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LE DÉCRET RETIRÉ PAR LE GOUVERNEMENT POUR RÉDUIRE LE PARC PATAGONIA ET LIVRER DES TERRES À L'EXPLOITATION MINIÈRE ILLUSTRATION RED DIGITAL |
Au cours de son mandat, Michelle Bachelet avait décidé de créer un réseau de parcs nationaux en Patagonie. Mais un projet minier controversé a rogné la superficie de l’un de ces parcs. Le site chilien Interferencia a retracé le lobbying qui a conduit à cette discrète amputation par les dirigeants actuels du pays.
UN PARC NATIONAL ROGNÉ AU PROFIT D’UNE MINE |
Cet engagement portait sur 309 445,40 hectares, répartis entre l’actuelle réserve forestière du lac Cochrane, la réserve nationale du lac Jeinimeni, des domaines publics adjacents et des terres données à l’État chilien par la fondation Tompkins Conservations, créée par l’homme d’affaires américain Douglas Tompkins [cofondateur des marques North Face et Patagonia, mort en 2015].
Mais un nouveau projet d’extraction minière a singulièrement compliqué cette ambition. Le 11 décembre dernier, le Journal officiel chilien publiait la loi portant création du parc national Patagonia, dont la superficie totale se trouvait soudain ramenée à environ 304 527 hectares – soit près de 5 000 hectares de moins que prévu dans le décret initial.
Le lobby de la mine
Début 2017, l’existence du projet minier de Los Domos a été révélée au grand jour lorsque le tribunal d’instance de Chile Chico a délivré les premières autorisations de concessions minières.
Situé à 15 kilomètres au sud-ouest de Chile Chico [une commune de Patagonie, dans le sud du pays] et à 400 mètres à peine de la réserve nationale du lac Jeinimeni, le champ d’extraction comporte 19 plateformes de forage exploitées par 12 concessions minières. Il couvre au total 4 100 hectares, selon les informations publiées par Equus Mining, la compagnie australienne qui a lancé ce projet par l’intermédiaire de sa filiale sud-américaine Southern Gold, titulaire des droits d’exploitation minière.
La société Equus est cotée en Bourse en Australie, et ses principales activités dans la région d’Aysén portent sur la prospection de métaux de base et de métaux précieux. En 2018, elle a même bénéficié du soutien du ministère chilien de l’Économie, par le biais du Bureau de gestion des projets durables.
Les terrains sur lesquels ont été réalisées les premières explorations minières devaient à l’origine faire partie du parc national Patagonia, mais à la suite d’une modification demandée par le gouvernement actuel, en la personne du ministre du Patrimoine national Felipe Ward, ils ont été exclus de la zone protégée.
Les autorités régionales d’Aysén voient derrière cette décision la main d’un puissant groupe de pression et dénoncent en outre plusieurs infractions à la législation sur l’environnement.
Un décret modifié au profit d’une entreprise
L’historique des réunions a été dûment consigné, comme l’exige la loi sur les lobbys : la première s’est tenue le 23 octobre 2017 en présence du sous-secrétaire d’État aux Mines [du gouvernement Bachelet] Erich Schnake ; de Damien Koerber, responsable des projets d’exploration en Amérique du Sud pour la compagnie minière australienne ; du directoire d’Equus Mining, composé de Mak Lochtenberg, Robert Yates et Edward Leschke ; et du représentant des intérêts de Southern Gold, Sergio Romero, fils et homonyme de l’ancien sénateur RN [Renovación Nacional, droite libérale] de la région de Valparaiso.
Organisée six mois à peine après l’accord sur la création du réseau des parcs, cette première entrevue portait sur l’“exploration en cours sur les terres publiques (Chile Chico, région d’Aysén) susceptibles d’être intégrées à l’actuelle réserve Jeinimeni et au futur parc national Patagonia”.
En 2018, après l’accession au pouvoir du président Sebastián Piñera, trois autres rencontres ont été déclarées. Lors de la première, le 3 mai, le ministre Felipe Ward recevait les représentants de la compagnie minière, Damien Koerber et Sergio Romero, pour discuter exactement de la même question que lors de la précédente réunion. Une deuxième s’est tenue le 11 juillet, puis une troisième le 8 août, au cours de laquelle les discussions ont porté sur le projet minier de Los Domos.
