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lundi 17 février 2020

L’ASTROLOGUE QUI INSPIRE JAIR BOLSONARO


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 OLAVO DE CARVALHO FUMANT DEVANT LE DRAPEAU BRÉSILIEN
 ILLUSTRATION KLARA AUERBACH
Au Brésil, un réactionnaire aux avant-postes de la guerre des idées
« Populiste de droite », amateur de provocations, le président brésilien Jair Bolsonaro est parfois présenté comme un « Donald Trump tropical », en référence au chef d’État américain, dont il partage également l’imprévisibilité. Mais son action ne se résume pas à ses frasques : elle puise notamment dans l’idéologie formulée par un gourou longtemps demeuré discret.
par Gilberto Calil
«Olavo de Carvalho n’existe pas. » Formulée en 2001, la sentence du sociologue Emir Sader, proche du Parti des travailleurs (PT, gauche), a longtemps illustré l’accueil réservé aux travaux de cet intellectuel dans les milieux progressistes du Brésil. Les thèses réactionnaires d’un philosophe-pamphlétaire exerçant par ailleurs le métier d’astrologue inspiraient le mépris aux universitaires et semblaient éloignées des préoccupations du grand public. Beaucoup en étaient convaincus : Carvalho n’« existait » que pour les franges les plus radicales de la droite brésilienne, une niche politique où l’on aboyait fort sans avoir guère de poids.

M. BOLSONARO PLACE QUATRE LIVRES BIEN EN VUE : LA BIBLE,
LA CONSTITUTION BRÉSILIENNE, UN OUVRAGE SUR
WINSTON CHURCHILL ET UN DERNIER SIGNÉ DE CARVALHO.
CAPTURE D'ÉCRAN
Lorsque M. Jair Bolsonaro est élu à la présidence du pays, en octobre 2018, les marginaux d’hier s’emparent du pouvoir. Pour une intervention sur les réseaux sociaux à la suite de sa victoire, M. Bolsonaro place quatre livres bien en vue : la Bible, la Constitution brésilienne, un ouvrage sur Winston Churchill et un dernier signé de Carvalho. Les intellectuels de gauche découvrent alors que leur dédain à son égard les avait empêchés de comprendre « comment l’amoncellement d’erreurs factuelles qui caractérise [son œuvre] avait pu finir par sembler cohérent à une partie de la population », selon les mots du politiste Alvaro Bianchi (1).

 LA FASCINATION DE L’EXTRÊME DROITE POUR GRAMSCI EST
ANCIENNE.  FRANCO LO PIPARO DIT QU’IL EST TRÈS PROBABLE
 QUE LE PREMIER LECTEUR DES CAHIERS DE PRISON
AIT ÉTÉ MUSSOLINI. 

PINOCHET : PORTRAIT DU DICTATEUR EN BIBLIOPHILE
Né en 1947, Carvalho milite brièvement au Parti communiste brésilien dans les années 1960. Il étudie la philosophie, mais abandonne rapidement, jugeant l’enseignement qu’il reçoit de trop mauvaise qualité. Il commence à écrire pour de grands journaux en 1967, se consacrant à l’astrologie, une « discipline fondamentale » : « Ceux qui ne l’ont pas étudiée ne savent rien. Ce sont des analphabètes » (2). Parvenant à rejoindre les rangs — déjà bien garnis — des éditorialistes conservateurs, il pourfend la bien-pensance qui, selon lui, se serait emparée du pays depuis la fin de la dictature (1964-1985). D’où le titre d’un de ses principaux ouvrages, publié en 1996 : O imbecil coletivo. Atualidades intelectuais brasileiras (« L’imbécile collectif. Actualités intellectuelles brésiliennes »).

Son émergence en tant qu’intellectuel s’explique également par le soutien que lui apporte M. Ronaldo Levinsohn. Miraculeusement réchappé d’une série de scandales financiers, ce banquier possède UniverCidade, une université privée qui ouvre ses portes à Carvalho. Il y sera chargé de cours de philosophie entre 1997 et 2001, et en dirigera la maison d’édition entre 1999 et 2001.

