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Saumon d'élevage dans un centre près de Port Montt, Chili Photo cristianaqua chez Flickr
À un peu plus de mille kilomètres au sud de Santiago, vers Puerto Montt, après avoir traversé le canal de Chacao, surgit cette île fantastique, Chiloé. Chiloé aux paysages de plaines et de collines où se mélangent les tons de verts du fait des abondantes pluies australes. Au printemps, à cette symphonie de verts s’ajoutent d’innombrables fleurs sauvages, jaunes, violettes et rouges, alors que sur les collines surgissent les chênes, les noisetiers, la myrte ou la rhubarbe.
Ces bois sur lesquels tombent chaque années 2500 mm de pluie, sont tapissés de fougères et de mousses, qui, aux pieds des espèces d’arbres natives, donnent un environnement plutôt mystérieux. La grande biodiversité de l’île et l’existence d’espèces animales et végétales endémiques ont impressionné Charles Darwin au 19ème siècle, qui crut que la pomme de terre était originaire de Chiloé. Même s’il a été démontré plus tard qu’elle est originaire du Pérou, 400 variétés différentes sont encore conservées sur l’île, à partir desquelles ont été obtenues la majorité de pommes de terre qui sont aujourd’hui consommées dans le monde.
Mais l’isolement dû à l’insularité n’a pas seulement permis l’apparition et la conservation d’une impressionnante diversité de la vie, incarnée par cheval chilote qui mesure 1,25 mètre de haut, ou le pudú, le cerf le plus petit du monde. L’isolement a aussi fait que les Chilotes préservent des tournures linguistiques propres, leur artisanat, la pêche artisanale et une architecture particulière, qui fait appel à des tuiles de bois. Les églises, d’inspiration bavaroise, et les pilotis, indiquent que les traditions ont perduré plus longtemps ici que dans d’autres régions.
Ce paradis enclavé dans l’extrémité sud orientale de l’océan pacifique est une des cinq aires marines les plus productives au monde. D’après le rapport de l’organisation environnementaliste Ecoceanos[1], « bien qu’elle représente moins de 1% de la superficie des océans, les volumes pêchés représentent 25% des tonnages mondiaux ». Une telle productivité ne peut qu’attirer les investisseurs du monde entier, avides de juteux profits.
Il y a quinze ans, l’île de Chiloé et la région autour de Puerto Montt ont connu une forte croissance de l’aquaculture, plus particulièrement l’élevage du saumon. Les investissements considérables réalisés par des entreprises d’Europe du nord et du Japon ont fait croître la salmoniculture chilienne de 15% par an. La production a été multipliée par 13 en quinze ans. En 2007, le Chili exportait pour 2,5 milliards de dollars de saumons vers les Etats-Unis, le Japon et l’Union Européenne. Ainsi, ce poisson joue un rôle clé dans la croissance de 70% des exportations nationales. Aux côtés du cuivre et de la cellulose, le saumon prend une part active dans le « miracle chilien[2] ».
Le Chili est aujourd’hui le cinquième pays au monde en tonnage de produits issus de la mer, le septième exportateur de produits de pêche et le deuxième exportateur de saumons d’élevage derrière la Norvège. Il y a une seule raison à cette impressionnante croissance : le Chili est le pays où les coûts de production du saumon sont les plus bas au monde.
Le talon d’Achille
Le 27 mars 2008, The New York Times publiait un article intitulé « Un virus chez les saumons révèle les méthodes de pêche au Chili[3] ». Un gros scandale. L’article attirait l’attention sur les millions de saumons qui étaient en train de mourir du virus ISA (anémie infectieuse du saumon), et sur le licenciement de milliers de travailleurs que la crise sanitaire avait provoqué.
« L’élevage des saumons dans des enclos sous-marins est en train de contaminer des eaux qui il y a peu étaient pures, et de produire des poissons potentiellement insalubres » précisait l’article. Le professeur Felipe Cabello, du département de microbiologie et d’immunologie de l’école de médecine de New York, signalait « le manque de contrôle sanitaire » et expliquait que les infections parasitaires, virales et mycotiques « se transmettent quand les poissons sont stressés et que les enclos sont très proches les uns des autres ». De plus, il assurait qu’au Chili, il est fait usage de dosages élevés d’antibiotiques pour les poissons, dont certains d’entre eux sont interdits aux Etats-Unis.