Pour Patricio Segura, président de la Corporation privée pour le développement d’Aysén (Codesa) [une association qui œuvre pour un développement durable dans la région], la question des limites du parc s’est posée d’emblée pour les paysans qui utilisaient ces terres pour l’estivage de leur bétail.
“Nous avons commencé à comprendre que les limites ont été redessinées pour l’exploitation minière et le gouvernement a dû le reconnaître, explique-t-il. À aucun moment, la question du respect des usages traditionnels des paysans n’a été abordée. Ici, on nous a toujours dit qu’il fallait mettre en place certains mécanismes, mais cela ne vaut pas pour l’industrie minière”, s’indigne Segura.
Le responsable de la Codesa accuse :
« Vous ne pouvez pas, à partir des pressions d’une entreprise donnée, modifier un décret de politique publique qui était mis en œuvre. Or ici, on a modifié une politique publique pour le bénéfice d’un projet privé, et c’est là tout le problème. »
Par la suite, Equus Mining a établi une deuxième zone de prospection baptisée Cerro Diablo située à 40 kilomètres du projet de Los Domos et à 10 kilomètres de la ville de Puerto Ibáñez. La compagnie a été sollicitée pour lancer l’exploration en juillet 2017, et la décision a été publiée au bulletin officiel de l’exploitation minière entre août et septembre de la même année. La compagnie Equus Mining a déclaré avoir réalisé le projet d’exploration superficielle sur 4 554 hectares et a également indiqué préparer des forages d’exploration depuis juillet 2018.
L’affaire n’est pas passée inaperçue : en 2018, le quotidien La Tercera et la revue en ligne El Mostrador ont publié plusieurs articles sur les pressions exercées par la compagnie minière australienne – sans pour autant préciser que ce lobbying avait bel et bien porté ses fruits.
Une infraction à un accord de protection
Le 11 décembre 2018, un document paru dans le Journal officiel promulguait la création du parc national Patagonia, en référence au décret signé par le Chili en 1967 pour appliquer la Convention de Washington de 1940, un accord international sur la protection de la flore et de la faune indigènes.
Parmi les zones protégées par cet accord figurent en premier lieu les réserves naturelles, où les activités d’exploitation minière sont autorisées, mais sous surveillance et dans le respect des richesses naturelles que l’on cherche à protéger ; en second lieu, les parcs nationaux, dont la vocation consiste à préserver les paysages, la flore et la faune, sous le contrôle officiel des autorités.
L’article 3 de la Convention de Washington précise en outre qu’il est impossible de modifier les limites de ces zones à partir du moment où leur existence et leur périmètre ont été fixés par la loi. Ce texte ratifié il y a plus de cinquante ans par le Chili spécifie par ailleurs que les ressources naturelles du territoire ne peuvent en aucun cas être exploitées à des fins commerciales.
En octobre 2018, alors que les négociations sur la modification des limites du parc battaient leur plein, la sénatrice d’Aysén, Ximena Órdenes (indépendante proche du PPD, Parti pour la démocratie, centre gauche) tirait la sonnette d’alarme, rappelant que toute activité minière constituerait une infraction à la Convention de Washington. Devant la presse, la sénatrice s’insurgeait :
« On essaie d’altérer par un acte administratif l’esprit original d’un décret qui visait à la protection du patrimoine naturel de la région. Nous sommes persuadés que le secteur minier fait pression pour réaliser le projet de Los Domos et extraire de l’or et de l’argent à 20 kilomètres à peine du bassin du lac General Carrera, l’une des principales réserves d’eau du pays. »
Notre journal a cherché à contacter à plusieurs reprises la sénatrice, mais n’a obtenu aucune réponse.
