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mardi 5 mars 2019

DON FRANCO ET LES FANTÔMES DE LA DICTATURE ARGENTINE



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 ILLUSTRATION ANNE-GAËLLE AMIOT
Franco Reverberi, un vieux prêtre italo-argentin, conteste depuis des années les accusations de torture psychologique portées contre lui par quatre victimes de la junte au pouvoir entre 1976 et 1983. Son extradition a été refusée par l’Italie, malgré un mandat d’arrêt international émis par l’Argentine.
FRANCO REVERBERI BOSCHI 
L’homme autour duquel se nouent les fils de cette histoire s’appelle Franco Reverberi. Les rares photos de lui, toujours un peu floues, montrent un individu trapu, menton carré, cheveux gris-blanc, lunettes métalliques. À Sorbolo, la commune de 10 000 âmes où il réside, près de Parme, les paroissiens le connaissent sous le nom de Don Franco et ses initiales figurent sur l’interphone de la cure, derrière la petite église Santi Faustino e Giovita.


Franco Reverberi est prêtre. Né à Enzano, une autre bourgade d’Emilie-Romagne, il est parti en Argentine avec sa famille dès l’enfance, avant de revenir s’installer dans le nord de l’Italie en 2011. Aujourd’hui âgé de 81 ans, il continue d’exercer son ministère, mais sans jamais sortir, ou presque. Quand il ne célèbre pas des messes de mezz’ora (les offices de semaine, plus courts que ceux du dimanche) ou quand il ne confesse pas des fidèles, il passe le plus clair de son temps dans sa cure, un bâtiment crème à l’allure proprette. À part cela, il fait aussi peu de vagues que possible et refuse de rencontrer les journalistes.

Il est vrai que ceux-ci ne manqueraient pas de poser des questions désagréables à l’octogénaire, qui jouit de la double nationalité. Car Don Franco n’est pas un curé ordinaire. C’est un homme poursuivi par un passé féroce, un passé qu’il conteste mais qui se rappelle à lui de façon périodique, porté par l’indignation d’une poignée d’accusateurs. Pour le curé en titre de la paroisse, Don Aldino, ce collègue italo-argentin est un compagnon de route très particulier, qu’il s’efforce de défendre en sortant d’une armoire un dossier plein de lettres et de coupures de presse, sur la couverture duquel est écrit « Don Franco ».

Centres de détention clandestins

Les faits dont il est question remontent aux temps de la dictature militaire en Argentine, sept années qui, entre 1976 et 1983, firent quelque 30 000 disparus, des centaines de bébés enlevés à leurs familles et au moins 1,5 million d’exilés, selon les organisations de défense des droits de l’homme. C’était il y a plus de quarante ans donc, mais les dictatures sont comme des pieuvres, capables d’étendre des tentacules loin dans le temps et dans l’espace, surtout quand le travail de mémoire a été lent, difficile et partiellement empêché. Aussi n’est-il pas surprenant qu’un bras de cette hydre bouge encore aujourd’hui, non seulement en Argentine, mais aussi à des milliers de kilomètres de là, dans une paisible localité comme Sorbolo.

Le fantôme qui s’accroche à la soutane de Franco Reverberi date de 1976. Dès cette année-là, en Argentine, des citoyens sont arrêtés pour des motifs politiques. Soupçonnés d’activités subversives, ils subissent mille sévices, surtout s’ils ont rejoint (ou soutenu, voire vaguement fréquenté) les rangs de l’opposition à la dictature et notamment les Montoneros, mouvement péroniste de gauche. Beaucoup de ces captifs, retenus dans des centres de détention clandestins, ont disparu à jamais, mais certains ont eu la chance d’en sortir vivants.
« Certains religieux ont fait du mal à la société et à la chrétienté » 
Roberto Flores, victime de la junte argentine
Parmi ces rescapés, quatre hommes originaires de San Rafael, une ville de la province de Mendoza. En 2010, au cours de l’un des nombreux procès contre les tortionnaires, ils n’ont pas seulement raconté les tourments physiques endurés pendant leur détention. Ils ont aussi évoqué des tortures psychologiques, et l’un de ceux qu’ils accusaient n’était autre qu’un ecclésiastique, un certain Franco Reverberi. Ce prêtre, plusieurs d’entre eux le connaissaient pour l’avoir croisé à la cathédrale de San Rafael, avant leur arrestation.

