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jeudi 23 février 2017

TODOROV EN ARGENTINE: UN ÉPISODE TROUBLANT

Invité par la fondation OSDE,Tzvetan Todorov s'est rendu en Argentine pour la première fois en novembre 2010. M'ayant sollicité pour obtenir des renseignements sur mon pays, je lui ai suggéré quelques lectures et donné les contacts d'amis dirigeants des lieux de Mémoire. À son retour il a publié un article dans le journal espagnol « El Pais » provoquant la polémique en Argentine.
Sa mort le 7 février m’a beaucoup touché. Le lien amical que nous avions noué au cours des réunions du comité éditorial du magazine Books m’a autorisé à répondre à son article. J’ai souhaité lui faire part de ma critique concernant ses propos en lui adressant un courrier qu’il a trouvé « assez rude ».  

En lisant les articles lui rendant hommage, il m’a semblé intéressant aujourd’hui de reproduire ce courrier de janvier 2011 dans lequel j’alerte sur les dérives d’une vision humaniste consistant à « se mettre à la place de l’autre », à « comprendre l’ennemi » et qui a été récupérée par les tortionnaires argentins pour leur défense.


« Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes »
Jacques Prévert, Paroles (1946)

Cher Tzvetan,

Le mercredi 22 décembre j'ai écouté à la télé argentine le discours qu'a prononcé le général Luciano Benjamín Menéndez, le plus sinistre des bourreaux argentins, avant le verdict le condamnant à perpétuité pour les crimes commis pendant la dictature. Pour sa défense il a cité, entre autres, ton article publié dans le journal El País à ton retour d'Argentine, pour expliquer le danger de la guérilla de gauche et la nécessité de l'exterminer pour "sauver la patrie du péril communiste". Tu pourras comprendre ma stupeur en l'écoutant en direct...

La légèreté avec laquelle tu as écrit cet article, comparant les conséquences criminelles en cas de victoire de la guérilla argentine avec le génocide cambodgien relève d'une énorme ignorance. Je me demande quelle méthodologie scientifique tu as utilisée en tant qu'historien pour arriver à cette conclusion.

Les militants actifs des groupes armés étaient minoritaires dans la longue liste des 30 000 disparus et 10 000 prisonniers officiellement reconnus. Des ouvriers, des intellectuels, des familles entières, des collégiens, des artistes, avocats, curés mêmes, constituaient la majorité des hommes et des femmes emprisonnés, séquestrés et assassinés au nom de la "lutte contre le communisme". Le pouvoir de feux de ces groupes, capable de faire exploser quelques bombes et d'attaquer une poignée de casernes, était ridicule par rapport à la puissance militaire et policière. Par ailleurs, l'armée avait largement infiltrée l'ensemble de la guérilla et tous ces groupes n'avaient pas la moindre chance de prendre le pouvoir en Argentine. Les militants armés des deux organisations le plus actives ne dépassaient les 3 000 combattants selon différentes sources.

Croire que l'Argentine a vécu ou était au bord d'une guerre civile est une erreur. C'est justement l'argument utilisé par la dictature pour commettre les atrocités qui ont suivi le coup d’état de mars 1976.

Le terrorisme d'état en Argentine, lié au plan Condor d'extermination de toute opposition aux dictatures de notre continent ne peut pas être compris sans connaître le plan économique ultra libéral que les généraux argentins en particulier voulaient imposer dans nos pays. La répression commencée en 1974, pendant le gouvernement d'Isabel Perón, organisée depuis le ministère de "bienêtre social" dirigé par Lopez Rega à travers l'organisation criminelle de la "triple A" visait essentiellement les dirigeants ouvriers qui s'organisaient dans des syndicats indépendants, en rupture avec la bureaucratie syndicale qui dans sa grande majorité a appuyé le coup d'état de 1976.

Je me demande sur quels éléments te bases-tu pour faire une extrapolation entre Pol Pot et les dirigeants de Montoneros et l'ERP. Même s'il est vrai que certains dirigeants n'étaient pas tendres pour ceux qui voulaient quitter l'organisation (quelques militants furent exécutés pour "trahison") imaginer qu'ils auraient pu commettre un génocide me parait une aberration.

Par ailleurs tu aurais pu examiner l'exemple de la révolution sandiniste comme l'a très bien expliqué le journaliste Pedro Brieger à la radio argentine en parlant de ton article : le FSLN, la guérilla marxiste qui a conduit la prise de pouvoir contre la dictature de Somoza au Nicaragua en juillet 1979 n'a fusillé personne et aucun massacre "à la cambodgienne" s'est produite lors de la prise du pouvoir ni durant les dix années que le FSLN a gouvernées. Pouvoir attaqué systématiquement par les "contras", milices armées par les USA. et perdu par des élections démocratiques en 1990.

