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vendredi 6 mai 2016

«IL EST IMPOSSIBLE D’EFFACER CE QUI S’EST PASSÉ»


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ALEXEI JACCARD A LUTTÉ CONTRE LA DICTATURE AU CHILI.
IL A ÉTÉ TORTURÉ ET TUÉ PAR LA POLICE SECRÈTE DE PINOCHET.
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SWISSINFO.CH
38 ans après la disparition de son mari, l’helvético-chilien Alexei Jaccard, Paulina Veloso a finalement obtenu la confirmation de ses soupçons: il a été torturé et assassiné au Cuartel Lautaro, le centre d’extermination le plus sanglant de la dictature de Pinochet. Le corps n’a jamais été retrouvé, mais l’avocate et ancienne ministre de la présidente Michelle Bachelet ne perd pas espoir: « Nous n’avons jamais été aussi proches d’obtenir toute l’information. »
La vérité a été diffusée au compte-gouttes. Au départ, le chef de la Direction nationale du renseignement (DINA)*, Manuel Contreras, affirmait que les services argentins avaient jeté le cadavre d’Alexei Jaccard Siegler dans le Rio de la Plata, après son arrestation à Buenos Aires en mai 1977.

Ces fausses pistes répondaient à un objectif: respecter un pacte silencieux autour du Cuartel Lautaro, le centre d’extermination où se seraient produit les crimes les plus horribles du régime de Pinochet et d’où aucun prisonnier n’est sorti vivant. Jusqu’en 2007, c’était «le secret le mieux gardé de la dictature.» 
Paulina Veloso Valenzuela (1957)
PAULINA VELOSO
Avocate, universitaire et chercheuse. Elle a été ministre du Secrétariat général de la Présidence sous le premier gouvernement de Michelle Bachelet et avocate à la Cour d’appel de Santiago (2003-2005). Elle est actuellement avocate-conseil au Conseil de défense de l’État. Depuis 2015, elle fait partie du conseil de consultation de la Présidence pour les questions de conflit d’intérêt, trafic d’influence et corruption. 
Après la disparition de son mari, elle est restée en Suisse, où elle a obtenu la nationalité. Elle est rentrée au Chili en 1979 pour faire des études de droit à l’Université de Concepcion.



JORGELINO VERGARA, ALIAS « PETIT VALET »
Mais cette année-là, Jorgelino Vergara, connu sous le nom du « petit valet de Contreras », pour prouver son innocence, a confessé les tortures violentes dont il dit avoir été le témoin dans cette caserne.

Après ses déclarations, des dizaines d’anciens agents ont été interpellés. Leurs témoignages ont permis de retrouver les restes de nombreux disparus. Paulina Veloso, pour sa part, a eu dès lors la conviction que son mari se trouvait dans ce lieu, sans en avoir la preuve définitive.

GUILLERMO JESÚS  FERRÁN MARTÍNEZ
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MEMORIA VIVA
En 2015, le témoignage d’un autre agent du nom de Guillermo Ferran a permis d’établir pour la première fois la présence d’Alexei Jaccard dans cette prison. Il a donné des descriptions qui correspondaient clairement aux caractéristiques et à la personnalité du défunt.

Après avoir pris connaissance de toutes ces informations, la municipalité de La Reina, des organisations communales et le Programme des droits de l’Homme du ministère de l’Intérieur, ont décidé de rendre hommage aux victimes en créant un mémorial à la rue Simon Bolivar, à quelques pas du lieu où se trouvait la caserne de la DINA. Nous avons rencontré Paulina Veloso le jour de l’inauguration.

swissinfo.ch: Que signifie pour vous la construction de ce mémorial?

MÉMORIAL EN SOUVENIRDES VICTIMES
LA «BRIGADE LAUTARO» AU CHILI
PHOTO FELIPE CORNEJO
Paulina Veloso : Parvenir à savoir en 2015, c’est-à-dire 38 ans après la disparition de mon conjoint, qu’il a été arrêté, torturé et probablement assassiné dans cette caserne a été quelque chose de très impressionnant pour moi et pour la famille. J’ai toujours été convaincue qu’il avait été ramené au Chili de Buenos Aires, où l’on avait perdu sa trace, dans le cadre de l’opération Condor*.

Toutefois, nous n’en avions aucune preuve et nous ne savions pas non plus où il se trouvait. C’est alors que nous avons commencé à entendre parler du Cuartel Lautaro, qui était différent des autres centres de détention, car il était exclusivement consacré à l’extermination. Ici, personne n’a survécu. C’est certainement pour cette raison que nous avons appris aussi tard son existence. Par conséquent, ces hommages et ces monuments érigés en mémoire de nos proches sont très significatifs. C’est quelque chose qui a beaucoup d’impact et qui provoque en nous une profonde émotion. 

swissinfo.ch: Vous avez toujours pensé que votre mari était mort au Chili et non en Argentine comme l’assuraient les anciens agents de la DINA…

P.V. :  Le jour où j’ai appris qu’il avait disparu, nous avons lancé un procédure à la fois au Chili et en Argentine. Nous avons toujours lancé des procédures légales au Chili, parce que son arrestation avait un lien avec ce pays. Lors de son arrestation, le Chili était le but de son voyage et de sa mission (apporter de l’argent pour soutenir la reconstruction des partis d’opposition à la dictature). Par conséquent, son arrestation à Buenos Aires était un accident. Ce ne pouvait être autre chose.  D’autre part, il y a eu plusieurs indices de la part du gouvernement argentin indiquant qu’il avait été transféré au Chili, mais aucun centre de détention n’avait d’information sur lui. Personne ne se souvenait de lui, personne ne l’avait vu. C’était très décourageant. Mais nous pensions que quelque chose allait se produire. C’est arrivé en 2015, quand nous avons obtenu les déclarations d’anciens agents qui parlaient spécifiquement d’Alexei.

swissinfo.ch: Quelle a été votre réaction quand vous avez appris que votre mari était mort au Chili?

