[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
ERNESTO SÁBATO PHOTO MONTRAY KREYOL |
Il y a tout de même des pays où l’on sait honorer ses grands écrivains. Ce week-end, dans les stades argentins, il paraît que chaque match de football a été précédé d’une minute de silence pour saluer la disparition d’Ernesto Sábato, à l’âge de 99 ans. Quand on sait un peu l’importance du foot en Argentine, on se dit que cet hommage-là n’est pas rien; mais c’est aussi, évidemment, que Sábato n’était pas n’importe qui.
Présenté un peu partout comme le dernier géant de la littérature argentine, c’est-à-dire comme un auteur de la trempe de Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares ou Julio Cortazar, le lauréat du Prix Cervantès 1984 avait bien commencé: son premier roman, publié en 1948, «le Tunnel» lui avait valu la reconnaissance de gens comme Albert Camus, Graham Greene, Thomas Mann. C’était un début en littérature plus qu’encourageant pour ce physicien qui avait lu Marx à 19 ans; s’était engagé dans les Jeunesses Communistes dès 1930; avait renoncé à l’esprit d’orthodoxie en se faisant héberger par un concierge trotskiste de l’ENS de la rue d’Ulm; et s’était enfin spécialisé dans les radiations atomiques au point de travailler, avec Irène Joliot-Curie, au laboratoire de Marie Curie à la fin des années 1930, tout en passant ses soirées au Dôme en compagnie d’André Breton, Tristan Tzara et quelques autres surréalistes.
Une fois sorti du «Tunnel», on ne s’étonnera donc pas que Sábato ait récidivé, avec deux autres romans, également traduits à travers le monde. En 1961, c’est «Héros et tombes» qui, publié en France sous le titre «Alejandra», lui vaut les compliments de Witold Gombrowicz: «J’ai passé en Argentine vingt-quatre ans de ma vie. Je ne connais aucun livre, qui introduise mieux aux secrets de la sensibilité sud-américaine, à ses mythes, phobies et fascinations.» En 1947, c’est «l’Ange des ténèbres», qui vient clore sa trilogie consacré à Buenos Aires et confirme son talent de romancier.
Pourtant son œuvre, inauguré par «l’Un est l’Univers» en 1945, compte surtout de nombreux essais. Il y est question de tango, de littérature, et notamment des «Trois approches de la réalité de notre temps» proposées par Robbe-Grillet, Borges et Sartre (1968). Mais la politique reste au cœur de sa réflexion comme l’attestent «Hommes et engrenages» (1951), «Hétérodoxie» (1953), «l’Autre visage du péronisme» (1956), «Clefs politiques» (1974) ou encore «Apologies et refus» (1979). On voit par là que Sabato n’avait pas renoncé à s’engager, ni à dénoncer la torture ou la censure; ce qu’indique par ailleurs, en 1984, son rôle à la tête de la CONADEP, la commission nationale chargée d’enquêter sur les quelque 30.000 opposants tués ou disparus sous la dictature militaire.
Sábato, qui se consacrait très largement à la peinture depuis les années 1980, aurait eu cent ans le 24 juin prochain, si un mauvais rhume n’avait dégénéré. C’est ce qu’a expliqué, ce samedi 30 avril, sa femme en annonçant sa mort à la presse: «Il a eu une bronchite il y a quinze jours, et à son âge, c’est terrible.»
GL
(Avec Afp, et l’aide précieuse de la notice rédigée par Claude Couffon pour le «Nouveau dictionnaire des auteurs» publié par Robert Laffont dans la collection Bouquins).