Il fut un temps, il y a cent soixante ans, où l’on mourait beaucoup pour la Crimée. La mer Noire fut le théâtre d’une guerre de deux ans : 120 000 morts du côté des assaillants (dont 90 000 Français), plus de 150 000 côté russe, les trois quarts du fait de la maladie (surtout, le typhus et le choléra). Une aventure lancée par un Napoléon III fait empereur depuis trois ans seulement, en quête d’une victoire militaire, pris d’un désir de libération des lieux saints de la suprématie de l’église orthodoxe, bien décidé à contrarier les visées russes sur Constantinople et sur un empire ottoman en déclin.
Côté britannique, on cherchait plutôt à fermer au tsar Nicolas 1er la route des détroits : le Bosphore, les Dardanelles, l’accès à la Méditerranée. En poussant vers les Balkans, Moscou tentait d’accéder aux « mers chaudes », et de peser sur les voies de communication des Français et Britanniques. Battre le Russe sur sa presqu’île de Crimée, neutraliser le port de guerre de Sébastopol, sur la mer Noire, d’où partaient les escadres russes, devait faire rendre raison au tsar, estimaient les stratèges européens.
Après un raid russe sur les Balkans, la guerre est déclarée : le corps expéditionnaire franco-britannique débarque en Crimée le 13 septembre 1854, prenant aussitôt le chemin de Sébastopol. Une semaine plus tard, sur les rives de la rivière Alma, les zouaves [2] du général Bosquet remportent une première victoire. Les Britanniques s’illustrent lors de la bataille de Balaklava, le 25 octobre, avec l’épisode sanglant de la « charge de la brigade légère » [3].
CARTE ANCIENNE DE SÉBASTOPOL AVEC VUE DE KAMIECH ET DU RAVITAILLEMENT FRANÇAIS , ELLE EST ISSUE DU TRAVAIL DU GÉNÉRAL NIEL . |
Chevaux dans les cales
Mais il aura fallu onze mois de siège, et d’enlisement, avant que la prise de la redoute de Malakoff le 11 septembre 1855 par les hommes du général Mac Mahon (avec le fameux « J’y suis, j’y reste ! ») [4] ne provoque la capitulation russe. Des épisodes largement oubliés, même s’ils ont laissé à Paris des noms de rues (Crimée) ou boulevards (Bosquet, Sébastopol), de ponts (l’Alma, avec son fameux zouave), de stations de métro (Alma-Marceau, Reaumur-Sebastopol, Bizot)…
Zouave du pont de l'Alma
Pour les historiens, c’est pourtant une des premières guerres « modernes », avec une bonne dose de multilatéral, et une projection de puissance sur une énorme distance (quatre mille kilomètres) : des dizaines de milliers d’hommes acheminés sur des voiliers, ainsi que des milliers de tonnes de fret, et des dizaines de milliers de chevaux dans les cales, pour ce qui sera une des dernières grandes guerres de cavalerie de l’histoire. Et aussi une guerre de tranchées, de canons et d’obus : des témoins, des deux côtés, évoquent la frayeur — et le carnage ! — provoqués par les nouveaux modèles de projectiles [5].
La guerre d’Orient
ESTAMPE LE DÉBARQUEMENT EN CRIMÉE |
Leçons du conflit, selon Herodote : cette guerre « mal engagée » (à partir d’une querelle d’un autre âge sur les lieux saints) et « mal gagnée » (après un long siège et une boucherie) « s’avère néanmoins un succès pour l’empereur Napoléon III, sur la scène internationale (le premier et le dernier). Le traité de Paris, qui y met un terme le 30 mars 1856, lui permet de remodeler la carte de l’Europe, issue du congrès de Vienne et de la défaite de son oncle Napoléon 1er, quarante et un ans plus tôt ».
