Texte et des photos Roberto Farías
Tandis que vous lisez ces pages, ce n’est pas un magazine qu’Isabel Galleguillos, 49 ans, a entre les mains, mais un bloc de pierre aux arêtes coupantes. Elle le pose sur “cette terre bénie”, sous le soleil de plomb de Tambillos, entre Ovalle et Andacollo, et le brise en deux avec une masse. Les éclats lui sautent au visage et certains se glissent dans son cou. Elle sépare “le bon cuivre” de la gangue et en fait un petit tas. Puis, de toutes ses forces, elle enfonce sa barre à mine dans le filon principal pour en extraire un autre bloc. Elle continue ainsi toute la journée, extrayant et cassant des pierres pour exposer le cuivre au soleil, et ses pommettes brunes, luisantes de sueur, scintillent d’éclats de minerai jaunes, bleus, violets et orangés. Karen Villanueva, 31 ans, fait la même chose dans un autre coin du gisement. Andrea Vega, 25 ans, et Marlén Valdivia, 24 ans, donnent leurs premiers coups de barre et trient les pierres les plus légères.Un camion chaque jour
Ce sont les quatre “mineuses” de La Loica, une exploitation 100 % féminine. On ne les entend pas se lamenter sur leur sort et leurs souffrances. Au contraire, elles travaillent avec entrain et elles progressent, portées par un enthousiasme particulier : elles sont toutes mères célibataires ou séparées. Elles transportent “le bon cuivre” dans des brouettes sur un sentier étroit, aidées par Pedro, l’ouvrier chargé du “travail de force”. Le minerai descend jusqu’au pied de la colline par une goulotte. En une journée, elles remplissent un camion de 12 tonnes qui leur rapporte de 400 000 à 800 000 pesos [de 600 à 1 200 euros] selon la qualité du minerai.
Lorsque le soleil devient rouge, Isabel libère sa tresse noire de sous son casque et donne l’ordre de redescendre. Les mains encore tremblantes de l’effort fourni, les femmes ramassent des fleurs de câprier ou de sauge pour leur maison. Puis elles se séparent jusqu’au lendemain. Dès qu’elle arrive chez elle, Isabel se lave, se change et met une jupe et des jolies chaussures. “Je déteste qu’on me voie habillée en ouvrière”, dit-elle. Le seul meuble de sa salle de séjour est une petite table sur laquelle elle a rassemblé des pierres de différentes couleurs contenant du cuivre. Les décorations de son jardin sont en sulfure de cuivre, en quartz et en piedra andacollita [pierre dure de la région d’Andacollo, utilisée par l’artisanat local]. Lorsque sa fille cadette, Krishna, 9 ans, revient de l’école, elle la couvre de baisers et va se reposer avec elle. A 21 heures, Isabel regarde le journal télévisé. C’est du moins ce qu’elle dit. Parce qu’elle laisse tout passer sans broncher, même la météo, et ne dresse l’oreille qu’à l’annonce des indices économiques : l’IGPA, l’IPSA, le dollar et le prix du cuivre. “Le prix du cuivre !” Où qu’elle se trouve à ce moment-là, elle accourt. Selon ses calculs, pour un cent de hausse du dollar ou de baisse de la livre de cuivre, elle touche 2 000 pesos [3 euros] de plus ou de moins par tonne. Or le prix du métal rouge monte et descend tous les jours. Il peut faire des bonds ou baisser pendant une éternité. C’est un véritable électrocardiogramme émotionnel du Nord. “Quand il dépasse 1 dollar la livre, les gens se mettent à rêver, des couples se forment, les promesses de mariage fleurissent et les femmes acceptent”, ironise Isabel. Lorsqu’il dépasse 2 dollars, on envisage de faire un autre enfant ou d’acheter une nouvelle télévision. Quand il frôle les 4 dollars, comme c’est le cas actuellement, ça peut être dangereux : dans cette frénésie, même les gens malades se mettent à travailler, des mines qui devraient rester fermées sont rouvertes, il y a des éboulements… et c’est ainsi que trente-trois hommes finissent par se retrouver prisonniers sous terre.
Inversement, lorsque le cours du cuivre baisse et baisse encore, l’amertume se propage. Beaucoup de mines ferment, les licenciements commencent, les petits villages comme celui de Tambillos se vident. Les hommes partent pour la ville et les femmes restent seules. S’il chute à moins de 1 dollar la livre, la déception et le malheur apparaissent : les grèves deviennent interminables, les hommes boivent, frappent leurs enfants et leurs femmes jusqu’à les tuer. Ou jusqu’à se tuer.
La livre de cuivre était descendue à 0,98 dollar lorsque, le 1er janvier 1998, le mari d’Isabel, ivre et pris de folie, a tenté de la tuer de ses propres mains. “C’est là que tout a commencé, dit-elle. Il faut parfois que la réalité soit pire que le cauchemar pour qu’on se réveille.” Douze ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, le cuivre est à 3,50 dollars la livre et, au lieu de rêver d’un homme qui subvienne à ses besoins, elle se tient debout, seule, sur sa propre colline de cuivre. Sa propre mine.