P.V. : Un mélange de sentiments. D’un côté, je souhaitais que cela se soit passé au Chili, parce que s’il devait mourir, il voulait le faire au Chili. Par conséquent, après toutes ces années, nous étions assez satisfaits de trouver un signe qui indiquait que cela s’était passé ainsi. Mais c’était aussi faire face à la confirmation qu’il avait été torturé et assassiné.

swissinfo.ch: En 2015, l’agent Guillermo Ferran a reconnu pour la première fois qu’Alexei Jaccard avait séjourné au Cuartel Lautaro, même s’il dit ne pas savoir qui l’a torturé et ce qui a été fait de son cadavre.

P.V. : Ils ont dit qu’il avait été assassiné au gaz sarin, mais nous n’en avons pas la certitude. On a retrouvé les cadavres de tous ceux qui avaient disparu avec Alexei, sauf le sien et celui d’Hector Velasquez, qui se trouvait avec lui. Nous n’avons pas plus d’information. Mais nous avons eu de la patience pendant toutes ces années, et j’espère que nous pourrons le retrouver à un moment donné.

swissinfo.ch : Vous poursuivrez vos actions pour retrouver son cadavre?

P.V. : Oui, nous allons continuer. Nous n’avions jamais été aussi proches d’obtenir cette information et, du coup, de retrouver son cadavre. En plus, avec les nouvelles technologies, il est aujourd’hui plus facile de retrouver des traces. 

swissinfo.ch: Que faut-il faire de plus? Faut-il que d’autres personnes osent témoigner?

P.V. : Ce n’est pas qu’ils n’osent pas témoigner. Je crois qu’ils n’ont jamais voulu le faire. Nous n’avons pas d’autre solution que d’attendre que quelqu’un passe aux aveux. Mais nous espérons aussi que d’autres fouilles soient effectuées dans le secteur de «cuesta Barriga», car c’est là que les restes des autres disparus ont été retrouvés, ou que des recherches soient menées dans des lieux dans lesquels les cadavres d’autres personnes assassinées ont été jetés. Et je dis jetés, car ils n’ont pas été enterrées.

swissinfo.ch: Lors d’événements comme l’inauguration de ce mémorial du souvenir, certaines personnes pensent que, plus de 40 ans après le coup d’Etat, le Chili devrait tourner la page. Qu’en pensez-vous?

P.V. : Cela reviendrait à dire «n’ayons pas d’histoire». Ce qui s’est passé dans notre pays – les assassinats en masse, systématiques et organisés avec le seul but de poursuivre une idéologie politique déterminée, c’est quelque chose de tellement important dans l’histoire du Chili qu’il est impossible de l’effacer. Ceux qui disent ça le font avec frivolité, peut-être parce qu’ils veulent cacher quelque chose ou simplement parce qu’ils ignorent l’importance de ces moments dans l’histoire d’un pays.

swissinfo.ch: Quels souvenirs avez-vous de votre vie en Suisse avec votre mari?

P.V. : Après le coup d’Etat, il est parti en Suisse, car il avait la double nationalité. Je l’ai accompagné. Nous avons tous les deux étudié à l’Université de Genève et nous nous sommes mariés à Lausanne. C’était une vie d’universitaires, comme celle de tous les jeunes étudiants. Nous étions en contact, bien sûr, avec les autres exilés. J’avais 20 ans et lui 25. Nous vivions plutôt bien. Nous avions même une voiture et nous comptions terminer nos études en Suisse.

swissinfo.ch: Malgré cette vie relativement tranquille, Alexei Jaccard a pourtant décidé de prendre des risques et de rentrer au Chili.

P.V. : Il a pris des risques en raison de son engagement politique. Quand on est jeune, on a beaucoup d’idéaux et nous vivions avec le sentiment que nous devions récupérer la démocratie. Ceci a incité beaucoup de gens à participer à des opérations qui, avec le temps, paraissent aujourd’hui suicidaires. Alexei était conscient des risques et il était prêt à en prendre. Il était très convaincu de ses idéaux démocratiques, de justice sociale et, bien sûr, il était opposé à la dictature.

swissinfo.ch: Avec ce qu’ont vécu les proches des victimes, qui souvent n’ont pas obtenu que les responsables des crimes soient trouvés et jugés, croyez-vous possible de cicatriser ces blessures ?

P.V. : La douleur, on ne peut arrêter de la sentir. C’est impossible… Je crois qu’il faut plutôt penser au Chili du futur et cela signifie qu’il faut le construire en se basant sur notre histoire. Ce que nous avons vécu pendant cette période en constitue une part importante. Malheureusement, il n’y a pas de médicament contre cette douleur.
*DINA: La Direction nationale du renseignement a été le principal service en charge de la répression pendant la dictature de 1973 à 1977. Elle était dirigée par Manuel Contreras, qui est décédé en 2015 d’un cancer du colon. Cet organe s’est rendu responsable de torture, d’enlèvements et d’assassinats.
*Opération Condor est un programme international de coopération et d’opérations mises en place par les dictatures du Cône sud pendant les années 70 et 80 afin de surveiller, arrêter, enlever, torturer et assassiner des opposants politiques.
(Traduction de l'espagnol: Antonio Rodriguez)