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jeudi 14 mars 2019

CHINE. MARX, LE CAPITAL VERSION KĚ’ÀI


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DANS CETTE SÉRIE, CE N’EST PAS LA FIGURE COMMUNE DE MARX EN
INTELLECTUEL BARBU, LA MAIN DANS LE GILET. LE PHILOSOPHE 
ALLEMAND EST DÉSORMAIS MODÉLISÉ EN JEUNE DANDY 
IMBERBE DANS UN UNIVERS AUX COULEURS SUCRÉES. 
WAWAYU/AFP 
Le philosophe est le héros d’une série destinée à populariser ses théories auprès de la jeunesse. Xi Jinping exhorte à faire de la lecture de ses textes un « style de vie ».
On connaissait le socialisme aux caractéristiques chinoises, place au socialisme aux caractéristiques « kě’ài » (« mignonnes »). Oubliée la figure commune de Marx en intellectuel barbu, la main dans le gilet. Le philosophe allemand est désormais modélisé en jeune dandy imberbe dans un univers aux couleurs sucrées. Depuis fin janvier, la Chine diffuse une série d’animation commandée l’an dernier, à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance du père du socialisme scientifique, qui avait déjà fait l’objet d’une chanson de rap, Marx est de la génération 1990, en 2016. Intitulée le Leader, cette série vise à diffuser les théories marxistes auprès du jeune public. « Il y avait déjà beaucoup de travaux littéraires sur Karl Marx, mais pas vraiment dans un format qui puisse plaire aux jeunes. Nous voulions combler ce vide. En espérant que les gens comprendront mieux Marx, s’intéresseront à lui et à sa vie », relève Zhuo Sina, l’une des scénaristes. Le président Xi Jinping a maintes fois exprimé cette volonté de populariser et de vulgariser sa pensée.
« LE LEADER / S01E01 "UNE JEUNESSE DIFFÉRENTE"» 

Le premier épisode s’ouvre ainsi sur le discours d’adieu du bachelier Marx au lycée de Trèves. Dans une tirade d’une incomparable modernité, il invite ses congénères à consolider leur apprentissage afin de trouver la meilleure orientation et « tenir tête aux puissants ». Retour en arrière, on voit le jeune Karl lire la Vie de Timon d’Athènes, de Shakespeare, qu’il commentera ainsi bien des années plus tard dans ses Manuscrits de 1844 : « Ce que l’argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l’argent. (...) Ce que je suis n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid mais je peux m’acheter la plus belle femme. Donc je ne suis pas laid, car l’effet de la laideur, sa force repoussante, est anéanti par l’argent. (…) Mon argent transforme toutes mes impuissances en leur contraire. »

Les équipes du studio d’animation Wawayu ont travaillé avec des spécialistes de Marx afin que l’impératif de divertissement ne travestisse pas les faits historiques. Visionnée par 5 millions de personnes, et disponible sur YouTube avec des sous-titres en français, la série mêle donc les séances studieuses du jeune Marx lors desquelles se forgent sa critique de Kant, sa découverte de Hegel, sa rencontre déterminante avec Friedrich Engels et les émois naissants avec sa future femme, Jenny von Westphalen. La plateforme de streaming Bilibili, qui diffuse la série, permet aux internautes de débattre en direct des principes fondamentaux et de l’épisode en cours. La série devrait en outre faire l’objet d’une adaptation au cinéma.

En Chine, où le marxisme commence à être étudié au collège, une version du Capital, destinée aux 8-14 ans, connaît, comme ce fut déjà le cas avec le manga qui lui avait été consacré au Japon, un certain succès en librairie. Lors du bicentenaire de la naissance de Marx, le président Xi Jinping exhortait les membres du Parti communiste chinois (PCC) à faire de la lecture de ses textes un « style de vie ». Le marxisme sinisé, inscrit dans la Constitution, « est une arme idéologique cruciale pour nous aider à comprendre la société, interpréter la loi, trouver la vérité et changer le monde », explique encore Xi Jinping. Alors qu’elle entre dans la phase finale de la construction de sa « société de moyenne aisance » – théorie cette fois empruntée au confucianisme –, la Chine affronte une série de problèmes liés aux pressions exercées par les États-Unis et l’Europe quant au rythme de son ouverture, des réformes, et à la définition même d’«économie de marché socialiste ».

Alimenter une idéologie en permanente évolution

Dans ce contexte, le président chinois invite à enrichir le marxisme à partir de la pratique, de sa révolution productive, de ses contradictions et des évolutions géopolitiques particulièrement depuis la crise financière de 2008. « C’est pourquoi Marx est toujours en mesure de rester jeune, d’explorer les nouveaux sujets au fil du développement des époques et de répondre aux nouveaux défis de la société humaine », dit-il, s’inscrivant ainsi dans les pas de son prédécesseur Jiang Zemin (1989-2002), qui indiquait en son temps que « parler du marxisme hors de la réalité d’un pays donné et du développement d’une époque n’a aucune signification ». Xi Jinping, qui se plaît à faire valoir qu’il est l’héritier d’une grande civilisation et à parsemer ses discours de références proprement chinoises, invite ainsi les universitaires à alimenter une idéologie en permanente évolution.

Ce qu’on désigne en Occident comme une reprise en main du Parti ressemble plus à un appel lancé aux sciences à renouveler le marxisme à la chinoise pour développer le pays. Le campus de Beida, à Pékin, a ainsi lancé « les six projets Marx », a organisé, en 2015, le premier congrès mondial du marxisme et a constitué un fonds bibliographique sur les travaux du philosophe allemand. Et Xi Jinping de recommander : « Nous ne pouvons pas nous encroûter dans certaines conclusions concrètes obtenues dans certaines conditions historiques par les classiques du marxisme. Il faut que nous progressions avec le temps, étudions à la hauteur de l’époque les nouveaux problèmes qui se posent dans les nouvelles situations, les stimulions de l’enrichissement et du développement continuel de la théorie du marxisme. » Dessine-moi la lutte des classes.