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vendredi 8 juillet 2011

Une nuit avec les matières sonores de l'extrémiste Ricardo Villalobos

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RICARDO VILLALOBOS & MAX LODERBAUER
Depuis 2003, c'est l'un des clubs les plus célèbre du monde, parce que l'un des plus sulfureux. "What happens in Berghain, stays in Berghain". Ce qui s'y passe, y reste. Pas de photo, pas de vidéo, mais des légendes à foison. En général, la fête y commence à 4 heures au petit jour, le samedi, pour se terminer le lundi. Au pied du Berghain, et de ses hauts murs sévères : un hypermarché, un terrain vague et un jardin d'enfants.

Le DJ Ricardo Villalobos, Berlinois né au Chili, y donnait un concert unique, jeudi 7 juillet, avec son ami de studio Max Loderbauer, berlinois lui aussi. A 22 heures, l'heure des poules ici. Accompagnés du clarinettiste Claudio Putin, ils offraient une version live de Re : ECM, leur double album sorti le 27 juin. Une relecture du catalogue ECM, maison de jazz réputée (l'Américain Keith Jarrett en est) à l'ascétisme proche de l'extrémisme parfois. Un point commun avec Villalobos (l'extrémisme, pas l'ascétisme...) qui, depuis dix ans, repousse la limite du deejaying au-delà du raisonnable. Ses performances ont duré, un temps, jusqu'à quarante-huit heures. Personne ne sait jamais quand il arrive, ni quand il repart.

Il faut cinquante marches, au moins, pour parvenir au premier étage du Berghain, où le trio a installé ses machines. Là, à 20 mètres au-dessus du sol, une mezzanine de métal et de béton accueille le public. Le plafond ressemble au ciel, inaccessible. Les fenêtres sont opaques. Le jour ne pénètre jamais. Autour de la piste, des haut-parleurs à l'allure de cerbères, gardiens de ce son qui fait aussi la réputation du club. C'est une des raisons qui ont poussé Ricardo Villalobos à se produire ici, en plus d'avoir son studio juste à côté.

A 22 heures, un jeudi, au Berghain, la foule n'a rien d'une horde de clubbers désaxés. Elle est encore sage : garçons branchés, filles élégantes. Ça fume partout, sirote un afri-cola, une bière, jette un coup d'oeil pour voir et être vu. On parle allemand, anglais, français, même japonais, devant Villalobos qui, lui, improvise un bien étrange discours, entre jazz contemplatif et techno abstraite.

Pas un rythme ou presque - trop facile, trop attendu d'un DJ - mais de longues plages de matières sonores, de souffle, de crissements. D'infinies étendues sur lesquelles Putin trace un chemin plus ardu encore, trop, assurément pour quelques jeunes gens, désespérés de ne pas bouger au moins une hanche. Bien plus aride, en tout cas, que sur disque où l'onirisme l'emporte et donne lieu à de fascinantes échappées à partir des compositions du pianiste norvégien Christian Wallumrod, du Russe Alexander Knaifel ou de l'Estonien Arvo Pärt, autre vedette d'ECM.

Un travail de "re-combinaison" plus que de remixe, précise Ricardo Villalobos qui a passé deux mois à travailler la matière d'un label hautement intimidant, qu'un homme, Stephan Steigleder, lui a apporté sur un plateau. Steigleder, un pied dans le jazz, l'autre dans la techno, nourrissait ce fol espoir depuis qu'il avait entendu Villalobos passer un disque d'Arvo Pärt dans l'un de ses mixes. Pas pour danser, non, pour surprendre, étonner, ouvrir le spectre sonore de la piste de danse. Une constante chez ce DJ dont les disques, minimalistes, n'ont jamais respecté les formats habituels de la dance music. Il en fallait plus pour convaincre Manfred Eicher, le fondateur d'ECM. Il faudra cinq essais et une visite en studio. "Quand ces dingues de technologies se sont parlés, j'ai su que c'était gagné", se souvient Steigleder.

Du catalogue maison d'ECM - quarante-deux ans de production, cosmopolite à souhait -, Loderbauer et Villalobos n'ont pas retenu le plus évident. Tout pourtant leur était permis. Jarrett, comme Jan Garbarek. Ils ont préféré les artistes moins connus, guidés parfois par Manfred Eicher. Ils ont même repris plusieurs fois, à l'occasion, Christian Wallumrod, source inépuisable d'inspiration avec Fabula Suite Lugano trois fois "re : cité", trois fois réussi. " Certains morceaux avaient beaucoup à dire", répondent-ils. Comme eux.

Re : ECM, de Ricardo Villalobos et Max Loderbauer, 1 CD ECM/Universal Jazz.