La cité est une improbable agglomération de routards tout droit issus d’une communauté cévenole téléportée au milieu de nulle part. La ligne rase des cabanes aux toits de tôle, des maisons d’adobe se dessine sur le fond du volcan Licancabur. Le jour est un four. La nuit, il gèle.
Natividad, faut-il s’en étonner, est né un 25 décembre. Quand on lui demande s’il vient de San Pedro, il répond sèchement que ce sont les Espagnols qui ont baptisé l’endroit San Pedro. Les Indigènes l’appellent Atacama. Donc, Natividad est Atacameño. Soit un mélange de Licanhuasi, de Licanantay, d’Inca, d’Aymara, et bien qu’il s’en défende, sans doute aussi un peu d’Espagnol.
Le tambo de Katarpe est à l’abandon. En contrebas, un berger pousse un troupeau de brebis étiques sur le Grand Chemin qui vient de Bolivie. Non loin de là, la “pierre de la Coca” borne encore la halte où les caravanes rendaient hommage à l’esprit du lieu, matérialisé par un très ancien pétroglyphe. De la coca mâchée adhère encore à la paroi où elle a été projetée il y a bien longtemps. «Les Incas n’ont pas développé la région. Ils se sont contentés de lever l’impôt. Qui ne pouvait payer devait donner l’un de ses enfants à l’Empire », s’emporte Natividad. Parmi les villes les plus anciennes de la région, Tulor, érigée vers 800 avant J.-C. par les Licanantays. Des huttes d’adobe circulaires, semi-enterrées, portes tournées vers l’est, regardent le Licancabur. Tulor aurait été abandonnée à la suite d’une période de sècheresse avant de devenir une nécropole. Maritza vient de la communauté Tulor-Coyo. Pour expliquer la fin de Tulor, elle raconte une histoire : «À cette époque, il n’y avait que la Lune. Le peuple de Tulor vivait dans sa lueur et ne connaissait pas le jour. Mais une nuit, un messager annonça la venue du Soleil. Le peuple eut peur d’être brûlé par l’astre. Il construisit un village enterré pour y vivre jusqu’à ce que le Soleil disparaisse. C’est ainsi que le peuple de Tulor vécut enterré car jamais le Soleil ne disparut. Les membres du peuple de Tulor moururent sans avoir jamais su que le soleil ne brûlait pas.»
Du haut de ses 20 ans, Maritza sait reconnaître le sexe des cent volcans qui bordent le désert. Dans la pensée autochtone, les montagnes sont des personnes. «Quand mon grand-père sacrifie un mouton ou un lama, il positionne toujours l’animal de telle façon que celui-ci ait, au moment de quitter ce monde, les yeux tournés vers le Licancabur.» Papa Licancabur et ses 5916 mètres est un monsieur. Au sommet, les Incas bâtirent des temples. Il est hélas périlleux d’aller y voir. L’autre versant du volcan est bolivien. Côté chilien, le terrain est miné.
De modestes familles de mineurs vivent dans les communautés réparties depuis des siècles sur les bords de El Salar, cette mer de sel qui grille les rétines. Comme à Peine, où Fernando guide les rares visiteurs à travers les ruines de l’ancien village abandonné peu après l’installation des conquistadores. Fondée par les Atacameños, Peine fut colonisée par Tiwanaku puis par les Incas et enfin par les Espagnols. Elle fut longtemps une étape entre le nord de l’Argentine, la Bolivie et la côte. Les échanges y étaient intenses : «La grand-mère de ma grand-mère parlait quechua, aymara et kunza. La coca venait de Bolivie», explique Fernando. Et maintenant ? Il sourit : «La coca est tolérée, bien qu’encore proscrite. Mais les gens d’ici connaissent les vieux chemins. Pour nous, il n’y a pas de frontière. À Peine, la tradition se transmet par l’oralité, les vieux parlent des heures entières. Quand les Incas sont arrivés, ils ont remis en cause le pouvoir absolu des kunzas (chamans) dans la sphère publique. Ils ont imposé les Kurakas, chefs séculiers. Mais au moins, les Incas nous traitaient bien. Pas comme les Espagnols. Après, nous avons été Boliviens. Puis Chiliens. Mais en réalité, les frontières ne sont rien pour nous. Nous avons des cousins en Bolivie, en Argentine. C’est ça, la culture andine.» La région regorge de pétroglyphes et de peintures rupestres à l’abandon dont certaines témoignent d’émouvante façon, comme au Rio Salado, d’un instant décisif : la domestication du lama qu’une fragile silhouette habilement tracée capture à l’aide de son lasso de fibre.