Sachant que 30% des exportations de saumon chilien arrivent aux Etats-Unis, la révélation du Times s’est révélée désastreuses. L’entreprise norvégienne Marine Harvest, la plus grande productrice de saumons d’élevage au monde, qui exporte 20% du saumon chilien, reconnût que ses élevages étaient à l’origine du virus ISA, et qu’elle utilisait des doses élevées d’antibiotiques au Chili. « Les biologistes et les défenseurs de l’environnement affirment que les excréments des saumons et l’alimentation en granulés absorbent l’oxygène de l’eau. Ils causent ainsi la mort d’autres espèces marines et participent à la propagation de maladies », signalait l’article.
La réponse apportée par la plus grande entreprise au monde, devant l’observation des problèmes environnementaux et sanitaires provoqués, attire l’attention : « Comme on faisait beaucoup d’argent et que tout se passait bien, il n’y avait pas de raison d’adopter des mesures plus strictes » déclarait au Times Arne Hjeltnes, le porte-parole de Marine Harvest à Oslo[4].
En 2005, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avait déjà émis un rapport critiquant sévèrement l’industrie chilienne du saumon sur trois points notamment : la fuite d’un million de poissons par an, l’utilisation de fongicides comme le vert de malachite, un produit cancérigène interdit depuis 2002, et l’usage excessif d’antibiotiques. Le professeur Felipe Cabello estime que le Chili utilise entre 70 et 300 fois plus d’antibiotiques que la Norvège, et qu’il existe au Chili un marché noir d’antibiotiques pour saumons[5].
Les jours suivants, le gouvernement de Michelle Bachelet appuya l’industrie du saumon, préoccupé par le contexte commercial et par une éventuelle chute des exportations[6]. Malgré tout, la production chuta de 30 à 50% et 20.000 des 50.000 travailleurs du secteur furent licenciés. L’industrie du saumon entra dans une crise grave ; elle s’était endettée auprès des banques qui commencèrent à réclamer qu’on les rembourse, ce qui était devenu impossible du fait de la chute de la production.
Pourtant, plusieurs travaux de recherche avaient anticipé tout ce qui est arrivé ces dernières années (le virus a été découvert en juillet 2007).
Les coûts les plus bas du monde
Les mauvaises conditions de travail des 50.000 employés du secteur sont la première explication des bas coûts de production du saumon chilien. La salmoniculture enregistre les taux d’accident les plus élevés du pays ; il a été constaté qu’entre février 2005 et juin 2007, 42 travailleurs du secteur sont morts ou ont disparu en mer, d’après des données de la Marine chilienne et de la Direction nationale du travail. Entre 2003 et 2005, des inspections du travail prévues à l’avance ont été réalisées à 572 reprises, et même dans ces conditions, des amendes ont été infligées aux entreprises dans 70% des cas[7].
Les principaux problèmes rencontrés relèvent de l’hygiène et de la sécurité au travail, tant sur les lieux de « pêche » (d’énormes cages sous-marines) que sur les chaînes de transformation du poisson. Deux tiers des entreprises saumonières violent la législation du travail, alors que le travail informel occupe une place importante, notamment en ce qui concerne les tâches les plus dangereuses. Les femmes, qui représentent 70% des travailleurs du secteur et 90% sur les chaînes de production, souffrent du froid, de l’humidité, de la promiscuité ; on tente même de limiter leur accès aux toilettes. Ces pratiques ont également été observées auprès de femmes enceintes, certaines d’entre elles ont été licenciées.
Les plongeurs assurent les tâches les plus périlleuses. Des 4.000 plongeurs qui travaillaient en 2007, seuls 100 disposaient d’une formation certifiée d’après des normes internationales[8]. La sous-traitance, la pression et les menaces que pratiquent les chefs d’entreprises font que seuls 13 à 15% des travailleurs sont affiliés à un syndicat.
Mais les ouvriers ne sont pas les seuls à se plaindre. Les entreprises touristiques et les pêcheurs artisanaux souffrent aussi de la salmoniculture. Jusqu’en 2005, presque 5.000 hectares avaient été concédés aux saumoneries sur le bords des lacs, dans les fjords, les canaux et les estuaires (Marine Harvest contrôlait 1.215 ha). Autrement dit, elles occupaient les sites où se rendent les touristes et où pêchent les communautés locales.
Les gens se plaignent de la pollution et des fuites massives de saumons (2 millions de poissons se sont échappés en 2004), qui contribuent à la propagation de maladies contagieuses à d’autres espèces et aux humains, et qui menacent la survie des espèces sauvages. Mais c’est l’usage massif d’antibiotiques qui est le plus préoccupant et le plus scandaleux.
