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ISABELLE GARO PHOTO JULIEN JAULIN/HANSLUCAS |
Présidente de la Grande Édition de Marx et d’Engels en français (Geme), la philosophe invite dans Communisme et stratégie à une redéfinition « dialectique » de l’alternative à partir des théories critiques du capitalisme, d’une relecture de Marx et des luttes actuelles afin de s’inscrire dans une perspective révolutionnaire.Dans Communisme et stratégie (1), vous entrez rapidement dans le vif du sujet en parlant du « retour de la question communiste » et d’une « réactivation du communisme ». Cela s’inscrit cependant dans un paradoxe, selon vous. Lequel ?
COUVERTURE © SYLVAIN LAMY «COMMUNISME ET STRATÉGIE» ISBN 9782354801878, 19 €, 336 PAGES, PARU LE 15 FÉVRIER 2019 |
Le paradoxe est celui-ci : d’un côté, on peut constater un retour, relatif mais réel, de la thématique communiste, sous la plume d’auteurs dont l’écho est important, bien au-delà des cercles militants. Cette question se trouve aujourd’hui retravaillée par des philosophes comme Alain Badiou, Antonio Negri, Jacques Rancière ou Jean-Luc Nancy. De l’autre côté, sa portée politique ne bénéficie pas du même regain d’intérêt. J’ai laissé de côté les théoriciens qui se situent sur le terrain du marxisme et qui n’ont jamais déserté cette question : il faudrait consacrer un livre entier aux réflexions stratégiques développées notamment par Lucien Sève, André Tosel ou Daniel Bensaïd. Mon projet était ici d’analyser le sens complexe de cette reviviscence partielle, qui a migré sur le terrain théorique mais qui témoigne bien d’une recherche croissante d’alternatives, face aux dégâts colossaux du capitalisme contemporain. Elle manifeste aussi notre difficulté collective à combiner la réflexion à la construction effective d’une telle alternative, à partir des conditions existantes. Je tente de proposer quelques pistes en relisant ensemble ces auteurs et Marx à partir des enjeux actuels de la transformation sociale.
Dans cette situation paradoxale, vous pointez les difficultés des mouvements politiques et sociaux et des critiques marxistes du capitalisme. De quel ordre ces difficultés sont-elles ?
Isabelle Garo
Je dirais d’abord que ces dimensions sont distinctes. La critique marxiste du capitalisme est plus que jamais féconde. Et si on élargit la focale au-delà de la France, les travaux sur ce terrain sont nombreux, du côté de la philosophie mais aussi des sciences sociales. Les mouvements sociaux sont vigoureux et épars : luttes féministes, écologistes, antiracistes, solidarité avec les réfugiés, mobilisations contre les politiques néolibérales dans de multiples secteurs et, bien sûr, irruption des gilets jaunes qui bouscule tous les cadres. Sur le plan politique, en revanche, la gauche n’a jamais été aussi faible et divisée, peinant à porter un projet alternatif clair et cohérent en dépit de ses efforts. Dans le même temps, les mouvements néofascistes ont le vent en poupe, leurs idées se diffusent d’autant plus largement qu’elles sont instrumentalisées, y compris par des politiques étatiques et européennes. C’est peu dire que, dans ces conditions, la démocratie dépérit sous nos yeux alors que c’est son sens fort et élargi qu’il s’agit de construire.
Pour vous, en plein « moment néolibéral », « la crise du mouvement ouvrier » est même à son comble. Pourquoi ?
Isabelle Garo
Les politiques néolibérales se sont acharnées à démanteler les collectifs de travail, à casser les solidarités et les services publics et à généraliser la concurrence comme modèle social. Mais les forces de gauche subissent aussi le contrecoup prolongé de l’échec du « socialisme réel » à l’Est, de la diabolisation médiatique et idéologique de toute volonté transformatrice depuis les années 1970 et du bilan calamiteux de la « gauche » au pouvoir. S’y ajoute le poids des logiques électorales étroites, qui ont contribué à tarir la réflexion stratégique. Celle-ci vise à articuler un projet radical, le dépassement du capitalisme, à la définition des moyens concrets de sa réalisation, en échappant aux cuisines électorales autant qu’aux déclamations creuses.
