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D’aucuns rétorqueront qu’en France aussi la presse est dominée par des grands groupes industriels. Et pourtant, les effets sur le contenu et sur l’éthique journalistique dans les deux pays ne sont pas comparables, comme nous le raconte Victor Hugo de la Fuente, journaliste franco-chilien, qui travaille à RFI (Radio France Internationale) depuis quinze ans, et qui a lancé Le Monde Diplomatique au Chili, il y a douze ans.
Il pose un regard historique et critique sur le fonctionnement des médias de ce pays. Et montre à quel point un système de vigilance pour protéger la liberté de la presse est essentiel pour les lecteurs, parce qu’il empêche les financeurs, quels qu’ils soient, d’intervenir directement sur le contenu ou sur les journalistes... ce qui n’est pas le cas au Chili. Interview de Victor Hugo de la Fuente.
Rue89 : De quelle manière l’information est-elle traitée au Chili ? Y a-t-il des particularités dans ce pays ?
Victor Hugo de la Fuente : On peut regretter que l’information soit aujourd’hui de plus en plus rapidement traitée, sans tenir compte du contexte et sans beaucoup d’explication, mais cette tendance est mondiale et le Chili n’y fait pas exception. Par contre, il existe bien une particularité chilienne et il s’agit de la concentration impressionnante des quotidiens dans les mains de deux groupes, Copesa et Mercurio (c’est une caractéristique en Amérique latine, en général, mais au Chili, c’est poussé à l’extrême). Tous les journaux leur appartiennent et ce sont les mêmes, exactement, que ceux qui avaient été autorisés par émission d’un acte appelé le « bando 15 », pendant la dictature de Pinochet.
Concrètement, cela veut dire que si tu demandes un quotidien d’opposition dans un kiosque, il n’y en a pas, contrairement au reste de l’Amérique Latine où les journaux d’opposition aux gouvernements en place sont imprimés tous les jours, qu’ils soient bons ou mauvais, influents ou pas. Mais ils existent. Ici non. La seule presse d’opposition ce sont des magazines mensuels (El Periodista, El Ciudadano, Punto Final, The Clinic, etc...).
Et la radio ?
Le paysage radiophonique est heureusement davantage diversifié mais là aussi la pluralité a été réduite suite à l’achat des radios les plus écoutées par des grands groupes comme Prisa (qui possède le journal espagnol El País). Le manque de publicité a mis à mort des radios autrefois très actives comme radio Balmaceda ou a réduit leur influence, comme c’est le cas de radio Coopérativa.
La télévision chilienne a aussi ses spécificités…
Dans le passé, il existait des chaînes publiques ou des chaînes appartenant aux universités. Au moment de la dictature, ces dernières ont été vendues à des privés. L’actuel président Sebastián Piñera a, par exemple, acheté la chaîne de l’Université du Chili, puis il l’a revendue… Megavision a été vendue à Claro, un très proche de Pinochet. La dernière chaîne de télévision qui ait été vendue en 2010, est celle de l’Université catholique, dont l’actionnaire majoritaire est aujourd’hui le groupe Luksic (l’une des familles les plus puissantes et des plus fortunées du Chili, d’après la revue Forbes).
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Comment les journalistes évoluent-ils dans ce type de paysage médiatique ?
D’abord, le journalisme d’investigation n’existe pas dans les médias chiliens (excepté dans un centre de recherches journalistiques, Ciper, qui appartient au groupe Copesa, on-line). Le journalistes qui enquêtent, publient des livres parce que les médias ne leur donnent pas l’espace pour publier le résultat de leur recherche.
Il faut regarder du côté de la formation des journalistes pour comprendre ce qui se passe. Une formation assurée par quelques universités publiques mais surtout par une myriade d’universités privées. Au Chili, les écoles de médecine s’associent aux cliniques (certaines vont même devenir propriétaires de certaines écoles), les écoles de publicité s’associent à des agences : d’un côté, on se dit que c’est parfait parce que les écoles sont en contact perpétuel avec le monde réel, le marché. Mais d’un autre côté, on les forme à travailler spécifiquement pour cette entreprise-là...