Isabel n’est ni la première ni la seule femme à travailler dans le cuivre. D’Arica à Ovalle, une douzaine de femmes travaillent pour des compagnies minières. Les pirquineras, celles qui cassent les pierres, sont encore moins nombreuses : il y a Isabel et deux autres femmes. Et la mine d’Isabel est la seule à employer uniquement des femmes. Il y a quelques années, Maria Angélica Lemus, une femme d’Andacollo qui avait hérité une mine de son grand-père, a tenté de l’exploiter avec quatre femmes : on l’appelait “la Andacollita”. Mais, quelques mois plus tard, elle s’est retrouvée seule. On lui avait volé ses machines et le travail était trop dur et trop peu rentable pour toutes. “J’espère que ça marchera pour vous”, a-t-elle dit à Isabel. “Moi, je n’espère pas”, a répondu Isabel. “Il faut que ça marche.”
Isabel est née à Tambillos. La moitié des habitants du village portent le même nom qu’elle : Galleguillos. Tous se livrent à des activités minières à petite échelle. Dès l’âge de 7 ans, Isabel a aidé son père à chercher du cuivre sur la colline derrière la maison, La Loica. “A cette époque, on sortait du cuivre natif, précise-t-elle, mais une fois que tout a été sorti, il n’est resté que des trous.” Toute la colline est effectivement creusée de tunnels, comme un fromage suisse.
“Mon père et mon grand-père n’ont jamais eu de permis d’exploitation”, me raconte Isabel pendant que nous gravissons la colline. “Ils ont toujours travaillé en cachette, pour pas grand-chose, et pour d’autres. Ou pour la Mine.” “La Mine” est la principale entreprise de Tambillos. Le village est né en même temps qu’elle, il y a cent ans. C’est un gisement rongé jusqu’à l’os que l’on continue à exploiter à cause des cours élevés. Selon un chauffeur de camion, s’il n’y a pas eu d’accident grave, “c’est que Dieu est grand”. L’entreprise a été rachetée il y a vingt-cinq ans par l’ancien sénateur Francisco Javier Errázuriz. Les locaux l’évitent. Dès qu’ils ont en la possibilité, ils vont dans d’autres mines, et s’ils ont de la chance, dans une de celles de la CODELCO [Corporación Nacional del Cobre, entreprise appartenant à l’Etat chilien et première productrice de cuivre du monde].
Un filon de 70 cm d’épaisseur
Nous arrivons à la mine d’Isabel. Le filon est bien visible. On dirait la garniture d’un gâteau entre deux épais biscuits : dessus, du stérile, dessous, du stérile, et au milieu une couche de cuivre sombre et verdâtre de 70 centimètres d’épaisseur sur environ 2 000 mètres de long et une profondeur indéfinie. Pour pouvoir exploiter ce filon, Isabel doit ouvrir un chemin d’approximativement 700 mètres. Elle va utiliser pour cela l’aide de 2,5 millions de pesos [3 800 euros] que lui a attribuée le FOSIS [Fonds de solidarité et d’investissement social]. Mais elle n’aura pas assez pour payer un topographe, alors elle le fera “au pifomètre”. Avec le reste, elle achètera une perforatrice pour qu’il y ait moins de travail à faire à la main. “Il y avait cinquante-quatre projets d’exploitation minière, et c’est le mien qui a été retenu !” dit-elle fièrement.
Isabel est présidente du Syndicat des pirquineros de Tambillos, trésorière du Comité de l’eau potable et ancienne présidente de l’Association des parents d’élèves de l’établissement d’enseignement primaire et secondaire de Tambillos. Avant, elle n’était rien. Elle a quitté l’école au milieu de la dernière année du primaire pour aller travailler avec sa mère, qui avait été abandonnée par son mari, mineur. Elle faisait la cueillette des choux et du céleri et ébourgeonnait des œillets, gardait les chèvres sur la colline et vendait du bois. Pendant la grande fièvre du cuivre de 1980, lorsque la livre était à 2,80 dollars, elle a épousé Pascual Galleguillos, mineur, et sa situation s’est améliorée. Elle a eu trois fils : Ricardo, Carlos et Diego.
Photos Roberto Farías
Elue présidente du syndicatSix ans plus tard, la fièvre est retombée. Lorsque le prix du cuivre a chuté à 0,78 cent la livre, les coups, les mauvais traitements, l’alcool et l’abandon sont entrés dans sa vie. Jusqu’à ce premier jour de 1998 où Pascual a voulu la tuer. Deux jours plus tard, profitant de l’arrestation de son mari par les carabiniers, elle a dit à tout le monde qu’elle partait à Arica et a emmené ses trois enfants dans les Andes. Elle s’est cachée pendant six ans dans une pièce sans meubles, et a travaillé comme cuisinière rémunérée au salaire minimum. Elle a rencontré un autre homme en 2001, et Krishna est née. Cette relation n’a pas marché non plus et elle est rentrée à Tambillos en 2004 avec ses quatre enfants. Les deux plus grands, Ricardo et Carlos, ont quitté l’école et sont allés cracher leurs poumons à “la Mine”. Le plus jeune, Diego, y a échappé. Il a été reçu premier de la région à l’examen d’entrée à l’université et a obtenu une bourse pour étudier l’agronomie à Viña del Mar. Il est actuellement en deuxième année.