Et c’est là qu’émerge un intérêt nouveau pour le communisme qui permet « une contre-offensive », « une réinvention d’un monde post-capitaliste ». Comment cela se traduit-il ?
Isabelle Garo
Cet intérêt nouveau se redéploie en grande partie hors des partis, voire contre eux. C’est le cas dans les mobilisations actuelles, de par le monde, qui ne se relient pas spontanément les unes aux autres. Mais il se manifeste à travers des recherches théoriques, qui explorent et nourrissent la demande d’alternative, sans aider à sa concrétisation. L’écart reste considérable entre ces deux tendances qui relèvent pourtant d’une même dynamique.
Concernant cette appétence pour une critique radicale du capitalisme, notamment dans le champ théorique, vous y voyez un signe à la fois négatif et à la fois une bonne nouvelle ?
Isabelle Garo
C’est surtout une bonne nouvelle, la preuve que le climat idéologique change, que les jeunes générations sont de plus en plus conscientes de l’ampleur des enjeux et de la nocivité d’un capitalisme irréformable. Ses limites tiennent à la tendance à l’isolement splendide d’œuvres hautement élaborées, dessinant des voies incompatibles. Comment faire pour que ce regain théorique stimule le débat et l’intervention collective, offensive, sur les questions cardinales de l’État, de la propriété, du parti, de l’exploitation, des dominations, etc., depuis toujours au cœur du communisme et du socialisme ? J’essaie de le montrer : revisiter Marx sous cet angle est une des conditions de la relance politique.
La « question communiste » doit pouvoir poser celle de « l’alternative » et d’une « perspective révolutionnaire ». C’est ici que vous pointez une faiblesse ?
Isabelle Garo
Il ne s’agit pas de porter des jugements sur ce qui existe, mais d’en partir : les forces politiques, syndicales, associatives sont précieuses. Néanmoins, l’affaiblissement continu de la gauche radicale et son éclatement sont bien réels. Cette crise ne peut persister plus longtemps sans menacer dangereusement un héritage vivant de pratiques, de luttes, de cultures politiques inestimables. Face à un capitalisme destructeur, dont le pilotage néolibéral connaît un tournant autoritaire inédit, nous avons à reconstituer un rapport de forces. Cela implique d’aborder dans sa globalité contradictoire le monde présent et de ne pas avoir peur des mots qui permettent de le penser : « classe », « capitalisme », « exploitation », « domination », etc. Pourquoi laisser à Macron et aux publicitaires celui de « révolution » ? Il nomme l’effort collectif considérable que nous avons à accomplir pour œuvrer dès à présent à la reconstitution d’une alternative politique organisée et démocratique, fédératrice et radicale, attentive aux aspirations individuelles et collectives et à tous les combats émancipateurs tels qu’ils existent, en y incluant les luttes féministes, antiracistes, écologistes, les mobilisations des quartiers populaires contre les violences policières, etc., hauts lieux aujourd’hui d’une politique en mutation.
Vous choisissez de discuter trois grandes théories post-marxistes. Vous usez d’ « une approche antichronologique ». Quel est l’intérêt de faire d’abord l’analyse dialectique de théories critiques actuelles pour revenir ensuite à Marx ?
Isabelle Garo
J’ai choisi, plutôt que de survoler ce panorama, de discuter de façon précise trois auteurs, à la fois en raison de leur notoriété, de leur puissance théorique et parce qu’ils revisitent les questions classiques du communisme et du socialisme tout en les isolant. Alain Badiou aborde en particulier la question de l’État et du parti, Antonio Negri et les théoriciens des communs celle de la propriété et du travail, Ernesto Laclau celle de la stratégie et de l’hégémonie. Tous trois traitent des questions clés de l’alternative comme les membres épars d’une perspective globale effondrée, qui tente de reprendre vie. Ma thèse est que leurs approches, en leur éclatement même, contribuent à rendre à la question stratégique son actualité. Se confrontant toutes à Marx, de façon partielle et partiale, elles invitent à le relire sous cet angle stratégique. Si Marx est le théoricien incontournable du capitalisme et de ses contradictions essentielles, cette relecture permet de mesurer à quel point son œuvre est habitée, innervée, par le souci constant d’intervention théorique et politique en situation. Les analyses historiques et les textes militants de Marx, autant que le Capital, sont constamment traversés par cette préoccupation. Sa situation n’est certes plus la nôtre. Loin d’y chercher des réponses définitives, il s’agit de suivre les méandres de sa propre conception du communisme comme « mouvement réel », pour en évaluer la fécondité persistante.
