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dimanche 24 juin 2018

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE OU COLLECTIVE?


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INTELLIGENCE ARTIFICIELLE OU COLLECTIVE
Enivrés par l’hubris technologique, les futurologues ne cessent de vanter les bienfaits du développement inexorable de l’intelligence artificielle. Jean-Gabriel Ganascia met en garde, dans Le Mythe de la singularité (1), contre les tentations démiurgiques qui accompagnent la recherche d’une technologie destinée à dépasser l’humanité. La « singularité » désigne — chez les tenants de l’intelligence artificielle, comme Vernor Vinge, informaticien et romancier qui en a popularisé la notion (2), ou Raymond Kurzweil, informaticien aux convictions transhumanistes responsable de l’ingénierie chez Google — ce moment où les machines développeront des capacités cognitives supérieures à celles des êtres humains et où ces derniers seront connectés à des artefacts qui augmenteront leurs facultés. L’humanité sera alors ontologiquement transformée.
COUVERTURE DU LIVRE
« LE MYTHE DE LA SINGULARITÉ »
par Jérôme Lamy

Ce qui s’apparente à un cauchemar technophile bute encore sur des limites bien réelles : les techniques algorithmiques d’apprentissage autonome par les machines n’ont pour l’heure fourni aucune conceptualisation inédite. Les «technoprophètes » auraient donc, selon Ganascia, reconduit les principes mythologiques d’un récit gnostique reposant sur l’idée d’une nature imparfaite à améliorer. L’hypothèse de la singularité s’apparente à une croyance religieuse dogmatique qui confond notamment les capacités de calcul avec la prévisibilité absolue du futur.

Derrière le propos affirmé, Ganascia discerne un projet simultanément politique et économique : certes, les grands groupes du numérique popularisent la singularité afin de renforcer leur image, mais l’on ne peut totalement écarter l’idée que leurs dirigeants finissent par croire à la démesure délirante de ce mythe. Or, dans les domaines de la biométrie, de l’état civil, du cadastre ou de l’impôt, par exemple, ils envisagent de supplanter les structures publiques par l’imposition de leurs propres cadres technologiques — ils ont pour ambition de se substituer aux États.

Contrairement à ce que l’on prétend souvent, il n’existe pas de fatalité technique qui contraindrait les choix politiques. C’est ce qu’illustre le projet socialiste de Salvador Allende pour le Chili. Appuyé sur les techniques cybernétiques, il souligne précisément l’importance d’une stratégie d’action publique capable de mettre les machines à son service. Eden Medina montre comment le projet Cybersyn, développé de 1970 à 1973, a esquissé une technologie socialiste (3). Porté par le chercheur britannique Stafford Beer, le système cybernétique chilien visait à réussir la transition économique grâce à une infrastructure capable de renseigner en temps réel sur l’état de la production. En s’appuyant sur la théorie de Norbert Wiener, Beer propose un instrument pour coordonner la nationalisation des industries importantes de l’économie chilienne, et il imagine un système à niveaux qui retrace les flux d’activité et de production à partir de chaque usine. Une série d’indicateurs alimentent les canaux d’information, et des alertes permettent de situer rapidement les difficultés dans la chaîne économique. Grâce à un processeur central Burroughs 3500 et au réseau télex, une première trame donne corps au projet Cybersyn, qui comprenait même une salle de supervision démocratique, l’Opsroom, où l’ensemble des informations auraient été rassemblées et projetées.

L’engagement socialiste de Beer et le marxisme décentralisateur d’Allende ont jeté les bases d’une technologie souple, émancipatrice dans ses principes mais toujours susceptible de résister aux assauts des forces réactionnaires. Cependant, Beer n’était pas naïf ; il savait que sa technologie aurait pu être absorbée par une économie capitaliste. Avec le coup d’État du 11 septembre 1973, c’est une autre infrastructure, celle, néolibérale, des « Chicago Boys» de Milton Friedman, qui se mettra en place, sur fond de dictature militaire…

Jérôme Lamy

(1) Jean-Gabriel Ganascia, Le Mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Seuil, coll. « Science ouverte », Paris, 2017, 144 pages, 18 euros.
(2) Vernor Vinge, « The coming technological singularity : How to survive in the post-human era », département de sciences mathématiques, université d’État de San Diego, 1993.
(3) Eden Medina, Le Projet Cybersyn. La cybernétique socialiste dans le Chili de Salvador Allende, Éditions B2, coll. « Design », Paris, 2017, 144 pages, 14 euros. Lire Philippe Rivière, « Allende, l’informatique et la révolution », Le Monde diplomatique, juillet 2010.