Le professeur Cabello soutient que l’usage d’antibiotiques dans la pisciculture peut stimuler la résistance bactérienne et ainsi provoquer la génération de souches résistantes affectant les humains et les poissons[9]. Au Japon et aux Etats-Unis, des résidus d’antibiotiques ont plusieurs fois été détectés dans les saumons chiliens. Un des objectifs de l’utilisation d’antibiotiques est le contrôle de la septicémie hémorragique virale. Les entreprises font usage de quinolones, mais la résistance bactérienne à ces substances croît de façon alarmante dans le monde entier.
Lors du séminaire organisé par Ecoceanos en mars 2007 à Puerto Montt, le directeur de l’école de chimie et de pharmacie de l’université australe, présenta des preuves convaincantes sur la croissance de la résistance bactérienne dans les hôpitaux de Puerto Montt et de Castro, sur l’île de Chiloé. De 1999 à 2003, la résistance au ciprofloxacine passa de 2,6 à 9% à Puerto Montt, alors qu’elle passa de 4,4 à 8,3% à Castro[10].
Les saumoneries ont décidé de diminuer leurs coûts et de travailler au maximum de leur capacité productive. Conséquences : « Leur apport à la recherche scientifique a été infime, elles ont engendré des concentrations de salmonidés très élevées dans les centres de culture, elles ont employé de manière indiscriminée et sans rotation des antiparasitaires comme l’emamectine benzoate et des antimicrobiens. Elles ne se sont jamais préoccupé du respect des aspects les plus élémentaires de la gestion environnementale et sanitaire[11] ».
Par ailleurs, d’autres problèmes environnementaux graves sont liés à l’usage des filets de pêche et aux rejets. En 2005, dans la région de Aysén au sud de Chiloé, 100% des usines de fabrication de filets ont reçu des amendes de la part des autorités environnementales chiliennes, car ils ne respectent pas les normes internationales. La même année, dans la région de Lagos (où se situe Puerto Montt), 50% des saumoneries ont été verbalisées pour mauvais traitements des résidus industriels liquides. En 2006, aucune décharge industrielle de Los Lagos ne remplissait les normes, ce qui a conduit à la fermeture de 30 d’entre elles, sur les 49 existantes.
Juans Carlos Cárdenas, vétérinaire et directeur de Ecoceanos, affirme que « les multinationales européennes font au Chili ce qui leur est interdit dans leurs pays[12] ». Il pense que le sud du Chili est une des dernières zones d’expansion des multinationales de la pêche, minières et forestières. Les région de Puerto Montt et de Chiloé présentent des avantages comparatifs par rapport à l’Europe du nord parce l’eau y est moins froide, et par conséquent la productivité du saumon y est supérieure. C’est la concentration qui est à l’origine des problèmes de pollution. « Ici, sur 300 kilomètres, il y a 600 centres de salmonicultures qui produisent 120 millions de poissons. En Norvège, les mêmes quantités sont produites sur 1000 kilomètres », explique Cárdenas.
Les saumons grandissent dans des cages circulaires de 30 mètres de diamètre sur 60 mètres de profondeur. Cette culture intensive a conduit les exportations de saumons à passer de 190 millions de dollars en 1991 à 2,4 milliards en 2008. Les prix sont imbattables : le Chili produit des saumons à 2,9 dollars le kilo alors que le prix sur le marché international est de 7,9 dollars. « Mais ici au Chili, le kilo de saumon se vend à 10 dollars en supermarché, c’est plus cher qu’à New York », affirme Cárdenas.
Maintenant que les régions de Puerto Montt et de Chiloé sont contaminées, les saumoneries cherchent à aller plus au sud, vers les régions de Aysén et de Magallanes. Mais la contamination suit les mêmes sentiers, à tel point que le virus ISA a déjà été détecté dans ces zones, ce qui indique que la maladie s’est étendue sur 2.000 kilomètres de côtes en dix mois, d’après Cárdenas. « Rien de cela ne serait arrivé si l’État avait joué son rôle et si la corruption n’atteignait pas des niveaux si élevés », ajoute-t-il.
Cela semble évident au regard d’une seule donnée tirée du dernier rapport annuel de Marine Harvest : en 2007, l’entreprise a utilisé 0,02 gramme d’antibiotiques par tonne de saumon produite en Norvège. La même année, elle a utilisé 732 grammes par tonne produite au Chili. En 2008, 0,07gramme en Norvège et 560 grammes au Chili[13]. Soit 36.000 fois plus en 2007 et 8.000 fois plus en 2008, sans qu’aucune autorité formule la moindre remarque ou la moindre question.
