DESSIN DE BEPPE GIACOBBE PARU DANS LE CORRIERE DELLA SERA, MILAN. |
Marseillaise, bureaucratie et croissants : après des années passées en France, le journaliste britannique Simon Kuper raconte la cérémonie de naturalisation de ses proches.
C’était le cauchemar de Marine Le Pen : 221 personnes de toutes les couleurs, assises dans le Panthéon, à Paris, et attendant de devenir françaises. Ma femme et mes enfants américains se trouvaient parmi les nouveaux élus. Quand ma femme a fait sa demande de naturalisation il y a des années, je n’ai pas pris cette peine. Après tout, j’étais britannique donc déjà européen. Puis il y a eu le Brexit. Désormais, je passe mes heures libres à réunir la montagne de documents nécessaires pour devenir français.
J’ai grandi un peu partout et ne me suis installé à Paris qu’en 2002, parce que les appartements y étaient bon marché. Theresa May appelle les gens comme moi des “citoyens de nulle part”, mais au Panthéon, l’endroit où la France enterre ses grands hommes, j’ai constaté qu’elle avait tort.
Pas d’élite cosmopolite
La cérémonie était indéniablement française. À 8 h 30, nous sommes debout sous la pluie devant le Panthéon, tout le monde pousse pour entrer en premier pendant que les fonctionnaires essaient de nous contenir, bien décidés à nous rappeler qu’ils sont l’État et que nous ne sommes que de simples citoyens. Puis nous attendons au moins une heure pendant qu’un fonctionnaire teste la sono en égrenant sans cesse les jours de la semaine : “Lundi, mardi, mercredi…” Les 221 présents sont manifestement devenus parisiens car personne ne se parle. Je suppose qu’après une cérémonie de naturalisation américaine, on rentre chez soi en connaissant la vie de tout le monde.
Theresa May se moquait d’une élite cosmopolite sans racines, mais le public du Panthéon n’entre visiblement pas dans cette catégorie. Même s’ils ont mis leurs plus beaux atours, la plupart des gens semblent vieux et mal habillés. Nombre d’immigrés ne se font naturaliser que des dizaines d’années après leur arrivée, une fois que leurs enfants français sont grands, et qu’ils prennent conscience qu’ils mourront ici.
WILHELM APOLLINARIS DE KOSTROWITZKY DIT GUILLAUME APOLLINAIRE |
On nous montre un petit film couvrant les principales questions françaises : manifestations, avions de chasse, musulmans en prière, personnes achetant des légumes au marché, soldats armés patrouillant dans les gares. Ensuite, une bureaucrate fait un discours bureaucratique et nous chantons La Marseillaise. Mes enfants parisiens la connaissent par cœur. Ils la chantent parfois aux fêtes d’anniversaire avec leurs amis, qui sont en majorité d’origine étrangère.
UN JEUNE CHILIEN DEVIENT FRANÇAIS APRÈS L'ATTENTAT DU BATACLAN
David, un Chilien de 25 ans, a raconté avoir été pris en otage au Bataclan en novembre 2015. Un terroriste lui a demandé : “Qu’est-ce que tu penses de François Hollande ?” et il a répondu : “J’en pense rien, je ne suis pas français.” Le terroriste a alors appris qu’il était chilien. “J’ai eu l’impression que je ne l’intéressais plus, il y a quelque chose qui s’est déconnecté dans son regard”, a expliqué David.
Bataclan
La bureaucrate cite le pays d’origine de tout le monde, de l’Argentine au Bangladesh, de la Russie au Sénégal. “Deux cent vingt et un nouveaux Français”, lance-t-elle, et la foule s’applaudit. En particulier les personnes qui viennent de pays pauvres et qui se retrouvent désormais en possession d’un morceau de papier qui va changer leur vie.
Dès la fin de la cérémonie, alors que nous commençons à savourer cette transformation, les fonctionnaires nous chassent. J’ai appris par la suite que notre groupe était le premier à devenir français au Panthéon, nous n’étions que l’échauffement. Le suivant a eu droit à des musiciens et un de ses membres, David, un Chilien de 25 ans, a raconté avoir été pris en otage au Bataclan en novembre 2015. Un terroriste lui a demandé : “Qu’est-ce que tu penses de François Hollande ?” et il a répondu : “J’en pense rien, je ne suis pas français.” Le terroriste a alors appris qu’il était chilien. “J’ai eu l’impression que je ne l’intéressais plus, il y a quelque chose qui s’est déconnecté dans son regard”, a expliqué David. C’est ce qui lui a sauvé la vie. Il a quand même décidé de devenir français.
“J’espérais que je serais plus mince…”
Pendant la seconde cérémonie, ma famille célébrait l’événement avec des croissants dans un café du coin. Ils avaient désormais la double nationalité franco-américaine. Je leur demande quelles sont leurs impressions. “Je ne me sens pas différente du tout, déclare ma fille. Je trouve juste que c’était une perte de temps, le type qui testait la sono.” Je lui dis que dans un siècle ses petits-enfants, à Rio ou à Sofia, fouilleront désespérément dans ses papiers pour trouver son certificat de naturalisation.
Ma femme ne se sent pas plus française non plus. “J’espérais que je serais plus mince”, soupire-t-elle. Mais elle est contente d’être devenue française pendant les soldes, car les chaussures qu’elle a achetées pour l’occasion étaient à moins 40 %. Un de mes fils déclare se sentir “normal” et est déçu que le président Macron ne soit pas venu. L’autre hausse les épaules : “J’étais déjà français. J’avais pas besoin de devenir plus français.”
Et voilà : ils étaient tous déjà français, mais aussi américains et britanniques. Les autres personnes présentes à la cérémonie ne cesseront pas de se sentir péruvienne ou tunisienne, mais leur visage resplendissait une fois qu’elles sont devenues françaises. Ces gens ne sont pas des citoyens de nulle part, ni ce que [le journaliste britannique] David Goodhart appelle “les gens de partout”. Ils sont attachés à plusieurs endroits particuliers.
Quand j’étais enfant, j’ai craint de n’être chez moi nulle part jusqu’à ce que je lise Quand Hitler s’empara du lapin rose, le livre pour enfant à moitié autobiographique de Judith Kerr. C’est l’histoire d’une famille de Juifs allemands qui fuit Berlin et se retrouve à Paris puis Londres. À un moment, une des filles demande à son père :
Tu crois qu’on sera vraiment chez nous quelque part un jour ?
— Pas comme les gens qui ont vécu à un endroit toute leur vie, répond-il. Mais nous serons un peu chez nous dans plein d’endroits et je crois que c’est peut-être aussi bien.”
Judith Kerr, 94 ans, est aujourd’hui un grand auteur britannique. Je suis content pour les gens qui sont chez eux à un endroit précis. Mais notre manière de faire n’est pas si mal non plus.
Simon Kuper
Lire l'article original