L’ÉCRIVAIN JULIO CORTÁZAR ET SALVADOR ALLENDE |
A la fin de la semaine, quand nous devons rentrer du Chili, je lui écris une lettre que je glisse sous la porte de sa chambre. J’y exprime, avec tristesse mais sans détours, l’admiration que je lui ai vouée toute ma courte vie, mais aussi la déception qu’il vient de me faire éprouver par ses préjugés. Je resterai sans aucun doute son lecteur dévoué, mais je tiens à préciser que le journal qui m’envoie n’est pas inféodé à la dictature argentine et que ceux qui y travaillent ne méritent pas qu’on les traite collectivement et à la légère de “collaborateurs”. Un mois plus tard, je reçois une lettre de lui depuis Paris, où il me fait ses excuses et m’invite à le comprendre : il ne voulait pas qu’un seul mot qu’il aurait prononcé pour la presse chilienne puisse servir au régime militaire argentin, d’où sa ferme décision, qui n’était absolument pas dirigée contre moi.
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CORTÁZAR, MME ALLENDE, GARCÍA MÁRQUEZ |
Je la lui envoie à Paris, à l’adresse qu’il m’a laissée, mais je ne sais pas si elle lui parvient ; il ne répond pas et je finis par comprendre que vers ces années-là il s’est séparé de sa femme lituanienne, Ugné Karvelis – que je rencontrerai des années plus tard : il est tombé amoureux d’une jeune écrivaine américaine, Carol Dunlop. Il ne me répond, pourrait-on dire, que le 14 février 1984. Je me trouve au palais des Beaux- Arts de Mexico, face à un public nombreux qui assiste à la présentation de mon roman Luna caliente, qui m’a valu quelque mois auparavant le Prix national du roman. Alors que la manifestation est sur le point de commencer, l’écrivain Juan Rulfo prend le micro, et de sa voix pâteuse, agitée d’un tremblement ému, il dit: « On vient de m’informer que Julio Cortázar est mort à Paris. »
Il se lève et il déclenche une salve d’applaudissements, que tous dans la salle, étonnés et larmoyants, nous prolongeons pendant plusieurs minutes. Presque vingt ans plus tard, à Paris, avec ma femme, nous nous égarons dans le cimetière du Montparnasse en cherchant sa tombe. Sous une pluie implacable, elle laisse son petit chapeau noir sur le marbre de la pierre tombale, tandis que j’évoque tout cela comme si c’était un rêve, en pensant combien j’aurais aimé être son ami.