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lundi 15 janvier 2018

MORT DE JEAN SALEM, SPÉCIALISTE DU MATÉRIALISME ANTIQUE ET HOMME DE COMBAT


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JEAN SALEM, EN NOVEMBRE 2009.
PHOTO OLIVIER ROLLER. DIVERGENCE
Décédé dans la nuit de samedi à dimanche à l'âge de 65 ans, le philosophe, pilier de la Sorbonne, était un expert mondialement reconnu de Démocrite, Epicure ou Lucrèce. Fidèle aux idéaux de Marx, il dénonçait la perte de repères d'une gauche envoûtée par les sirènes libérales.
JEAN SALEM, EN NOVEMBRE 2009.
PHOTO OLIVIER ROLLER
La tumeur au cerveau contre laquelle il luttait depuis près de deux ans aura fini par gagner : Jean Salem s’est éteint dans la nuit de samedi à dimanche à Rueil-Malmaison. C’était un pilier de la Sorbonne. Il y animait le Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne, où étaient invités les penseurs français et étrangers qui estimaient encore féconde la pensée de Marx, et, depuis des décennies, exposait à des générations d’étudiants captivés, le matérialisme antique, les théories de Démocrite, Epicure, Lucrèce, dont il était l’un des plus grands spécialistes mondiaux. C’était un homme de combat, peut-être le dernier représentant d’un siècle où existaient, au centre de la vie politique, les partis, les syndicats, l’engagement durable, où il y avait une gauche socialiste et une gauche communiste, où les conceptions du monde opposées s’affrontaient. Fin dialecticien, il était véhément dans la lutte idéologique ou la polémique civile, intransigeant, têtu même, mais doux et charmant dans les rapports humains, qu’il voulait empreints d’ironie et de cette exquise politesse que l’usage de l’imparfait du subjonctif rendait quelque peu surannée. Il est à la tête d’une belle œuvre, qui porte non seulement sur le matérialisme de l’antiquité et l’épicurisme, mais aussi les Lumières, l’art de la Renaissance, les libertins du XVIIe siècle, Maupassant, Spinoza, Marx et Lénine. C’est dans l’un de ses derniers livres, Résistances (entretiens avec Aymeric Monville, Delga, 2015), qu’il rapporte son itinéraire biographique et intellectuel.

Fils d’Henri Alleg

HENRI ALLEG28 AVRIL 1958
GETTYIMAGES
Né le 16 novembre 1952 à Alger, Jean Salem est le fils d’Henri Alleg, alias Harry Salem, auteur de la Question. La mémoire collective a quelque peu effacé le souvenir de cet ouvrage, dont seuls les livres d’histoire, désormais, soulignent l’impact politique, social et moral qu’il a eu. Toute la vie de Jean a été déterminée par le sort que la Question valut à son père. L’ouvrage paraît le 18 février 1958. On savait en gros que l’armée française torturait en Algérie. Mais le témoignage d’Alleg est décisif, qui décrit les pires horreurs subies – coups de pieds, gifles, brûlures, étouffement, «gégène», courant haute tension sur les parties génitales, supplice de la baignoire – de la façon la plus sobre, avec «le ton neutre de l’Histoire», écrira François Mauriac. «On te niquera la gueule… On va faire parler ta femme…» lui crachent ses tortionnaires. Abîmé, couvert de blessures et d’ecchymoses, il leur répond : «Vous pouvez revenir avec votre magnéto, je vous attends, je n’ai pas peur de vous.» Il ne parlera pas. La presse donne à la Question – porté à l’écran par Laurent Heynemann en 1977 – un écho considérable. Jean-Paul Sartre écrit dans l’Express l’un de ses textes politiques les plus intenses, «Une victoire», qui deviendra la postface à l’ouvrage. L’interdiction du livre provoque des interpellations parlementaires, une adresse solennelle envoyée au président René Coty (signée par Sartre, Mauriac, André Malraux, Roger Martin du Gard…), une vague de protestations dans tout le pays.