C’est Isabel qui a eu l’idée d’aller chercher du cuivre sur la colline derrière chez elle, mais pas en cachette comme son père et ses grands-parents. “Les pirquineros se font escroquer, explique-t-elle, on les vole, on profite de leur ignorance. Tout le monde les tond : le chauffeur du camion, le revendeur, le préposé de l’ENAMI [Entreprise nationale des mines]. A la fin, ils se retrouvent sans rien.” Pour éviter cela, elle a entrepris des démarches pour obtenir une concession. Avec son fils Ricardo – aujourd’hui âgé de 29 ans, il manie les machines lourdes et finance le rêve de sa mère –, elle a parcouru la colline à pied à la recherche d’un gisement. Elle en a trouvé deux, mais ils étaient déjà pris. Un topographe a eu pitié d’elle et lui a prêté une carte et un GPS. Isabel et son fils ont marqué plusieurs endroits traversés par l’ancien filon, et… bingo !
Tous les hommes à qui elle a demandé conseil lui ont dit que ce n’était pas un travail de femme. Certaines personnes lui ont fermé leur porte. On lui a mis des bâtons dans les roues. Les pires ont été les femmes du village : elles allaient jusqu’à monter des affaires de jalousie parce qu’elle passait du temps avec leurs maris. Enfin, il y a deux ans, elle a été élue présidente du Syndicat des pirquineros. Elle aide maintenant ses collègues masculins à légaliser leur exploitation. “J’ai obtenu un diplôme pour faire tout ça”, précise-t-elle avec son sourire mi-timide, mi-amer. Elle revient en effet d’une formation de l’ENAMI en gestion et en minéralogie. Il lui reste à apprendre à manier les explosifs pour pouvoir en stocker. Et à apprendre à conduire. Car elle est en train d’économiser pour avoir son propre camion. Isabel a eu de la chance avec son filon. Son minerai contient 2,5 % de cuivre, ce qui est rare aujourd’hui. Bien sûr, elle irait plus vite avec des ouvriers masculins. Je lui demande pourquoi elle n’engage que des femmes. “Parce que je vois la vie qu’ont les femmes d’ici. J’ai eu les mêmes problèmes qu’elles. Elles sont seules pour élever leurs enfants. Je veux leur donner un salaire décent, meilleur que dans la cueillette ou dans les œillets.” Isabel pense qu’elles peuvent gagner entre 350 000 et 400 000 pesos [de 320 à 600 euros] en liquide. Beaucoup plus que ce que donnent aux femmes les patrons du coin.
Karen Villanueva est elle aussi une femme à la peau tannée par le soleil, débrouillarde et souriante. Elle est enthousiasmée par l’idée d’Isabel. Elle a déjà cassé et trié des cailloux dans d’autres mines indépendantes, alors elle s’y connaît en cuivre et la dureté de la pierre ne lui fait pas peur. Elle élève ses enfants seule et le plus jeune souffre du syndrome d’Asperger. Andrea Vega vient de Barrancas, un hameau proche. Elle a eu un enfant avec son petit ami, qui s’est enfui. Avant, elle travaillait à la récolte des choux et du céleri. Maintenant, elle monte à la mine et apprend petit à petit. Marlén Valdivia est timide et peu bavarde. Elle aussi est mère célibataire. C’est la seule à être allée jusqu’à la terminale. Elle a été caissière dans un supermarché d’Ovalle pour 200 000 pesos par mois. Elle ne se voit pas vraiment casser des cailloux, mais elle veut essayer et, bien sûr, gagner plus d’argent. Isabel affirme que, si elle a pu le faire, toutes le peuvent aussi. Elle veut prouver quelque chose au monde. “Les femmes méritent un meilleur sort, déclare-t-elle, et un meilleur salaire. Elles méritent d’avoir leur part des richesses du Chili, pas seulement les miettes qu’un homme leur donnera, même si c’est le meilleur des hommes.”
Isabel montre à Andrea et Marlén comment faire. Elle leur conseille de ne pas frapper les pierres comme des brutes. “N’imagine pas que c’est ton mari”, conseille Karen en levant en l’air une masse de douze kilos. “Il faut chercher la faille”, poursuit Isabel. Et tout en piochant et retournant les cailloux, elle fait un commentaire triste. “Parfois le filon se perd. Les mineurs creusent partout pendant des années sans le retrouver, et ils deviennent fous.” Parce que le filon, la garniture du gâteau, n’est pas plat, ni rectiligne, mais il prend des centaines de formes sous terre, aussi tarabiscotées qu’un pétale d’œillet. Les femmes restent silencieuses un moment. “C’est pour ça qu’il faut plus de finesse qu’autre chose, poursuit Isabel, et de l’observation, surtout.” Marlén n’est pas très robuste mais, à force d’enfoncer la lourde barre à mine dans la faille, elle finit par arracher à la colline son premier caillou rouge orangé. Elle le pose sur le sol. Il brille. C’est du cuivre.