En juillet dernier, à la demande de l’organisation Oceana, le gouvernement chilien a déclassé un rapport de 2008 qui signale que l’industrie chilienne du saumon a utilisé 325 tonnes de produits pharmaceutiques, pendant que la Norvège, leader du marché mondial utilisait une tonne seulement. Le rapport assure que presque 40% des antibiotiques utilisés appartiennent à la famille des quinolones, un produit interdit par l’Administration des denrées alimentaires et des médicaments (FDA, Food and Drug Administration) aux États-Unis[14].
Le professeur Cabello soutient qu’il est démontré que le virus ISA fut introduit au Chili en 1996, probablement depuis la Norvège. Sa dissémination « a vraisemblablement été facilitée par d’importantes populations de virus générées par les pernicieuses conditions sanitaires présentes dans l’élevage des salmonidés au Chili[15] ». D’un point de vue biologique, il compare les faits chiliens aux influences porcine et aviaire.
--> Ces bois sur lesquels tombent chaque années 2500 mm de pluie, sont tapissés de fougères et de mousses, qui, aux pieds des espèces d’arbres natives, donnent un environnement plutôt mystérieux. La grande biodiversité de l’île et l’existence d’espèces animales et végétales endémiques ont impressionné Charles Darwin au 19ème siècle, qui crut que la pomme de terre était originaire de Chiloé. Même s’il a été démontré plus tard qu’elle est originaire du Pérou, 400 variétés différentes sont encore conservées sur l’île, à partir desquelles ont été obtenues la majorité de pommes de terre qui sont aujourd’hui consommées dans le monde.
Mais l’isolement dû à l’insularité n’a pas seulement permis l’apparition et la conservation d’une impressionnante diversité de la vie, incarnée par cheval chilote qui mesure 1,25 mètre de haut, ou le pudú, le cerf le plus petit du monde. L’isolement a aussi fait que les Chilotes préservent des tournures linguistiques propres, leur artisanat, la pêche artisanale et une architecture particulière, qui fait appel à des tuiles de bois. Les églises, d’inspiration bavaroise, et les pilotis, indiquent que les traditions ont perduré plus longtemps ici que dans d’autres régions.
Ce paradis enclavé dans l’extrémité sud orientale de l’océan pacifique est une des cinq aires marines les plus productives au monde. D’après le rapport de l’organisation environnementaliste Ecoceanos[1], « bien qu’elle représente moins de 1% de la superficie des océans, les volumes pêchés représentent 25% des tonnages mondiaux ». Une telle productivité ne peut qu’attirer les investisseurs du monde entier, avides de juteux profits.
Il y a quinze ans, l’île de Chiloé et la région autour de Puerto Montt ont connu une forte croissance de l’aquaculture, plus particulièrement l’élevage du saumon. Les investissements considérables réalisés par des entreprises d’Europe du nord et du Japon ont fait croître la salmoniculture chilienne de 15% par an. La production a été multipliée par 13 en quinze ans. En 2007, le Chili exportait pour 2,5 milliards de dollars de saumons vers les Etats-Unis, le Japon et l’Union Européenne. Ainsi, ce poisson joue un rôle clé dans la croissance de 70% des exportations nationales. Aux côtés du cuivre et de la cellulose, le saumon prend une part active dans le « miracle chilien[2] ».
Le Chili est aujourd’hui le cinquième pays au monde en tonnage de produits issus de la mer, le septième exportateur de produits de pêche et le deuxième exportateur de saumons d’élevage derrière la Norvège. Il y a une seule raison à cette impressionnante croissance : le Chili est le pays où les coûts de production du saumon sont les plus bas au monde.
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Saumon d'élevage Photo cristianaqua chez Flickr
Le talon d’Achille
Le 27 mars 2008, The New York Times publiait un article intitulé « Un virus chez les saumons révèle les méthodes de pêche au Chili[3] ». Un gros scandale. L’article attirait l’attention sur les millions de saumons qui étaient en train de mourir du virus ISA (anémie infectieuse du saumon), et sur le licenciement de milliers de travailleurs que la crise sanitaire avait provoqué.