JEAN SALEM, SA MÈRE ET SON PÈRE, HENRI ALLEG,
À ALGER, EN 1964. PHOTO COLLECTION PARTICULIÈRE
Qui était Alleg ? Fils de tailleurs, né à Londres en 1921 dans une famille de juifs russo-polonais ayant fui les pogroms, naturalisé français, Harry Salem arrive à Alger en 1939 et prend fait et cause pour le peuple algérien. Il adhère au Parti communiste algérien, et entre à Alger républicain, où il signe «Henri Alleg» et dont il prend la direction en 1951. A la suite de l’interdiction du journal, anticolonialiste, il est arrêté en 1957, et est séquestré un mois à El-Biar : c’est là qu’il est torturé. Transféré à la prison civile d’Alger, il écrit la Question sur des feuilles de papier hygiénique qu’il parvient à transmettre au jour le jour à ses avocats. Le 15 juin 1960 il est condamné par le Tribunal permanent des forces armées d’Alger à dix ans d’emprisonnement pour «atteinte à la sûreté extérieure de l’État». Il est alors transféré à la prison de Rennes, d’où il s’évade – pour rejoindre la Tchécoslovaquie avec sa famille. Alleg retournera dans l’Algérie indépendante en 1962, fera reparaître Alger républicain, puis reviendra en France et y poursuivra sa vie de militant communiste, de journaliste (l’Humanité), d’essayiste et d’historien. Il est mort à Paris le 17 juillet 2013.

Optimisme

Cela n’a pas été toujours facile, pour Jean Salem, d’être le fils d’Henri Alleg. Non parce que l’héritage aurait été lourd. Il l’a, au contraire, porté avec fierté, faisant siens ses valeurs, ses principes moraux, ses convictions de communiste, combattant pour la justice sociale et la paix. Mais parce que toute sa jeunesse, il a eu à vivre ses absences, suivre ses itinérances, «être» tantôt algérien, tantôt russe, tantôt français. Il est d’abord hébergé à Tarascon, chez sa grand-mère, puis, «téléporté», il se retrouve avec les siens à Prague, loge «dans un hôtel qui s’appelait un peu pompeusement l’"hôtel Palace"», en fait l’«hôtel du Parti», puis «dans une sorte de HLM» à Novi Hloubětín. Il est inscrit à l’école de l’ambassade soviétique, où l’enseignement est donné en langue russe. Au bout de trois mois, il arrive à manier la langue. Ses parents voyagent à Cuba et dans l’Algérie indépendante. Jean, accompagné de son frère, est d’abord placé dans «le "camp" de pionniers» d’Artek, sur la mer Noire (Crimée), semblable à un camp de scouts. Puis il est confié à la Maison internationale de l’enfance, à Ivanovo, 250 kilomètres au nord-est de Moscou – un internat où étaient accueillis les enfants de communistes pourchassés dans leurs pays. Quelques mois après, adolescent, il est «redéposé» en Provence, pour enfin, en 1964, retrouver ses parents en Algérie.

Jean connaîtra bien d’autres «ballottements» et «voyages autour de sa chambre», avant de devenir, des années plus tard, un globe-trotteur quasiment professionnel. Il a comme une soif de «cosmopolitisme» (visite tout, Israël, Maghreb, Inde, Sri Lanka, Turquie, pays européens, Russie encore et toujours, Corée du Sud, Venezuela, Chine…) qu’accompagnent la soif de lire (on se demande s’il y a un livre qu’il n’ait pas lu, de la littérature gréco-latine, française, latino-américaine, russe, italienne…) et l’amour de l’art… Pendant ses études, il hésite – égyptologie, sciences politiques, histoire de l’art, médecine – avant d’opter pour la philosophie, devenir professeur au lycée de Fourmies (Nord), et, pendant les vacances, guider les touristes français au musée Pouchkine de Moscou ou à la galerie Tretiakov, et des touristes russes à Venise ou Florence. A l’université, il aurait voulu, bien sûr, faire la «6 000e thèse» sur Marx : c’est Marcel Conche qui le convainc de la consacrer plutôt à l’Ethique épicurienne d’après Epicure et Lucrèce.

Dans l’épicurisme, Salem retrouve «le matérialisme philosophique de Marx, la causticité de Marx, la santé et la tonicité de Marx, un immense optimisme naturaliste, mais agrémentés d’un évident pessimisme anthropologique et d’une invitation à l’abstention politique». L’optimisme, il le fera toujours sien, car rien ne freinera sa recherche du bonheur, indissolublement liée à l’établissement de la justice sociale. L’«abstention politique», il ne la connaîtra guère, mais ses combats lui paraîtront avoir été désespérés par ce qu’il appelle les «années de plomb», ces années qu’ouvre la « mitterrandôlatrie », pendant lesquelles la gauche, envoûtée par les sirènes libérales, perd son âme, et, par une sorte de «détestation de soi», liquide « ce qui restait du mouvement communiste ». Enfant, il avait, à Alger, des lapins et une tortue qu’il avait baptisée du prénom russe de Valentina – «en l’honneur de Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute».