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vendredi 23 mars 2018

CURANTO AL HOYO : MÉLI-MÉLO À LA BOUCHE



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DÉGUSTATION DU CURANTO, SUR L'ÎLE DE CHILOÉ (CHILI).
PHOTO PATRICIO MIRANDA
Sur l’île chilienne de Chiloé, «Libération» a suivi la préparation de ce plat ancestral cuit à même la terre et composé d’une foison d’ingrédients issus de la région : fruits de mer, pommes de terre, fromage, viande, pois…
Par Chloé Pilorget-Rezzouk

Comme il est de coutume à Chiloé, on a d’abord commencé la journée sous la flotte. Une belle drache, drue et froide, à vous inonder les baskets en moins de deux. De la météo capricieuse de cet archipel du Pacifique, composé d’une trentaine d’îles dont la plus vaste tutoie la superficie de la Corse, l’écrivain natif du coin Francisco Coloane disait : «Il y pleut de mille manières.» Alors, dans le bus qui nous mène de Castro, la capitale provinciale, au petit village côtier de Cucao, ça sent le chien mouillé, et chacun sèche comme il peut. Reggaeton en fond sonore, le «micro» fend la Grande Ile d’est en ouest. Derrière les vitres embuées, défilent les pâturages verdoyants et les églises de bois coloré qui ont fait la réputation mondiale de ce bout de terre vallonné, jusqu’à se voir inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.

Il est un peu plus de 11 h 30 lorsqu’on entre dans le restaurant d’Alejandro Medina, un homme de 47 ans aux épaules épaisses. Chaque jour pendant les vacances scolaires, ce Chilote, son épouse et sa belle-mère préparent un curanto al hoyo. Un plat ancestral hérité des Indiens huilliches, peuple mapuche du sud du Chili, dont la variété exubérante d’ingrédients sonne comme un inventaire à la Prévert rédigé par un ogre affamé. «Une sorte de pot-pourri, c’est-à-dire un méli-mélo de viande, fruits de mer, pommes de terre, haricots, pois, poisson, chorizo, fromage… cuits à l’aide de pierres chauffées par le feu, à l’intérieur d’un trou creusé dans la terre», peut-on lire dans Chiloé et les Chilotes de l’insulaire Francisco J. Cavada. Un plat «terre et mer», comme on dit, dans lequel on trouve à peu près tous les produits issus de l’agriculture et de la pêche de la région. Les fruits de mer, d’abord, mais aussi la pomme de terre, dont il se dit que Chiloé est le tout premier berceau. Il en pousse 91 variétés aujourd’hui contre un millier autrefois sur la Grande Ile, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui a classé Chiloé au patrimoine agricole mondial en 2012.

Promesse gargantuesque

Dans le jardin d’Alejandro encore détrempé par la pluie du matin, on ne décèle pour l’instant qu’un maigre indice de cette promesse gargantuesque : un large trou, creusé jusqu’à 1 mètre. Du bois a été jeté au fond, sur lequel on a disposé de grosses pierres, rondes et lisses. Des galets comme un poing fermé, ramassés directement dans l’océan Pacifique. Sous l’effet de la chaleur, les pierres changent de couleur jusqu’à blanchir totalement. «Une fois les pierres blanchies, il faut faire très vite, que la chaleur ne s’échappe pas», prévient Eliana, la belle-mère d’Alejandro, 74 ans et plus de 1 000 curantos au compteur.

PRÉPARATION DU CURANTO, SUR L'ÎLE DE CHILOÉ (CHILI)
PHOTO PATRICIO MIRANDA

Saladiers d’inox sous le bras, elle, sa fille et deux autres complices sortent de la cuisine des monticules de moules, palourdes, saucisses, pommes de terre rouges et jaunes… Elles déposent les ingrédients couche par couche puis ajoutent des galettes de pomme de terre cuites et crues (des milcao) et d’autres galettes de patates mélangées à des grattons de porc (des chapaleles). Chaque aliment est séparé de l’autre par des feuilles de nalca - une plante locale rappelant la rhubarbe version géante qui participe à donner au curanto son parfum si particulier. Puis les cuisinières recouvrent le sommet avec des feuilles et des mottes d’herbe, étouffant le moindre trou d’air.

La cuisson arrive à son terme quand l’eau des fruits de mer s’évapore - on dit alors que le curanto «transpire». L’affaire peut prendre une heure et demie facile. L’alchimie d’un curanto réussi suppose «la maîtrise du feu, des pierres de même taille pour ne pas chauffer de façon différente, des fruits de mer frais, des feuilles de nalca pas trop grosses pour que la chaleur puisse passer et l’ensemble cuire», énumère Alejandro avec une certaine solennité. Surtout, «il faut le cuisiner comme si tu le cuisinais pour toi-même».