« L’élevage des saumons dans des enclos sous-marins est en train de contaminer des eaux qui il y a peu étaient pures, et de produire des poissons potentiellement insalubres » précisait l’article. Le professeur Felipe Cabello, du département de microbiologie et d’immunologie de l’école de médecine de New York, signalait « le manque de contrôle sanitaire » et expliquait que les infections parasitaires, virales et mycotiques « se transmettent quand les poissons sont stressés et que les enclos sont très proches les uns des autres ». De plus, il assurait qu’au Chili, il est fait usage de dosages élevés d’antibiotiques pour les poissons, dont certains d’entre eux sont interdits aux Etats-Unis.
Sachant que 30% des exportations de saumon chilien arrivent aux Etats-Unis, la révélation du Times s’est révélée désastreuses. L’entreprise norvégienne Marine Harvest, la plus grande productrice de saumons d’élevage au monde, qui exporte 20% du saumon chilien, reconnût que ses élevages étaient à l’origine du virus ISA, et qu’elle utilisait des doses élevées d’antibiotiques au Chili. « Les biologistes et les défenseurs de l’environnement affirment que les excréments des saumons et l’alimentation en granulés absorbent l’oxygène de l’eau. Ils causent ainsi la mort d’autres espèces marines et participent à la propagation de maladies », signalait l’article.
La réponse apportée par la plus grande entreprise au monde, devant l’observation des problèmes environnementaux et sanitaires provoqués, attire l’attention : « Comme on faisait beaucoup d’argent et que tout se passait bien, il n’y avait pas de raison d’adopter des mesures plus strictes » déclarait au Times Arne Hjeltnes, le porte-parole de Marine Harvest à Oslo[4].
En 2005, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avait déjà émis un rapport critiquant sévèrement l’industrie chilienne du saumon sur trois points notamment : la fuite d’un million de poissons par an, l’utilisation de fongicides comme le vert de malachite, un produit cancérigène interdit depuis 2002, et l’usage excessif d’antibiotiques. Le professeur Felipe Cabello estime que le Chili utilise entre 70 et 300 fois plus d’antibiotiques que la Norvège, et qu’il existe au Chili un marché noir d’antibiotiques pour saumons[5].
Les jours suivants, le gouvernement de Michelle Bachelet appuya l’industrie du saumon, préoccupé par le contexte commercial et par une éventuelle chute des exportations[6]. Malgré tout, la production chuta de 30 à 50% et 20.000 des 50.000 travailleurs du secteur furent licenciés. L’industrie du saumon entra dans une crise grave ; elle s’était endettée auprès des banques qui commencèrent à réclamer qu’on les rembourse, ce qui était devenu impossible du fait de la chute de la production.
Pourtant, plusieurs travaux de recherche avaient anticipé tout ce qui est arrivé ces dernières années (le virus a été découvert en juillet 2007).
Les coûts les plus bas du monde
Les mauvaises conditions de travail des 50.000 employés du secteur sont la première explication des bas coûts de production du saumon chilien. La salmoniculture enregistre les taux d’accident les plus élevés du pays ; il a été constaté qu’entre février 2005 et juin 2007, 42 travailleurs du secteur sont morts ou ont disparu en mer, d’après des données de la Marine chilienne et de la Direction nationale du travail. Entre 2003 et 2005, des inspections du travail prévues à l’avance ont été réalisées à 572 reprises, et même dans ces conditions, des amendes ont été infligées aux entreprises dans 70% des cas[7].
Les principaux problèmes rencontrés relèvent de l’hygiène et de la sécurité au travail, tant sur les lieux de « pêche » (d’énormes cages sous-marines) que sur les chaînes de transformation du poisson. Deux tiers des entreprises saumonières violent la législation du travail, alors que le travail informel occupe une place importante, notamment en ce qui concerne les tâches les plus dangereuses. Les femmes, qui représentent 70% des travailleurs du secteur et 90% sur les chaînes de production, souffrent du froid, de l’humidité, de la promiscuité ; on tente même de limiter leur accès aux toilettes. Ces pratiques ont également été observées auprès de femmes enceintes, certaines d’entre elles ont été licenciées.
Les plongeurs assurent les tâches les plus périlleuses. Des 4.000 plongeurs qui travaillaient en 2007, seuls 100 disposaient d’une formation certifiée d’après des normes internationales[8]. La sous-traitance, la pression et les menaces que pratiquent les chefs d’entreprises font que seuls 13 à 15% des travailleurs sont affiliés à un syndicat.
