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mardi 22 mai 2012

LE JOURNALISTE QUI A CRÉÉ SON MONDE DIPLO AU CHILI

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VICTOR HUGO DE LA FUENTE, JOURNALISTE À RFI ET AU MONDE DIPLOMATIQUE, AVEC GIORGIO JACKSON, DIRIGEANT DU SYNDICAT DES ÉTUDIANTS CHILIENS, ET CAMILA VALLEJO, LEADER EMBLÉMATIQUE DE LA CONTESTATION ÉTUDIANTE AU CHILI, AU MEETING DE SOUTIEN AU MOUVEMENT DES JEUNES AU CHILI, À PARIS, LE 14 OCTOBRE 2011. PHOTO : MAURICE LEMOINE.

Vous étiez exilé en France au moment où le Chili retourne à la démocratie après dix-sept années de dictature, qu’avez-vous fait ?

Dès que les autorités chiliennes m’ont permis de revenir sur le sol chilien, j’ai pris l’avion et je suis venu. C’était en 1988, au moment du plébiscite. Je travaillais pour la revue chilienne Análisis, hebdomadaire d’opposition à la dictature et j’étais correspondant de la radio Cooperativa. C’est quelque chose de difficile à comprendre, mais au cours des dernières années de la dictature, il y avait effectivement davantage de revues d’opposition, de gauche qu’aujourd’hui au Chili…

A l’époque, c’étaient elles qui avaient le plus grand nombre de lecteurs. On peut l’expliquer par le fait qu’elles remplissaient un rôle spécifique à l’époque : celui de s’exprimer « contre » la dictature. Tout l’appareil mis en place par les militaires disait une chose, et ces revues disaient le contraire. Les gens les « dévoraient » littéralement. Après, lorsque le « non à Pinochet » gagne et que nous entrons en période de transition, ces revues vont perdre de leur importance.



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L'UNE DE LA  REVUE  HEBDOMADAIRE « ANALISIS » Nº191
Comment étaient-elles financées ?

La solidarité internationale permettait qu’elles soient financées. Elles ne contenaient aucune publicité. Mais avec la transition vers la démocratie, elles ne sont plus « les revues opposantes » à la dictature, elles ne bénéficient donc plus d’aucune aide et d’aucune publicité.

Pourquoi la publicité les boude-t-elle ?

La pub au Chili est idéologique. Et les grands groupes tout comme l’industrie n’est pas idéologiquement « à gauche ». Lorsque Pinochet fut placé en état d’arrestation à Londres, en octobre 1998, ils allaient lui rendre visite et l’appuyaient et publiaient des articles où ils s’offusquaient que « notre général » (nuestro general) soit injustement mis derrière les verrous. En d’autres termes, les groupes leaders de l’économie chilienne ne sont pas « neutres » comme ils peuvent l’être ailleurs.

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UNE DE LA REVUE « CAUCE » CHILI 1986
Très peu placent de la publicité dans les journaux. La plupart réagissent de manière idéologique. Par exemple, The Clinic est très lu par des jeunes, et pourtant, les groupes de fabricants de bière n’y placent jamais de publicité parce que ce journal est trop opposé à ce qu’ils défendent. Sans publicité, la presse alternative survit difficilement.

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 EXEMPLAIRES ANCIENS DE L'HEBDOMADAIRE « HOY »
Comment avez-vous réagi ?

Je travaillais pour RFI à l’époque. Et je voulais surtout créer un magazine d’analyse, quelque chose qui puisse prendre la relève de tous ces journaux d’opposition qui s’éteignaient les uns après les autres. A l’époque il y en avait cinq : Hoy qui était de tendance Démocrate chrétien (DC), Apsis très lié au PPD et aux socialistes, Análisis qui était à gauche, Cauce qui réunissait toutes les tendances de la social-démocratie, et Pagina Abierta encore plus à gauche.


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UNE DU QUOTIDIEN « FORTÍN MAPOCHO » DU 11 OCTOBRE 1988
Il y avait aussi deux quotidien : Fortín Mapocho et La Epoca qui ont existé pendant les dernières années de la dictature et les premières de la démocratie. Ils ont disparu faute d’argent. La vente ne suffisait pas, elle ne couvre que 30 à 40% des coûts. C’est la publicité qui représente le nerf de la guerre d’un journal. Alors, comme j’appréciais la ligne critique du Monde Diplomatique en France, j’ai pensé que c’était une idée : l’apporter au Chili.

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 DES EXEMPLAIRES DE LA REVUE « PAGINA ABIERTA »
Créer une version chilienne du Monde Diplomatique ?

Je ne pouvais pas créer un nouveau média au Chili. Alors je suis allé voir l’équipe du Monde Diplomatique en France, et nous avons conclu un accord : j’ai le droit de reprendre tous les articles du Monde Diplomatique (traduits de la version française) et je peux ajouter des articles portant sur la situation nationale, à condition que la ligne éditoriale soit respectée. Cela permet de limiter les coûts. Je paye pour tous les articles déjà publiés ce que je paierais pour un seul article. Le reste des dépenses sont minimisés puisque nous n’avons pas une grande rédaction et que les traductions vers l’espagnol sont divisées par six, puisque six pays hispanophones publient une version nationale du Monde Diplomatique.

