A l’heure des célébrations du bicentenaire de l’indépendance du Chili, la réalité nous rappelle crûment combien les institutions de notre pays sont fragiles et la politique de l’Etat inexistante dans de nombreux domaines. L’année 2010 a commencé par un tremblement de terre qui, le 27 février, a détruit une bonne partie des infrastructures côtières bordant la zone centrale du pays, faisant des centaines de morts et paralysant le Chili pendant plus de vingt-quatre heures. Puis il y a eu, le 5 août, l’effondrement de la mine San José dans le désert d’Atacama, où 33 mineurs se sont retrouvés piégés, avant d’être sauvés deux mois et demi plus tard. Ce sauvetage, véritable exploit, a permis de faire oublier l’impunité et l’absence de tout contrôle – tant fiscal que social – qui règnent dans les entreprises minières, et plus généralement la précarité que subissent les travailleurs dans l’ensemble du pays. Enfin, le 8 décembre au matin, un terrible incendie a ravagé en quelques minutes l’une des tours de la prison San Miguel, à Santiago : 81 détenus ont péri dans les flammes en raison de la vétusté de l’établissement et de l’absence de plan d’évacuation.
Ces événements ne sont que les plus récents exemples d’un déni des droits fondamentaux du citoyen. Une fois encore, la preuve est faite que si le pays a fait le pari de la modernité, c’est en se limitant aux chiffres de la croissance économique, au détriment du bien-être et des droits des personnes, alors même que tous promettent de les garantir. La tragédie de la prison San Miguel, après tant d’autres sinistres, a mis en évidence des défauts de planification et de gestion. Or ces problèmes sont connus de tous et diagnostiqués depuis longtemps. Ce qu’il faudrait aussi diagnostiquer, même si c’est plus difficile, c’est que cette incurie repose sur une idéologie qui crée les conditions institutionnelles pour de telles tragédies.
La surpopulation carcérale est liée elle aussi à une attitude doctrinaire en matière pénale. Elle consiste à remplir les prisons de délinquants tout en défendant l’application de plus lourdes peines comme élément central de l’action contre le crime. En 2008, le Bureau d’information sur les droits des personnes privées de liberté dans les Amériques, de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), s’est rendu au Chili à l’invitation du gouvernement. Le rapport du commissaire Florentín Meléndez, président de la CIDH, est accablant. On y apprend que les centres de détention présentent un degré de surpopulation “rarement atteint dans la région”. Leurs équipements sont dans un état déplorable, l’insalubrité est extrême et les programmes de réinsertion sont quasi inexistants. Le rapport souligne aussi que tous les établissements pénitentiaires visités “font un usage excessif et inutile de la force et des sanctions” et pratiquent systématiquement “les mauvais traitements physiques”. Dans le centre de détention pour mineurs de San Bernardo, il constate “des dysfonctionnements particulièrement alarmants […], l’insuffisance des services de base […] en matière d’éducation et de soins de santé, ainsi que celle des programmes de détente, de sport et de réinsertion sociale”.
Au vu du délabrement du système pénitentiaire, le rapporteur estime que l’Etat chilien n’est pas en mesure de garantir la dignité des détenus ni leur sécurité. L’incendie de la prison San Miguel en est la tragique illustration, et il est certain que l’Etat risque un recours des familles des victimes. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre pays a besoin d’un regard plus objectif et moins idéologique de son élite politique, capable d’engendrer des interventions publiques tendant à garantir les droits et la sécurité de tous les citoyens, y compris ceux qui sont condamnés à des peines de prison.
Dans les prochains jours, le parti au pouvoir et l’opposition devront assumer leurs responsabilités après cette tragédie, à moins qu’elles ne l’exploitent médiatiquement. Mais, une chose est sûre, de tels événements trahissent la fragilité de nos institutions, la classe politique dans son ensemble étant prête à tout sacrifier sur l’autel de la popularité et de la croissance économique. Le Chili a l’une des populations carcérales les plus importantes au monde par rapport au nombre d’habitants. Si l’on poursuit cette politique d’incarcération systématique – certains parlent même d’abaisser la responsabilité pénale à 12 ans –, aucun système pénitentiaire ne pourra assurer des conditions acceptables à une telle masse humaine. La prison est la destination finale du système pénitentiaire. S’il ne fonctionne plus, ce n’est pas seulement en raison de mauvais investissements ou d’une augmentation de la délinquance, mais également parce que les mécanismes de prévention et le modèle pénal sont défaillants.