Mais les ouvriers ne sont pas les seuls à se plaindre. Les entreprises touristiques et les pêcheurs artisanaux souffrent aussi de la salmoniculture. Jusqu’en 2005, presque 5.000 hectares avaient été concédés aux saumoneries sur le bords des lacs, dans les fjords, les canaux et les estuaires (Marine Harvest contrôlait 1.215 ha). Autrement dit, elles occupaient les sites où se rendent les touristes et où pêchent les communautés locales.
Les gens se plaignent de la pollution et des fuites massives de saumons (2 millions de poissons se sont échappés en 2004), qui contribuent à la propagation de maladies contagieuses à d’autres espèces et aux humains, et qui menacent la survie des espèces sauvages. Mais c’est l’usage massif d’antibiotiques qui est le plus préoccupant et le plus scandaleux.
Le professeur Cabello soutient que l’usage d’antibiotiques dans la pisciculture peut stimuler la résistance bactérienne et ainsi provoquer la génération de souches résistantes affectant les humains et les poissons[9]. Au Japon et aux Etats-Unis, des résidus d’antibiotiques ont plusieurs fois été détectés dans les saumons chiliens. Un des objectifs de l’utilisation d’antibiotiques est le contrôle de la septicémie hémorragique virale. Les entreprises font usage de quinolones, mais la résistance bactérienne à ces substances croît de façon alarmante dans le monde entier.
Lors du séminaire organisé par Ecoceanos en mars 2007 à Puerto Montt, le directeur de l’école de chimie et de pharmacie de l’université australe, présenta des preuves convaincantes sur la croissance de la résistance bactérienne dans les hôpitaux de Puerto Montt et de Castro, sur l’île de Chiloé. De 1999 à 2003, la résistance au ciprofloxacine passa de 2,6 à 9% à Puerto Montt, alors qu’elle passa de 4,4 à 8,3% à Castro[10].
Les saumoneries ont décidé de diminuer leurs coûts et de travailler au maximum de leur capacité productive. Conséquences : « Leur apport à la recherche scientifique a été infime, elles ont engendré des concentrations de salmonidés très élevées dans les centres de culture, elles ont employé de manière indiscriminée et sans rotation des antiparasitaires comme l’emamectine benzoate et des antimicrobiens. Elles ne se sont jamais préoccupé du respect des aspects les plus élémentaires de la gestion environnementale et sanitaire[11] ».
Par ailleurs, d’autres problèmes environnementaux graves sont liés à l’usage des filets de pêche et aux rejets. En 2005, dans la région de Aysén au sud de Chiloé, 100% des usines de fabrication de filets ont reçu des amendes de la part des autorités environnementales chiliennes, car ils ne respectent pas les normes internationales. La même année, dans la région de Lagos (où se situe Puerto Montt), 50% des saumoneries ont été verbalisées pour mauvais traitements des résidus industriels liquides. En 2006, aucune décharge industrielle de Los Lagos ne remplissait les normes, ce qui a conduit à la fermeture de 30 d’entre elles, sur les 49 existantes.
Juans Carlos Cárdenas, vétérinaire et directeur de Ecoceanos, affirme que « les multinationales européennes font au Chili ce qui leur est interdit dans leurs pays[12] ». Il pense que le sud du Chili est une des dernières zones d’expansion des multinationales de la pêche, minières et forestières. Les région de Puerto Montt et de Chiloé présentent des avantages comparatifs par rapport à l’Europe du nord parce l’eau y est moins froide, et par conséquent la productivité du saumon y est supérieure. C’est la concentration qui est à l’origine des problèmes de pollution. « Ici, sur 300 kilomètres, il y a 600 centres de salmonicultures qui produisent 120 millions de poissons. En Norvège, les mêmes quantités sont produites sur 1000 kilomètres », explique Cárdenas.
Les saumons grandissent dans des cages circulaires de 30 mètres de diamètre sur 60 mètres de profondeur. Cette culture intensive a conduit les exportations de saumons à passer de 190 millions de dollars en 1991 à 2,4 milliards en 2008. Les prix sont imbattables : le Chili produit des saumons à 2,9 dollars le kilo alors que le prix sur le marché international est de 7,9 dollars. « Mais ici au Chili, le kilo de saumon se vend à 10 dollars en supermarché, c’est plus cher qu’à New York », affirme Cárdenas.