Et puis, le mensuel se vend plutôt à un bon prix : 1950 pesos, soit environ 3 euros. Nous en tirons tous les mois 8 000 exemplaires et en vendons 6000 (1500 abonnements, 500 en librairie ou lors d’événements spécifiques et quelques 4000 et plus en kiosques). Le journal se vend bien, ce qui fait que les ventes couvrent entre 80 et 90% des coûts. Sans oublier le nom prestigieux d’un journal français. Tout cela nous a permis de rendre ce projet économiquement viable.

Quelle est votre ligne éditoriale en ce qui concerne les sujets nationaux ?

Nous nous sommes rapprochés des mouvements sociaux, et cela depuis le début en 2000. Les mouvements qui remettaient en cause les « bienfaits la mondialisation », les forums sociaux. Nous avons même participé activement au lancement du premier forum social en 2004 au Chili, et lors de cette expérience nous nous sommes rendus compte que nous jouions un rôle qui dépassait celui d’un simple journal, parce qu’aucun autre organisme ne remplissait ce rôle-là. Nous nous sommes retrouvés au cœur d’une manifestation contre le président Bush, rassemblant 70 000 personnes, du jamais vu en démocratie chilienne jusqu’en 2011 où certaines manifestations d’étudiants ont atteint le million de participants.

Etes-vous liés à un parti ?

Non. Nous sommes engagés dans l’esprit critique, la défense de l’environnement, dans les sujets qui touchent au social. L’altermondialisme est un courant qui nous plaît parce qu’il remet en cause ce qui est établi.

Comment êtes vous perçus au Chili depuis l’élection de Sebastián Piñera en 2010 ?

Lorsque Sebastián Piñera est arrivé au pouvoir il y a deux ans, nous avons vu disparaître le dernier journal de gouvernement, La Nación, qui avait appuyé les quatre gouvernements de la Concertación pendant les vingt années de démocratie et qui avait soutenu la dictature militaire auparavant. Il a été fermé. La Nación n’existe plus qu’en version web aujourd’hui.

C’est alors qu’à l’équipe du Monde Diplomatique, nous avons pensé qu’il fallait traiter davantage les sujets chiliens dans nos éditions. Et nous avons créé une petite équipe pour mieux maîtriser les 30% purement chiliens du mensuel, dirigée par Libio Pérez (ancien directeur de Pagina Abierta, l’une des revues opposantes du temps de la dictature).

Nous donnons la parole aux acteurs sociaux, et avons véritablement accompagné le mouvement estudiantin, donnant un espace d’expression à ses différents leaders, même ceux de l’enseignement secondaire. Ce qui est formidable, c’est qu’ils ont accepté d’écrire « à la manière » du Monde Diplomatique : avec des notes en bas de page qui permettent de sourcer toutes les informations, de ne jamais rien affirmer sans faire référence à un ouvrage ou à un article de fond.

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« LARGE TRIOMPHE DU NON » , À L'ISSUE D'UN PLÉBISCITE, DU RÉGIME D'AUGUSTO PINOCHET.  QUOTIDIEN « LA ÉPOCA »  N° 566, D'OCTOBRE 1988
Qui sont vos lecteurs ?

Ils sont difficilement classables, comme le font les publicistes au Chili qui parlent de catégories ABC1, AB ou C…par exemple. Comme il est relativement cher, notre mensuel est acheté par des gens qui ont les moyens de le payer, certes, ce n’est pas un journal dit populaire. Mais il est lu par des intellectuels, des universitaires, des profs comme des élèves, des associations politiques et sociales, des leaders d’opinions, le monde des ONG, les bibliothèques… Au Chili, nous avons 61 universités et près d’un million d’étudiants. A quoi il faut ajouter des lecteurs critiques, qui cherchent une autre vision d’un événement.

Vous avez également une librairie à Santiago…

Oui, nous y organisons des débats, nous y montrons des documentaires. C’est aussi là que nous vendons nos livres, car c’est un autre aspect de notre activité : nous réunissons plusieurs articles parus dans le Monde Diplomatique autour d’un même sujet (par exemple : le travail domestique, la prison…), et nous les vendons sous forme d’un petit livre, pas cher du tout, que nous tirons en moyenne à 3000 exemplaires.

Le livre portant sur les étudiants, a été tiré à 5000 ex., pour Luis Sepúlveda, le tirage est passé à 10 000 ex. et sur l’Opus Dei nous en avons vendu 17 000 ex. parce qu’il s’agit d’un sujet occulte et tabou au sujet d’une organisation très puissante au Chili. L’idée est de prolonger la vie des articles et d’avoir un document qui ne vieillit pas, qui reste pérenne.

Parfois le sujet intéresse des personnes qui ne lisent pas obligatoirement le Monde Diplomatique. Ainsi, nous touchons de nouveaux lecteurs. Tous les mois, nous publions le journal et un livre que nous diffusons avec le journal et dans toutes les librairies, les foires, les universités à travers tout le pays. Une meilleure distribution est difficilement imaginable.

Avec le recul que pensez-vous de ces douze années d’expérience pour le lectorat chilien ?

Nous avons apporté un autre point de vue. Et l’idée d’informer toujours, en donnant les sources, en analysant. Une manière de faire du journalisme en profondeur.