Son intérêt pour la guerre des idées ne le conduit pas à délaisser le monde matériel. Dès 1998, il lance un site Internet pour diffuser ses analyses et recueillir les dons qu’il intime aux classes supérieures de lui verser. Sa logique, ici reformulée en 2009, est la suivante : dès lors que « “l’appareil idéologique” bourgeois dont parlent les marxistes n’existe pas », les classes supérieures se trouvent « sans défense » face à la menace communiste. « Quand elles s’aventurent à plaider en leur propre faveur, elles le font avec tant de discrétion et de délicatesse qu’elles donnent le sentiment de lutter contre l’adversaire le plus bienveillant et le plus compréhensif du monde, et non contre ces “machines à tuer” que les révolutionnaires se félicitent d’être » (3). Carvalho se présente comme l’un des rares intellectuels déterminés à défendre la cause des nantis. Mais, sans doute trop peu consciente de sa fragilité, la bourgeoisie ne lui offre pas le soutien pécuniaire qu’il estime mériter. Pendant des décennies, Plínio Salgado (1895-1975), le dirigeant historique du fascisme brésilien, s’était lui aussi lamenté : « La bourgeoisie ne nous aide pas. »

L’écriture de Carvalho se caractérise par son goût de la vulgarité et par son ton belliqueux. Cette agressivité se présente comme un gage d’authenticité, ce qui rappelle le style de M. Bolsonaro. L’homme estime que ses jurons «n’expriment que l’humble refus d’une fausse solennité ». Il en défend l’usage « dans les situations où une réponse délicate constituerait une forme de complicité avec l’intolérable » (4).


« Bouffons, traîtres et clochards »


Cette option rhétorique permet également d’esquiver le débat quand on manque d’arguments convaincants. L’une des techniques favorites de Carvalho consiste à disqualifier ses adversaires en les affublant de surnoms à connotation sexuelle ou scatologique. Affirmant, par exemple, que le « personnel de gauche » est essentiellement génocidaire, il conclut : « Si vous lui répondez poliment, vous conférez une dignité à ses idées. (…) Putain d’éducation ! Va te faire foutre, fils de pute ! » (5). Mais il touche parfois juste, notamment lorsqu’il critique la morgue de ces intellectuels progressistes qui lui reprochent de ne pas avoir de diplôme universitaire… dans un pays où plus de 83 % de la population adulte n’en possède pas non plus.

En 2002, Carvalho lance le site Mídia Sem Máscara (« Médias sans masques », MSM). Bien qu’il écrive à l’époque des tribunes régulières pour les principaux journaux du pays, sa plate-forme se fixe comme objectif de démontrer la mainmise communiste sur la presse. A priori saugrenue dans un pays où les médias sont détenus par l’oligarchie, la croisade élève l’intellectuel au rang de référence de l’extrême droite, qui admire son « courage ».

COUVERTURE DU PAMPHLET 
« LA NOUVELLE ÈRE ET LA
 RÉVOLUTION CULTURELLE »
C’est que, aux yeux de l’astrologue, l’étiquette « communistes » englobe les réformistes tièdes, les sociaux-démocrates bon teint et les néolibéraux du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite). Partisans d’une «ouverture » économique adossée à une modernisation sociétale, ces derniers constituent à ses yeux l’un des acteurs-clés d’une opération idéologique qu’il qualifie de « gramscienne » et qui viserait à fragiliser la société brésilienne afin d’en préparer le renversement. À partir de la publication d’A nova era e a revolução cultural (« La nouvelle ère et la révolution culturelle », 1994), Antonio Gramsci devient une obsession chez Carvalho. Selon les calculs du chercheur Leonardo Puglia, le nom de l’intellectuel communiste italien — présenté comme le « prophète de l’imbécillité, le guide des hordes d’imbéciles (6) » — apparaît « 318 fois dans les quatre ouvrages principaux publiés par l’auteur (7) ».

« Si Lénine est le théoricien du coup d’État, explique Carvalho, [Gramsci] est le stratège de la révolution psychologique qui doit précéder et préparer le terrain au coup d’État. (…) La révolution gramscienne est à la révolution léniniste ce que la séduction est au viol (8). » Se propageant imperceptiblement, la « stratégie gramscienne » viserait à éroder les fondements chrétiens et moraux de la société dans l’optique d’ouvrir la voie à la révolution communiste. D’où la « guerre culturelle » que les « communistes » livreraient à la société brésilienne afin de promouvoir l’avortement, l’homosexualité et la liberté sexuelle. Un raisonnement repris, presque mot pour mot, par la sénatrice Kátia Abreu en 2011 : « L’hégémonie de la pensée de gauche, que la stratégie gramscienne de révolution culturelle a inoculée à l’université, a établi une dictature de la pensée (9) », avait-elle alors proclamé, quatre ans avant d’entrer au gouvernement d’« ouverture » de Mme Dilma Rousseff (PT) en tant que ministre de l’agriculture.