Maintenant que les régions de Puerto Montt et de Chiloé sont contaminées, les saumoneries cherchent à aller plus au sud, vers les régions de Aysén et de Magallanes. Mais la contamination suit les mêmes sentiers, à tel point que le virus ISA a déjà été détecté dans ces zones, ce qui indique que la maladie s’est étendue sur 2.000 kilomètres de côtes en dix mois, d’après Cárdenas. « Rien de cela ne serait arrivé si l’État avait joué son rôle et si la corruption n’atteignait pas des niveaux si élevés », ajoute-t-il.
Cela semble évident au regard d’une seule donnée tirée du dernier rapport annuel de Marine Harvest : en 2007, l’entreprise a utilisé 0,02 gramme d’antibiotiques par tonne de saumon produite en Norvège. La même année, elle a utilisé 732 grammes par tonne produite au Chili. En 2008, 0,07gramme en Norvège et 560 grammes au Chili[13]. Soit 36.000 fois plus en 2007 et 8.000 fois plus en 2008, sans qu’aucune autorité formule la moindre remarque ou la moindre question.
En juillet dernier, à la demande de l’organisation Oceana, le gouvernement chilien a déclassé un rapport de 2008 qui signale que l’industrie chilienne du saumon a utilisé 325 tonnes de produits pharmaceutiques, pendant que la Norvège, leader du marché mondial utilisait une tonne seulement. Le rapport assure que presque 40% des antibiotiques utilisés appartiennent à la famille des quinolones, un produit interdit par l’Administration des denrées alimentaires et des médicaments (FDA, Food and Drug Administration) aux États-Unis[14].
Le professeur Cabello soutient qu’il est démontré que le virus ISA fut introduit au Chili en 1996, probablement depuis la Norvège. Sa dissémination « a vraisemblablement été facilitée par d’importantes populations de virus générées par les pernicieuses conditions sanitaires présentes dans l’élevage des salmonidés au Chili[15] ». D’un point de vue biologique, il compare les faits chiliens aux influences porcine et aviaire.
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Alimentation automatique aux milliers de saumons d'élevage au Chili Photo cristianaqua chez Flickr
La privatisation de l’océan
« Ils sont en train de transformer les biens communs en capital financier », fait remarquer Lucio Cuenca, de l’Observatoire latino-américain des conflits environnementaux[16]. Cela dure depuis des années avec le consentement total des autorités. Un exemple : en avril 2007, la Chambre des députés a approuvé un rapport de la Commision de pêche, d’agriculture et des ressources naturelles, qui soutenait que l’industrie chilienne du saumon « travaille selon les niveaux élevés d’exigence des standards mondiaux (environnementaux inclus), déterminés par les marchés modernes auxquels elle s’adresse ».
Le rapport a été approuvé par 67 voix pour, une voix contre et une abstention. Trois mois plus tard, l’épidémie du virus ISA était déclarée, et nombreux étaient ceux qui assuraient que l’existence de la maladie était occultée depuis longtemps déjà. Quoi qu’il en soit, l’omission du Parlement chilien est évidente.
Récemment, un fait s’est produit qui met en évidence tous ces problèmes. Felipe Sandoval fut sous-secrétaire du ministère de la Pêche sous le gouvernement de Ricardo Lagos (2000-2006), poste à partir duquel il a impulsé la privatisation de l’industrie étatique de la pêche. Actuellement il est secrétaire exécutif de la Table du saumon et de la corporation aquicole, qui réunit les entrepreneurs et l’État pour repositionner l’industrie du saumon. Il représente la présidente Michelle Bachelet pour les questions liées au saumon.
Le 5 février 2009, l’Inspection des finances de la région de Valparaíso a accusé Sandoval d’avoir abusé du principe de probité administrative en faisant usage de 740.000 dollars d’argent public en notes de services fausses ou falsifiées, alors qu’il était sous-secrétaire de la Pêche. L’accusation de l’organisme de contrôle a été rendue publique au moment où une nouvelle loi sur la pêche et l’agriculture, rédigée sur mesure pour les entrepreneurs, était débattue au Parlement. Le 21 juillet, le gouvernement de Michelle Bachelet a émis un décret suprême par lequel il absout Sandoval des charges qui pesaient contre lui, argumentant que sa responsabilité est caduque du fait du temps qui s’est écoulé.
D’après le rapport de Ecoceanos News du 3 août, Sandoval a géré depuis son poste de sous-secrétaire de la Pêche, des crédits de 450 millions de dollars destinés à l’industrie du saumon, comptant avec 60% d’aval des contribuables chiliens. Dans ce cas précis, l’État travaille en faveur de l’industrie, alors que celle-ci a démontré son incapacité à respecter la législation du travail, environnementale et sanitaire.