Vous reprochez, entre autres, aux critiques actuelles de laisser le débat théorique « à côté de l’action politique ». Pour penser « une réelle sortie du capitalisme », il faut, au contraire « les ressouder ». Selon vous, cela passe pa r « la redéfinition dialectique » d’une stratégie. Qu’est-ce qui vous conduit à cette thèse ?
Isabelle Garo
C’est Marx, relu comme théoricien stratège et militant critique ! Mais aussi l’histoire longue des mobilisations et du mouvement ouvrier à travers le monde. Et, bien sûr, l’ampleur des luttes actuelles et leur éclatement. L’intervention politique ne peut exister qu’au sein des contradictions existantes et de leurs formes conscientes, impliquant une analyse complexe mais aussi des choix. C’est cette approche originale que le terme de « dialectique » désigne. C’est donc un tout autre régime de la théorie que notre présent appelle, impliquant la culture politique populaire existante et son élargissement (dont Gramsci fut le grand penseur), la construction et la diffusion de l’analyse du capitalisme néolibéral, la construction collective, en projet et en acte, d’une alternative aussi globale que ce dernier, qui passe par le renouveau des organisations. L’urgence croît de cette redéfinition militante et stratégique d’une analyse non découplée des luttes, ne s’y dissolvant pas sans les surplomber.
Vous y donnez un contour assez précis, en la qualifiant de « stratégie des médiations ». De quoi s’agit-il ?
Isabelle Garo
Le terme de « médiation » peut sembler bien vague, mais il fait partie de ces notions que Marx réélabore. Il désigne les intermédiaires de cette réappropriation par l’humanité de ses propres forces sociales qu’est à ses yeux le communisme. L’État, les organisations, l’argent, le savoir aussi sont des médiations qui participent au fonctionnement social mais qui, dans le capitalisme, se scindent de leurs producteurs pour se retourner contre les classes dominées, en instruments de leur domination. Comment les reconquérir sans les abolir, l’absence de médiation étant leurre antipolitique des périodes de défaite, friandes d’identités sclérosées autant que d’universalité vide ? Cette vaste dialectique historique est le creuset des luttes et de la contestation radicale d’un mode de production fondé sur l’exploitation de classe et son cortège de dominations. C’est en son sein qu’il s’agit d’intervenir, en articulant tous les combats, sans prétendre les unifier par en haut mais en les reliant de l’intérieur à un projet anticapitaliste résolu. Bref, organiser et penser du même élan la contestation sociale et un avenir non capitaliste, aussi incertain qu’indispensable, c’est cela, le communisme.
(1) Communisme et stratégie, d’Isabelle Garo, Éditions Amsterdam, 336 pages, 19 euros.
Entretien réalisé par Pierre Chaillan
L’ÉTUDE VIVANTE DE MARX ET DES MARXISMESAuteure d’une thèse sur le concept de représentation chez Marx puis de plusieurs livres et de nombreux articles consacrés à Marx, à l’analyse marxiste du monde contemporain et à des interventions critiques sur le terrain des idées, Isabelle Garo enseigne la philosophie en classe préparatoires littéraires au lycée Chaptal, à Paris. Elle préside la Grande Édition de Marx et d’Engels en français (Geme). Codirectrice de la revue Contretemps, elle coanime le séminaire « Marxismes au XXIe siècle » et est membre du comité de rédaction de la revue Europe.