À dix heures de mauvaise piste de là, collé à la frontière bolivienne, El Tatio éructe. El, car le volcan est masculin. Tata io, c’est le grand-père montagne qui pleure, la montagne aux geysers. L’eau sort de terre à 85°C. Il fait -15°C au lever du jour. L’écart de température lève de fantomatiques colonnes de vapeur qui emprisonnent le soleil levant. Il faut redescendre par Caspana pour rejoindre le Grand Chemin, au fond de la Quebrada de Chita.
Un panneau à peine lisible à la sortie du village intime : «Camino Inca. No Entrar.» Le chemin se perd ici.
Une piste sablonneuse mène à Turi. Le pukara de Turi n’est plus qu’une ville fantôme. Turi fut une ville caravanière, une halte pour transhumants entourée de pâtures. Les Incas surent tirer profit d’un tel havre. À l’arrivée des Espagnols, pourtant, la population s’évanouit dans le désert, de crainte de subir le sort généralement réservé aux assiégés. Difficile d’imaginer la vie, vitrifiée par la chaleur du désert. Le sol est jonché de tessons de poteries, de pointes de flèches, de meules brisées, comme si une soudaine catastrophe avait vidé les rues en quelques minutes. Seules quelques fermes trapues évoquent encore ce que fut sans doute Turi. Le vent lève des tornades de sable sur la route de Lasana, pukara aux innombrables silos. Les Incas eurent bien du mal à conquérir la ville par la persuasion. C’est par la force qu’ils s’en emparèrent. La vallée nous ramène à San Pedro par Chiu-Chiu. Les Quechuas ont durablement influencé la langue, l’architecture, les techniques d’irrigation, le terrassement et les tissages de cette région d’Amérique latine. C’est ici que fut définitivement scellé le sort de l’empire.
À l’époque de la conquête espagnole, Chiu-Chiu était le plus important pukara du Qollasuyo, la région sud. Le nord perdu, l’Inca rebelle Manco Capac vint tenter de lever une armée capable de repousser les Espagnols. En vain. Les Atacameños n’étaient pas des guerriers. Ils ne le suivirent point. L’église San Francisco de Chiu-Chiu est la plus ancienne du Chili. Sa charpente en bois de cactus, tenue par des nœuds en cuir de lama, fut érigée en 1540. Elle abrite l’étrange statue d’une Vierge endeuillée, vêtue de noir, qui n’est autre que Marie-Madeleine, représentée sous les traits de la Virgen de los Dolores. Singulière relecture des Évangiles dans les églises indigènes. La boucle nous a ramenés vers San Pedro de Atacama. Les notes hypnotiques d’un techno-tango montent d’un bar situé sur Caracoles, l’artère principale du bourg. Les feux s’allument comme le froid descend. À 5 kilomètres de là, un lourd silence tombe sur les ruines du “village des Têtes”. Les habitants du pukara de Kitor ne détalèrent pas à la vue des conquistadores. Pire, ils tentèrent de résister à l’abri des murs de la ville-forteresse. Pour fêter la prise de Kitor, la future San Pedro, Lope de Aguirre, “Colère de Dieu” et commandant des troupes espagnoles, fit couper les têtes des trois cents guerriers qui avaient tenté de le repousser.
Patrick Bard et Marie-Berthe Ferrer