Vous voulez dire que l’entreprise et l’institut de formation peuvent être associées ou faire partie d’un même groupe privé ?
Oui. D’ailleurs, pour illustrer ce qui se passe parfois, je vais vous donner un exemple : depuis qu’ils sont tout petits, les chiliens qui vont dans les écoles de plus haut niveau qui sont ici privées, ont dans les mains des livres remplis de publicité.
CHILI : DES ENCARTS PUBLICITAIRES DANS LES LIVRES DE CLASSE DU PRIMAIRE.
Seuls les livres utilisés dans les établissements publics ne contiennent pas de publicité. Cet état de fait a provoqué un scandale l’an dernier lorsque l’ex-ministre d’Education de Sebastián Piñera, Joaquín Lavín a d’abord annoncé qu’il allait interdire la pub dans les livres de classe pour ensuite avouer qu’il ne pouvait pas contrôler cet usage, qu’il pouvait recommander mais pas stopper le processus, pas même dans les livres de primaire… Incroyable.
Rien de surprenant donc qu’à l’université la même logique soit appliquée. Les écoles de journalisme forment des professionnels pour les médias existants mais surtout pour des entreprises. En d’autres termes : le diplôme de journalisme forme aussi bien des journalistes que des attachés de presse.
Parce qu’il n’y a pas suffisamment de places dans les journaux ?
Oui, les places sont rares. Les journalistes qui avaient travaillé dans les journaux d’opposition pendant la dictature, ont, en temps de démocratie, trouvé un emploi dans des entreprises étatiques, les ministères, les ambassades en tant que chargés de presse ou de relations publiques. Certains enseignent dans les universités...
Aujourd’hui, tous les ans, des milliers de jeunes journalistes arrivent sur le marché après avoir suivi cinq années d’études, mais le niveau au bout du compte n’est pas très bon parce qu’ils n’ont pas fait d’autres études de culture générale, de droit, d’économie, de lettres comme cela se fait ailleurs. A cela s’ajoute le fait que le niveau des salaires des journalistes soit très bas (autour de 300-400 € mensuels). Voilà ce qu’offrent les journaux d’ici.
Et la télévision ?
Les journaux télévisés sont passés d’une heure à une heure et demie. Les chaînes rallongent les nouvelles pour pouvoir les remplir de plages publicitaires. Alors, on finit par voir des JT avec des informations qui n’en sont pas. Du genre : il fait chaud, la vente de glaces a augmenté. Et le journaliste fait un micro-trottoir de quatre minutes sur le fait que les gens aiment manger des glaces en été…
La télévision chilienne est très friande d’accidents de voiture, de crimes…
A Chilevision, c’est une spécialité. Mais les autres chaînes font la même chose. Les JT commencent par les accidents de la route, et plus il y a de sang sur les images, mieux c’est. Ensuite, ils poursuivent avec les vols, et le pompon c’est les crimes. C’est ce qui les fait vivre et ils pensent que c’est ce qui fait vibrer les téléspectateurs [...]. Résultat : alors que le Chili est l’un des pays d’Amérique Latine où la délinquance est la moins forte, le deuxième pays le plus sûr du continent derrière l’Uruguay, où il n’existe pas d’enlèvements express comme en Argentine, au Brésil ou en Colombie… l’impression d’insécurité est énorme!
Est-ce à dire que les médias manipulent et que les téléspectateurs les croient ?
La presse peut influencer, mais elle n’est pas toute-puissante. Les gens sont capables de voir la différence entre ce que la télévision montre et ce qu’ils voient dans la rue. En politique, par exemple, il y a vingt ans, il n’y avait pas de journaux de la Concertation, et pourtant, les chiliens ont voté pour cette Concertation, même si tous les journaux les en dissuadaient. Les Chiliens ne font pas ce que les journaux leur disent de faire.