Comme un gosse

Le curanto n’a pas toujours été cette agape mythique réservée aux grandes occasions ou aux fêtes traditionnelles. Le mot provient du terme curantû qui signifie «pierre chauffée au sol» en langue mapuche. À l’origine, il s’agissait donc d’une technique de cuisson «permettant de conserver jusqu’en hiver les fruits de mer pêchés en grande quantité l’été, lors des fortes marées», nous explique Alejandro. Une fois séchés dans ce four terrestre, les fruits de mer servaient de monnaie d’échange et les pêcheurs troquaient ainsi leur récolte contre de la viande de porc ou autres denrées. Autrement dit, la composition de base du curanto a longtemps reflété le niveau économique de chaque maisonnée. Issue d’une famille très pauvre, Eliana se souvient : «J’avais 15 ans. Il fallait que j’aide mon grand-père et mon père. Ils m’ont appris à faire le curanto de machas [mollusques proches de la palourde] pour les vendre ensuite à la campagne.»

Aujourd’hui, le curanto rappelle aux citadins n’ayant pas-le-temps-de-souffler qu’il faut souvent prendre du temps pour (bien) manger. Chez Alejandro, les convives discutent pendant que mollusques et patates étouffent. Sous les arrayáns, ces arbres dont les fleurs blanches donnent un doux miel, les adultes sirotent un cocktail, les enfants ont faim. Un jeune couple pose devant le dôme recouvert du curanto, comme on prendrait un selfie devant la tour Eiffel. En vacances avec sa femme et ses deux enfants, Yerko, 35 ans, est venu spécialement à Chiloé pour «assister à un vrai curanto». Ce cuisinier de profession qui travaille à l’année dans un club de golf huppé de la capitale chilienne trépigne comme un gosse à l’idée de goûter enfin ce délice : «C’est l’une des préparations les plus anciennes du Chili, il faut voir ça !» Eveillé par notre accent français, il se met à rêver bœuf bourguignon.

Soudain, un puissant fumet nous chatouille les narines : comme un mélange de feuilles brûlées et de terre mouillée, avec un fond de lard. Le curanto est presque prêt. Un défilé de pick-up blindés détourne l’attention. On vient d’enterrer une vieille dame dans le village d’à côté. Toutes les bourgades voisines font le déplacement, nous dit-on. Question de tradition.

Il est 15 h 15 quand le curanto transpire enfin. A grande voix, Eliana invite à venir ôter les feuilles au sommet du dôme fumant. Les ventres impatients gargouillent de joie. Ça se précipite. Yerko est l’un des premiers sur le coup. «Doucement, doucement», rappelle à l’ordre la doyenne. Avant de claironner : «Tout le monde à la queue leu-leu !» Alors que la distribution commence, les mômes sont moins enthousiastes que les aînés. L’un d’eux lance : «Papa, c’est plein de terre.» Un autre questionne : «Maman, on ne va pas manger les feuilles, hein ?» D’un coup de cuillère énergique, Eliana bourre les assiettes creuses jusqu’à la gueule. L’écuelle déborde, on perd un ou deux crustacés en route.

Les paroles de Christian, cet opticien de Puerto Montt aux racines chilotes croisé quelques jours plus tôt, nous reviennent en mémoire : «L’abondance est la caractéristique du curanto ! La quantité d’ingrédients est toujours supérieure au nombre de personnes présentes.» Pour assurer la trentaine de couverts du jour, Alejandro a compté pas moins de 2 kilos de fruits de mer par tête. Ses yeux pétillent : «Il doit toujours en rester. Un curanto est encore meilleur le lendemain, après une nuit de fête !»

DRESSAGE D'UN ASSIETTE DE CURANTO, 
SUR L'ÎLE DE CHILOÉ (CHILI)
PHOTO PATRICIO MIRANDA

«Date» parfait entre l’océan et la terre

L’assiette impressionne par son volume, mais on tergiverse peu : on attaque directement avec les doigts. Le goût très prononcé est un peu déroutant mais les fruits de mer sont tendres et d’une saveur fumée inédite. On a l’impression d’assister au date parfait entre l’océan et la terre. Seule la galette grattons et pommes de terre laisse un peu perplexe, par sa texture quasi pâteuse. Entre-temps, le ciel s’est levé. Pour soulager notre estomac lesté, il n’y a qu’à pousser quelques mètres plus loin jusqu’au parc national de Chiloé, à l’entrée duquel les «micro» (bus) déposent des touristes toute la journée. Avec sa nature luxuriante, ses bois humides et denses qui avancent jusque dans le Pacifique, cet archipel est un vague cousin de la Bretagne ou de l’Irlande. Agé d’une vingtaine d’années lors de sa visite, Charles Darwin avait écrit (1) : «Ce pays boisé, accidenté, me rappelle les parties les plus sauvages de l’Angleterre, ce qui n’est pas sans me causer une certaine émotion.» La digestion peut commencer.

(1) Dans Voyage d’un naturaliste autour du monde, écrit entre 1809 et 1882.

Chloé Pilorget-Rezzouk envoyée spéciale sur l’île de Chiloé (Chili)