gauche. Les encycliques sur la paix, l'injustice, la pauvreté et le partage s'enchaînent durant toute la décennie (notamment «Pacem in terris», «Mater et Magistra» et «Populorum progressio»). Cette ouverture historique permet aux catholiques éclairés, réformateurs ou progressistes de se faire entendre.
Dans ce contexte ecclésial favorable, l'engagement de Camilo Torres trouve un élan supplémentaire. Mais le haut clergé colombien, très conservateur, ne voit pas d'un bon oeil ce prêtre trop écouté des étudiants universitaires. Son sens critique dérange. Sa dénonciation des inégalités incommode. Après moult polémiques, le cardinal Luis Concha Córdoba obtient sa destitution de son poste de chapelain. Muté dans la petite paroisse de Veracruz, Torres continue cependant son intense activité en milieu paysan. En 1963, il préside le premier congrès de sociologie de Colombie et parle de «la violence et des changements socioculturels dans les régions rurales colombiennes». Il met le doigt là où ça fait mal, veut résoudre l'équation «fils de Dieu et membre de la société», comme il disait, et appelle à une révolution pacifique des structures économico-sociales. Celui qui se définit comme un «sociologue, prêtre et colombien» est de moins en moins en odeur de sainteté auprès de l'oligarchie, des politiques traditionnels et, surtout, de ses supérieurs.
En 1964, ce contestataire retourne cependant à l'université comme professeur associé à la faculté de sociologie et à l'Ecole supérieure d'administration publique. Occupant de nombreuses fonctions, ce travailleur infatigable met sur pied une coopérative de développement rural et incorpore le très modeste Institut colombien pour la réforme agraire. Mais ses positions exaspèrent. Il doit quitter son poste de Veracruz. Jugé radical, il est constamment l'objet de pressions d'une cléricature engoncée dans ses privilèges. L'Eglise n'est d'ailleurs pas seule à le honnir: de retour d'un congrès au Pérou, il est provisoirement détenu par la police à l'aéroport...
Le 27 juillet 1965, Camilo Torres célèbre sa dernière messe. Sans quitter la prêtrise, il retourne à l'état laïc. N'écoutant même pas Rome, qui réclame le dialogue, l'Eglise colombienne se débarrasse avec soulagement d'un gêneur – mais un révolté émerge de son sein. Torres prend langue avec la guérilla émergente de l'ELN (Armée de libération nationale, sympathisante castriste). Parallèlement, cet activiste désormais populaire donne des conférences fiévreuses, dirige des manifestations antigouvernementales d'ampleur nationale, et met sur pied la plate-forme du Front uni (un mouvement de divers groupes progressistes dont le but est de solutionner les problèmes nationaux). Mais l'agitation sociale est étouffée et des paysans indociles bombardés; de petites républiques indépendantes récusent le pouvoir établi (expérience de Marquatalia); la campagne présidentielle de 1966 est électrique... La Colombie, fébrile.
Camilo Torres signe alors éditoriaux et articles dans le journal du Frente Unido. Inscrit dans le sillage du renouveau du Vatican, il pousse l'ouverture annoncée dans ses retranchements et choisit une criante option révolutionnaire dans la défense des pauvres et des opprimés. Refusant le jeu inefficient et douteux des deux grands partis politiques libéral et conservateur, il prône l'abstention électorale. Mais ses positions le renvoient encore dans une impasse, aussi rapidement que sa fulgurante trajectoire dans le ciel troublé de la Colombie des années soixante.
Durant les six derniers mois de 1965, il écrit de longs messages qui sonnent comme des épîtres adressées aux secteurs les plus variés de la société colombienne. À ses coreligionnaires, il écrit: «La révolution n'est pas seulement permise mais obligatoire pour les chrétiens qui voient en elle l'unique manière efficace et large de réaliser l'amour pour tous.» Aux communistes, ce partisan du non-alignement tend la main. Il objurgue l'armée de ne pas être aux ordres de la bourgeoisie, mais de servir le peuple. Il appelle paysans, syndicalistes et étudiants à s'unir dans un vaste projet révolutionnaire et pluriel dans lequel il veut inclure les femmes, dont il parle avec tendresse.
Mais ses contacts sont connus de l'armée. Étiqueté subversif, il sait que les tribunaux peuvent le poursuivre – ou qu'il peut simplement être abattu... Marginalisé par sa hiérarchie, irritant les partis dominants, il estime que le devoir d'un chrétien passe désormais par les armes. Il franchit le Rubicon fin 1965 et gagne le maquis de l'Armée de libération nationale (ELN). Ses dernières recommandations sont: «Pas un pas en arrière! La Libération ou la mort!». Camilo Torres meurt lors de son premier accrochage avec l'armée.
Important et populaire de son vivant en Colombie, sa renommée dépasse alors les frontières de son pays, qui s'enfonce dans la tourmente. Sa mère résuma bien sa fortune héroïque: «Camilo est né quand ils l'ont tué.» La légende du prêtre rouge, guérillero révolutionnaire et chrétien, à vrai dire plus homme d'action que théologien, se répand avec la nouvelle de son martyr, même s'il sera souvent éclipsé par Ernesto Guevara, son contemporain, bientôt mort en 1967. La photo de Camilo a en effet souvent orné les murs de chambres d'étudiants latino-américains au côté de celle du «Che».
Thibaud Kaeser paru le MERCREDI 23 AOÛT 2006