« Dieu seul peut te sauver »

Eparpillés dans les centaines de pages d’un compte rendu d’audiences passablement chaotique, leurs témoignages sont brefs, mais ils font froid dans le dos : tous disent avoir vu le religieux en habit noir, souliers noirs et col clergyman, assister à des séances de torture allant des coups au supplice de la baignoire. L’un d’entre eux assure même se souvenir de lui en uniforme militaire, pistolet à la ceinture. Pis, certains affirment qu’il les incitait parfois, Bible en main, à confesser leurs « fautes » pour soulager leur conscience : « Dieu seul peut te sauver », insistait-il.

Roberto Flores fait partie de ces accusateurs. Sa vie a basculé à l’aube du 6 mai 1976, quand il a été arrêté à son domicile et conduit, nu et menotté, jusqu’à un local de la police, avant d’être transféré, quinze jours plus tard, vers la Casa Departamental de San Rafael, une dépendance du pouvoir judiciaire transformée en centre de détention clandestin. Aujourd’hui, cet ancien peintre en bâtiment a 63 ans, mais, quand nous l’interrogeons par messagerie vidéo, sa colère et son émotion sont encore si violentes que les mots semblent flamber en sortant de sa bouche. Une cigarette en équilibre au coin des lèvres, il dit se souvenir de la silhouette de Reverberi, « présent pendant des heures dans un coin de la pièce qui servait aux interrogatoires, en compagnie de quelques officiers ».

Il n’a rien oublié non plus du sentiment de trahison éprouvé face à ce personnage qui incarnait alors la dérive d’une partie de l’Église argentine, accusée de s’être montrée complaisante, pour ne pas dire complice, avec les militaires, alors même que de nombreux autres hommes et femmes d’Église ont résisté, parfois au péril de leur vie. « Je suis confirmé, confie Roberto Flores. J’avais toujours vécu dans la proximité de l’Eglise et je continue de croire en Dieu, mais après cela je me suis détourné du catholicisme, qui a été complice de la dictature. Pas toute l’Eglise, bien sûr, mais certains religieux ont fait du mal à la société et à la chrétienté. »

Mandat d’arrêt international
Roberto Flores veut parler et parler encore, afin de « réclamer la justice » pour ses « compagnons disparus ». Même s’il dit avoir été menacé au moment du procès, en 2010, même si sa femme l’a quitté parce qu’elle avait peur. « Je continuerai de me battre jusqu’à ma mort, lance-t-il, les yeux pleins de larmes. Ces gens ne doivent avoir de repos nulle part au monde. » Le 15 novembre 2012, Eduardo Puigdengolas, juge fédéral de San Rafael, a ordonné l’arrestation de 35 personnes, dont M. Reverberi. Trop tard. Le prêtre était déjà loin.
« Maintenant, il est malade, suspect, accablé, pourquoi ne pas le laisser tranquille ? »
Me Franco Magnani, avocat parmesan
Moins d’un an après sa comparution devant le tribunal fédéral de San Rafael, en août 2010, M. Reverberi est parti pour l’Italie, d’où un mandat d’arrêt international émis par l’Argentine n’a jamais réussi à le faire revenir. Au nom de l’Etat argentin, l’avocat romain Arturo Salerni a demandé l’extradition pour actes de torture, sans succès. L’affaire est montée jusqu’en cassation, en 2014, mais les juges n’en ont pas démordu : impossible d’extrader un citoyen pour un crime qui n’existe pas en droit italien, le délit de torture n’ayant été introduit dans le code pénal péninsulaire qu’en juillet 2017. Quant au reste, une éventuelle complicité pour faits de séquestration, coups et blessures, tout aurait déjà été prescrit. Fermez le ban. Me Salerni a eu beau rappeler que l’Italie avait signé la Convention des Nations unies contre la torture (New York, 1984) et que cette norme internationale prévaut sur les lois nationales, rien n’y a fait.