Sais-tu pourquoi pendant plus de 27 ans de gouvernements constitutionnels en Argentine, depuis 1983 il n'y a pas eu un seul attentat, une seule attaque, contre un membre de la police ou un militaire lié à la répression ? Pourtant ils se baladaient dans la rue sans problème, on connaissait leurs domiciles, certains parlaient publiquement, justifiant même leurs exactions. Si ta thèse du massacre devait s'avérer exacte, au moins un ou plusieurs anciens guérilleros rescapés du génocide aurait pu facilement commettre un acte de vengeance.Une des réponses possibles est que tant qu'il y a de l'espoir en la justice, les cas de désespoir et de vengeance individuelle n'ont pas lieu d'être.

Tu parles de manque de contexte historique dans les lieux de mémoire tel que la ex ESMA ou le Parc de la Mémoire et tu ne souscris pas au fait que l'Argentine soit reconnue pour son exemplarité dans la lutte pour la mémoire, la justice et la vérité. Tu suggères aussi que le pourcentage des morts argentins par rapport au génocide cambodgien est minime. 

La justice argentine a déjà statué : le commissaire Etchecolaz à été condamné à vie pour "crimes de lèse humanité dans le cadre d'un génocide". 

Tu expliques aussi que grâce à l'Histoire, on évite de rentrer dans "l'illusion manichéenne... des bons et méchants, des victimes et bourreaux, coupables et innocents". Pour toi donc, les victimes ne sont pas tout à fait victimes et les tortionnaires et assassins ne sont pas complètement coupables. 

Tu dis aussi dans ton article que dans la présentation du passé dans les lieux de Mémoire cités "des parcelles entières de l'histoire sont omises » : il faudrait remonter à quelle date pour que la présentation historique soit de ton goût? À la mort de Perón en 1974? Aux élections de 1973? Au coup d’état de 1966 du général Onganía, au coup d’état de 1955 contre Perón, ou les militaires ont interdit et poursuivi le péronisme, le parti majoritaire pendant des décennies ? Il faudra remonter peut être à la révolution de Mai de 1810?

Les lieux de Mémoire existent pour ne pas oublier, pour que les nouvelles générations se souviennent de la barbarie d'une époque où les victimes sont des victimes quoi qu'elles aient fait individuellement dans leur vie. En Argentine les espaces physiques de ces lieux sont des anciens centres de détention clandestine, plus de 360 bâtiments, témoins vivants de l'horreur que le terrorisme d'état avait installé dans le pays. Mais ces lieux ne sont pas figés dans le passé. Ils fonctionnent comme un lieu de vie ou l'art et les activités culturelles prennent une place importante. Ils mettent l'accent entre l'indissoluble relation entre la mémoire et le temps présent.

Aujourd'hui les génocides argentins ont des procès justes et équitables grâce au gouvernement de Néstor Kirchner qui a aboli en 2005 les lois d'amnistie et du pardon, gouvernement dont certains membres étaient, dans les années 70 militants ou sympathisants de la guérilla.

La bataille pour la vérité est rude et beaucoup des responsables essayent d'échapper á la justice. Certaines juridictions ralentissent les procès par des juges complices. Il y a aussi quelques dirigeants politiques qui s'opposent à que la vérité soit faite et voudraient stopper les procès et condamnations.

Heureusement le combat acharné des organismes de Droit de l'Homme en Argentine tels que les Mères et Grands-Mères de la Place de Mai, le Cels, HIJOS et tant d'autres on fait que depuis 2003 la défense des Droits de l'Homme en Argentine soit devenue une politique d'Etat. Un État démocratique qui se construit tous les jours avec des difficultés, avec des contradictions mais avec plus de justice et contre l'impunité.

J'espère avoir contribué a que tes réflexions sur l'Argentine ne restent pas dans le "stade superficielle" comme tu l'indiques au début de ton article. J'espère aussi que ton prochain écrit sur l'Argentine soit plus réfléchi car à mon humble avis, en tant qu'intellectuel réputé et respecté tu devrais faire preuve de plus de rigueur et responsabilité.

Je te souhaite Cher Tzvetan, mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année 2011.

Carlos

02/01/2011

ps: ci joint un extrait d'un article de Mario Wainfeld, journaliste de Pagina12

...Luciano Benjamín Menéndez, aún más baqueano en el arte de acumular condenas, representó el papel de Luciano Benjamín Menéndez. A los perros de la guerra les encanta citar a Antonio Gramsci y enriquecer su ignorancia con nuevas lecturas. Otrora fue el fugaz ministro de Educación macrista, Abel Posse. Ahora visitó la prosa de TzvetanTodorov. El intelectual búlgaro, reprisando en tono perverso la de viejos comensales de Victoria Ocampo, pasó una semanita en nuestro país y sacó conclusiones berretas, inconsistentes. Pan comido para el Chacal del Tercer Cuerpo, que se valió de la cita de autoridad como argumento de la defensa. Si Todorov llegara a enterarse del uso social de sus intervenciones periodísticas, acaso tendría oportunidad de recapacitar sobre la mirada del turista, epidérmica y frívola.


http://elpais.com/diario/2010/12/07/opinion/1291676411_850215.html
      
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Sur Todorov en Argentine


http://www.lanacion.com.ar/1986688-tzvetan-todorov-entre-la-memoria-y-el-olvido


https://www.pagina12.com.ar/20835-todo-todorov