Paradoxalement, le succès de Carvalho repose sur un ensemble d’outils de communication analogues à ceux que Gramsci proposait aux communistes afin de conduire la « guerre de positions », c’est-à-dire la bataille des idées. Ce faisant, il a participé à une forme de révolution culturelle de droite, facilitant l’élection de M. Bolsonaro, dont le gouvernement reflète ses positions essentielles : anticommunisme, négationnisme climatique, remise en cause des droits humains, attaques contre les femmes, les populations de couleur et les minorités sexuelles. On sait désormais que l’intellectuel a lui-même choisi le ministre de l’éducation, M. Abraham Bragança de Vasconcellos Weintraub, et celui des affaires étrangères, M. Ernesto Araújo. Mais son influence passe surtout par le président et par ses fils : Flávio (sénateur), Eduardo (député fédéral) et Carlos (conseiller municipal de Rio de Janeiro).

Sous les gouvernements de M. Luiz Inácio « Lula » da Silva (2003-2010) et de Mme Rousseff (2011-2016), les différentes franges de la droite étaient parvenues à s’unir pour obtenir l’emprisonnement (sans preuves) du premier et la destitution (inconstitutionnelle) de la seconde. Une fois M. Bolsonaro élu, les divisions ont resurgi, y compris au sein du gouvernement. Elles opposent les militaires (qui occupent huit ministères), les ultralibéraux (emmenés par le ministre des finances Paulo Guedes) et la fraction la plus idéologique qui gravite autour de Carvalho, telle la pasteure Damares Alves, ministre des droits de l’homme, de la famille et des femmes, qui préconise que les garçons portent des vêtements bleus et les filles, des vêtements roses.

Désormais, l’intellectuel figure parmi les cibles du vice-président, le général Antônio Hamilton Mourão, ainsi que des groupes ultralibéraux, comme le Mouvement Brésil libre. De son côté, le philosophe-astrologue dénonce les « modérés » du gouvernement, dont la timidité empêcherait M. Bolsonaro de déployer son programme. Au premier rang des obstacles au changement : le général Mourão, un « gamin illettré (10) ».

Carvalho plaide pour une radicalisation politique. Il approuve les manifestations organisées le 26 mai 2019 pour demander la suspension des institutions démocratiques, accusées d’entraver les ambitions du « peuple », et celles du 30 juin, en soutien au juge Sérgio Moro, responsable de l’incarcération de M. Lula da Silva, dont il est désormais prouvé qu’il a politisé le procès. Au cours de ce dernier rassemblement, des haut-parleurs disposés sur un camion diffusaient un message de Carvalho : «Pendant quatre ou cinq décennies, les communistes et leurs partenaires ont dominé le Brésil : les médias, les universités, le monde des arts et du spectacle. Tout, absolument tout ! » L’intellectuel invitait les manifestants à rompre avec « les bouffons et les traîtres, qui ont commencé à négocier avec l’autre camp et se disent modérés ». L’heure est venue, concluait-il, de « casser les jambes de ces clochards».

Gilberto Calil
Professeur d’histoire à l’université d’État du Paraná occidental (Unioeste).

Notes :
(1) Cité par Patricia Facchin, « Olavo de Carvalho é um efeito da nova direita e não sua causa », Instituto Humanitas Unisinos, 19 décembre 2018.
(2) « Um acerto de contas com a astrologia », Porto do Céu, Recife, juin 2000.
(3) Diário do Comércio, São Paulo, 17 août 2009.
(4) « Coleção de frases com Cu e cia », Olavo de Carvalho, 20 avril 2015.
(5) Cité par Lucas Patschiki, « Os litores da nossa burguesia : o Mídia Sem Máscara em atuação partidária (2002-2011) », dissertation en vue de l’obtention de la maîtrise d’histoire, université d’État du Paraná occidental, 2012.
(6) « A nova era e a revolução cultural : Capítulo II ».
(7) Leonardo Seabra Puglia, « Gramsci e os intelectuais de direita no Brasil contemporâneo », Teoria e Cultura, vol. 13, n° 12, Juiz de Fora, décembre 2018.
(8) « A nova era e a revolução cultural : Capítulo II », op. cit.
(9) Cité par Lucas Patschiki, « Os litores da nossa burguesia », op. cit.
(10) « Olavo de Carvalho retruca Mourão via redes sociais ; Carlos Bolsonaro apoia », Poder 360, 23 avril 2019.