En 1954, un siècle après cette guerre, la Crimée est intégrée à la république d’Ukraine, au sein de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). En 1990, la proclamation de la souveraineté ukrainienne provoque un fort mouvement autonome russe en Crimée : en 1991, après un vote, elle devient officiellement une République autonome dépendant de la République d’Ukraine. La question du partage de la flotte soviétique de la mer Noire — 70-80 % pour la Russie, le reste pour l’Ukraine —, avec celle du statut des ports militaires, dont Sebastopol, est à nouveau posée. Une « guerre des pavillons » oppose Kiev à Moscou. La presqu’île proclame même pour quelques jours son indépendance, en 1992, avant de devoir y renoncer aussitôt…
Les cités de Sotchi
BOMBARDEMENT DE SÉBASTOPOL - CAMP ANGLAIS DEVANT SÉBASTOPOL - CAMP DEVANT SÉBASTOPOL |
Lire Erlends Calabuig, « La Crimée, péninsule de toutes les discordes », Le Monde diplomatique, janvier 1994.L’occidentalisation de l’actuelle Ukraine, si elle devait entraver l’accès de la Russie à sa base historique de Sebastopol [7], « donnerait au littoral russe à l’est de l’isthme de Kertch une importance nouvelle », les ports de Novorossiisk et de Sotchi étant « appelés à un développement rapide », malgré des difficultés de communication avec l’arrière-pays. C’est ce que pronostiquait dès le début des années 1990 le géographe Yves Lacoste, dans le Dictionnaire de géopolitique qu’il dirigeait (Flammarion, 1993). Qui aurait pensé que les imposantes cités construites à Sotchi pour les besoins des Jeux olympiques d’hiver du mois dernier pourraient un jour être requises pour héberger les « pompons rouges » de la flotte russe de la mer Noire ?
Aujourd’hui, analyse ce jeudi le site B2 de Bruxelles sous le titre « Merci, Poutine ? », au moment où le président russe a « lancé des forces armées “non badgées” occuper à pied le terrain en Crimée (...) Moscou envoie à l’Union européenne le même message qu’elle avait envoyé à l’OTAN via l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Les pays qui bordent la Russie ne sont pas destinés à devenir membres de l’OTAN (message 2008), ni de l’UE (message 2014). Les Européens ont joué avec le feu en croyant pouvoir signer un accord d’association et un accord de libre circulation, en toute quiétude, sans susciter aucune réaction. Un accord perçu à Moscou comme étant un premier pas vers l’adhésion à l’Union européenne (ce qu’avaient d’ailleurs dit clairement les dirigeants lituaniens et polonais) et le signal d’un nouveau rétrécissement de son influence, et de son espace qu’elle estime vital. Les Européens n’en ont cependant pas tenu compte ».
Notes
[1] Comme sur le dossier syrien, la diplomatie française, ces derniers jours, a multiplié les rodomontades, collant au discours plutôt musclé de Washington — avant de se résoudre à plaider, à partir de la réunion de mercredi à Paris, pour une solution négociée qui laisse à la Russie une « porte de sortie », mais ménage également ses intérêts fondamentaux, à commencer par sa présence sous une forme ou une autre en Crimée .
[2] Des soldats d’infanterie légère, portant une tenue d’inspiration ottomane, membres d’une unité d’élite qui avait notamment recruté parmi les anciens des barricades de 1848.
[3] llustrée par deux films du même nom : en 1936, avec Eroll Flynn ; et un remake en 1968, avec notamment Vanessa Redgrave.
[4] Selon l’historien Alain Gouttman, spécialiste du Second Empire, le général — qui devait devenir maréchal et président sous la IIIe république — a toujours nié avoir prononcé cette phrase. Antoine Bourguilleau, sur Slate.fr, lui en prête une autre, dans un genre différent : « La fièvre typhoïde, soit on en meurt, soit on en reste totalement idiot. Je le sais, le l’ai eue ».
[5] Selon l’écrivain russe Léon Tolstoï, qui participait à la campagne, on n’arrivait pas à évacuer les morts, le plus souvent en morceaux…
[6] André Vacherand, « L‘affaire d’Orient. La guerre de Crimée et les Saint-Quentinois » (PDF).
[7] Pour influente qu’elle y soit, la marine russe doit s’acquitter chaque année, auprès de l’Etat autonome de Crimée, de plus d’une centaine de millions d’euros de loyers et royalties, en compensation de l’utilisation des bâtiments, pistes et quais, sur une base rassemblant plus de quinze mille militaires.