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L’Argentine ne jugeant pas ses citoyens par contumace, les réponses de M. Reverberi au juge argentin restent donc en suspens, consignées dans un document qui ne le concernera plus jamais – du moins, « pas avant le tribunal céleste », ironise Me Salerni. En substance, ses réponses aux accusations sont les suivantes : non, il n’était pas aumônier militaire en 1976, il a seulement occupé cette fonction quatre ans plus tard, entre 1980 et 1982, avec le grade de capitaine. Non, il ne savait pas que l’armée détenait illégalement des citoyens et les torturait à San Rafael, cet endroit si tranquille. Non, il ne se souvient pas d’avoir reçu un manuel à l’usage des prêtres militaires, dans lequel la torture est mentionnée. Oui, il reconnaît sa signature sur l’accusé de réception du manuel en question, par laquelle il acceptait de se conformer aux règles édictées dans le livret. Non, il n’a aucun souvenir d’avoir jamais eu cette publication entre les mains.

Le soutien du diocèse de Parme

LE SOUTIEN DU DIOCÈSE DE PARME
Sollicité par Le Monde, Franco Reverberi a consenti à sortir de son silence, mais uniquement par courriel. Un long message, en lettres capitales et dans un italien très approximatif, où il évoque les ennuis de santé qui l’ont conduit à rester en Italie, en 2011, alors qu’il venait rendre visite à des parents – une manière de nier qu’il ait fui la justice. « Mes graves problèmes cardiaques ne me permettent pas de faire ce que je voudrais, écrit-il. Ce matin encore, j’ai subi un électrocardiogramme et, cet après-midi, je dois voir le cardiologue. Je ne pourrai plus jamais retourner en Argentine, où je suis recherché. » Puis vient la pièce maîtresse de son argumentation :

« Durant la terrible époque où les militaires argentins ont provoqué tant de désastres et persécuté et torturé, les quatre pauvres victimes qui disent avoir vu l’aumônier militaire Franco Reverberi les regarder torturer se trompent de personne : en 1976, je n’étais pas aumônier militaire et ils ne peuvent pas m’avoir vu à la cathédrale, car j’étais curé d’une paroisse rurale, à vingt kilomètres de San Rafael. » Conclusion : « Il semble qu’on veuille associer l’Église aux militaires, alors qu’au sein de l’Église beaucoup de gens ont lutté contre l’injustice, comme Bergoglio [le pape François] et tant d’autres. »

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Dans son cabinet parmesan, l’avocat Franco Magnani reçoit sous une rangée de crucifix. Franco Reverberi n’est plus son client, la procédure étant éteinte, mais c’est un « ami », qu’il a défendu pro bono, recevant pour cela les remerciements de l’évêque de San Rafael. Selon lui, Don Franco continue d’entretenir des relations avec certains religieux argentins : « Il leur envoie, chaque jeudi, ses commentaires de l’Evangile. Des gens sont même venus d’Argentine afin qu’il baptise leurs enfants. Et maintenant il est malade, suspect, accablé, pourquoi ne pas le laisser tranquille ? » En 2016, une association, nommée Antigone, avait bien appelé au boycott des offices célébrés par M. Reverberi. Mais des autorités du diocèse de Parme étaient vite venues afficher leur soutien à ce prêtre mis en cause, selon elles, « sans fondement ». Le Vatican, lui aussi, rappelle que la Cour de cassation a reconnu sa « pleine innocence ».

Du côté de Sorbolo, la vie suit donc son cours. Don Aldino, le curé de l’église Santi Faustino e Giovita, prend tous ses repas avec Don Franco et se charge parfois de répondre à sa place aux médias. Quand ce dernier lui fait part de son désir de mourir en Argentine, il le pousse à y aller, ne serait-ce que pour s’expliquer. « Il irait en prison, en attendant d’être jugé, mais cela lui permettrait de se disculper », précise-t-il au Monde. Ce retour, c’est exactement ce que réclament Roberto Flores et les autres victimes. Mais Franco Reverberi n’ira pas. Entre la poire et le fromage, quand le sujet vient dans la conversation, il répond toujours la même chose au patient Don Aldino : « Je ne veux pas leur donner cette satisfaction. »
Avec Christine Legrand, à Buenos Aires