Un manque d’évaluation des impacts de la mine
Néanmoins, pour David Sandoval, sénateur UDI [Union démocrate indépendante, droite conservatrice au pouvoir] d’Aysén, dans la mesure où la zone d’exploitation minière ne fait pas partie du parc, elle n’altère aucun accord. “Cette zone n’empiète aucunement sur les territoires et les limites fixés à ce jour pour le parc Patagonia, nous a-t-il affirmé. J’ai l’impression qu’en fin de compte, le fait d’avoir corrigé ce décret du parc Patagonia va permettre à la communauté de Chile Chico de maintenir ses activités économiques.”
En mai 2017, la Southern Gold a adressé au Service d’évaluation de l’environnement (SEA) une demande d’audit pour vérifier les caractéristiques de son projet afin de savoir si elle était tenue de réaliser une étude d’impact, conformément au système d’évaluation de l’impact environnemental (SEIA). Mais un mois plus tard elle retirait sa demande. Si bien qu’aujourd’hui la compagnie opère sans aucune évaluation des mesures de mitigation des risques environnementaux.
En juillet de la même année, le service d’inspection du ministère du Patrimoine national s’est rendu sur le secteur pour évaluer les sondages. Les travaux étaient alors à l’arrêt, mais les contrôleurs ont tout de même constaté différents types d’impacts sur le terrain, notamment en ce qui concerne les cours d’eau. Leur rapport conclut : “Au vu de ces observations et étant donné la proximité du site de prospection minière avec la réserve nationale du lac Jeinimeni, nous recommandons d’organiser une réunion entre le Seremi [secrétariat régional ministériel] et le Seremi des Mines afin de procéder à la fermeture du sondage d’exploration, puisque ce terrain public sera intégré au parc.”
Une “Patagonie sans mines” !
En mai 2018, le ministre Felipe Ward avait lui-même exposé à la commission sénatoriale sur l’environnement les conflits entre la création du parc national et les activités de prospection d’Equus Mining. Le ministre déclarait notamment :
« Le ministère a découvert que la compagnie minière Equus Mining réalisait des activités minières illicites sur des terrains appartenant à l’État dans le périmètre de la réserve nationale du lac Jeinimeni. »
Il a également annoncé à cette occasion que ses services engageraient conjointement avec le Conseil de défense de l’État les poursuites judiciaires qui s’imposeraient.
Face à cela, en décembre 2018, des représentants de trois organisations régionales (la Codesa, la coalition citoyenne Aysén Réserve de Vie [ARV] et la Corporation pour le développement durable du lac General Carrera), ont porté plainte contre le projet auprès de la direction de l’Environnement, pour infraction au règlement sur l’environnement.
Les plaignants ont expliqué qu’“il ne fait aucun doute que le projet en question devait faire l’objet d’une étude d’impact environnemental, dans la mesure où il s’agit d’un projet dont les travaux ou activités se déroulent à l’intérieur d’un site prioritaire de préservation de la biodiversité, et à l’intérieur d’une zone d’intérêt touristique ; et de surcroît, bien que cela soit controversé, à 160 mètres des limites de la réserve nationale du lac Jeinimeni.”
Un élément nouveau est par ailleurs apparu concernant le nombre de plateformes de forage déclaré par la compagnie. Alors que dans ses documents officiels d’information elle parle de dix-neuf plateformes, une plaquette à usage privé en anglais affirme qu’en septembre 2018 le projet comptait quarante et un forages. Or tous les projets prévoyant quarante forages ou plus doivent faire l’objet d’une étude d’impact environnemental.
Cet élément sera pris en compte dans l’enquête en cours de la direction de l’Environnement.
Aujourd’hui, les habitants d’Aysén livrent bataille contre l’activité minière qui, à l’instar du projet de Los Domos, débarque dans la région sans que la population en soit informée, et au grand dam du secteur touristique.
Reprenant le mot d’ordre qu’ils scandaient en avril 2011 [“Patagonie sans barrages !”] pour protester contre la menace d’HidroAysén [un projet de construction de cinq mégacentrales hydroélectriques en Patagonie], les opposants de la région sont descendus dans la rue en masse en octobre 2018. Un groupe de manifestants brandissait une pancarte proclamant : “L’eau vaut plus que l’or. Patagonie sans mines !”
Isabel ReyesB. Vicente Valdivia
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