La loi de la pêche cherche la réactivation de l’industrie du saumon par la cession à vie de droits sur le territoire maritime à des entreprises privées[17]. D’après le ministre de l’Économie, Hugo Lavados, la loi permet « le droit d’usage et de jouissance » de l’espace maritime et côtier pour les entreprises. De cette manière, elles s’approprient un bien hypothécable, élément décisif pour que les banques concèdent de nouveaux prêts et refinancent les dettes. Juan Carlos Cárdenas affirme que les articles 81 et 81 bis permettent « aux entreprises endettées de pouvoir hypothéquer des biens nationaux d’utilité publique, comme les concessions aquicoles, grâce aux banques de crédits ».
Le candidat aux élections présidentielles de décembre, le sénateur Marco Enríquez-Ominami, comme d’autres parlementaires, affirme que la loi « privatise la mer en remettant aux saumoneries des concessions aquicoles à vie et hypothécables ». En cela, il la considère « inconstitutionnelle[18] ».
Fin juillet, le Sénat a interposé 160 observations à la loi de la pêche, ce qui a enthousiasmé les défenseurs de l’environnement qui ne s’attendaient pas à une opposition aussi forte. « Ce qui s’est passé au Sénat est un pas important franchi contre l’inconstitutionnalité, l’impunité et la tentative de vol de nos biens nationaux d’utilité publique », a déclaré Cárdenas.
Pendant ce temps, il y a ceux qui investissent en pleine crise du saumon. Marine Harvest a annoncé que malgré les pertes qu’elle enregistre au Chili, elle s’apprête à acheter des saumoneries chiliennes pour participer au processus de restructuration de l’industrie, vu que chaque crise offre des « opportunités » (achats, ventes, fusions) comme l’a reconnu Jorgen Andersen, le président de l’entreprise[19].
Dans la mesure où le Chili a signé des accords de libre échange avec 24 pays, où les élites soutiennent, d’après les propos de Lucio Cuenca, « une projection stratégique qui amène le Chili à se convertir en puissance alimentaire », tout indique que la salmoniculture va continuer de croître. Les régions les plus australes, où les entreprises sont en train de se déplacer, peuvent se regarder dans un miroir, elles y verront Chiloé. Il y a quinze ans, l’île était habitée par des petits agriculteurs, des éleveurs et des artisans pêcheurs. « Aujourd’hui ils sont devenus des ouvriers qui dépendent de l’industrie transnationale », font remarquer les membres de Ecoceanos.
« À moins que – ajoute Lucio Cuenca – le processus de politisation en cours, soutenu par des dizaines de petites luttes contre la contamination des productions de minéraux, de saumons et de cellulose, et qui a déjà obtenu que des questions stratégiques comme celle de l’eau figure dans l’agenda public, continue de croître jusqu’à ce qu’un véritable mouvement social se mette en marche ». Les critiques qui fusent dans les couloirs du Sénat reflètent dans une bonne mesure cette nouvelle politisation de la société chilienne.
Raúl Zibechi
Notes :
[1] Radiografía de la industria del salmón en Chile. Rapport rédigé par Patricio Igor Melillanca et Isabel Díaz Medina, Ecoceanos, 2007, p. 5.
[2] Idem.
[3] Salmon Virus Indicts Chile’s Fishing Methods. Alexei Barrionuevo, The New York Times, 27 mars 2008.
[4] Idem.
[5] Idem.
[6] Reuters, 2 avril 2008.
[7] Radiografía de la industria del salmón en Chile. Rapport rédigé par Patricio Igor Melillanca et Isabel Díaz Medina, Ecoceanos, 2007, p. 10.
[8] Idem, p. 14.
[9] Heavy use of prophilactic antibiotics in acquaculture: a growing problem for human and animal health and for the environment. Felipe C. Cabello in Environmental Microbiology, 2006, cité dans Radiografía de la industria del salmón en Chile. Rapport rédigé par Patricio Igor Melillanca et Isabel Díaz Medina, Ecoceanos, 2007, p. 28.
[10] Idem, p. 30.
[11] Idem.
[12] Entretien personnel.
[13] Marine Harvest Sustainability Report 2008. p. 16.
[14] Sergio Jara Román, ob cit.
[15] Felipe Cabello, ob cit.
[16] Entretien personnel.
[17] Agence Xinhua, 31 juillet 2009.
[18] Ecoceanos News, 5 août 2009.
[19] La Tercera, 15 juillet 2009.