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samedi 17 mars 2018

L’AMÉRIQUE LATINE FRAGILISÉE PAR DES «COUPS D’ÉTAT MASQUÉS»


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À LA HAVANE, EN AOÛT 2015.
 EXTRAIT DE LA SÉRIE «PARADISO».
PHOTO MICHAEL CHRISTOPHER BROWN.  
Pour l’écrivain péruvien, la recomposition géopolitique en cours dans de nombreux pays du «sous-continent», se fait via des «fraudes électorales» avec la complicité des États-Unis.
 DES AFFICHES SUR LESQUELLES LE PRÉSIDENT PAR INTÉRIM
MICHEL TEMER EST PRÉSENTÉ COMME UN «PUTSCHISTE»,
À RIO DE JANEIRO, AU BRÉSIL, LE 20 MAI 2016
PHOTO YASUYOSHI CHIBA 
Dans mon pays, à une époque pas très lointaine, quand un gouvernement élu était renversé par un coup d’État militaire, les gens ayant un peu vécu regardaient le ciel de Lima, presque toujours couleur ventre d’âne, et disaient en soupirant: c’est le retour à la normale.

On peut dire la même chose aujourd’hui de la recomposition géopolitique en cours en Amérique latine, avec le retour de vieilles pratiques, en vigueur jusqu’à la fin du siècle dernier, quand le sous-continent était considéré, tant à l’intérieur comme à l’extérieur, comme l’arrière-cour des États-Unis. Avec la chute des gouvernements progressistes au Brésil et en Argentine, l’affaiblissement de celui au pouvoir en Équateur, l’image d’une Amérique latine ayant pris en mains son destin s’éloigne et la fragilité des modèles alternatifs au vieil ordre dépendant et néocolonial apparaît clairement. Dans plusieurs pays, au Brésil et en Argentine tout particulièrement, les peuples vivent amèrement la fin d’un rêve, celui de la modernité, de l’autonomie, de la souveraineté, et se réveillent dans un passé qui, même revêtu de nouveaux oripeaux, n’en est pas plus démocratique. C’est même tout à fait le contraire.

«Chien».

LA PRÉSIDENTE DILMA ROUSSEFF DESTITUÉE
PHOTO WILTON JUNIOR
La cause de cette détérioration, bien sûr, n’est ni spontanée, ni endogène. La raison est le réveil du maître, qui avait été occupé dans d’autres guerres et conflits. La Maison Blanche impose à nouveau son ordre depuis quelque temps, même si les méthodes contrastent pour le moment avec la cruauté des coups d’État et des invasions du passé. Sous la présidence du démocrate Barack Obama, à travers la politique menée par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, s’est renforcée une panoplie de nouvelles pratiques de normalisation visant le sous-continent, en particulier le coup d’État « masqué » et le recours à la fraude électorale. C’est au moyen d’efficaces coups d’État « masqués » qu’ont été renversés, par exemple, les présidents Manuel Zelaya au Honduras, Fernando Lugo au Paraguay et Dilma Rousseff au Brésil, et c’est grâce à une fraude électorale évidente que Juan Orlando Hernández a été il y a peu installé au pouvoir au Honduras, de même qu’Enrique Peña Nieto au Mexique, il y a cinq ans.

L’administration Trump a hérité de ces pratiques innovantes et tout porte à croire que, le cas échéant, elle ne rechignera pas à en revenir aux vieilles pratiques violentes. Dans le viseur, bien évidemment, le gouvernement d’Evo Morales, en Bolivie, dont le bilan est positif dans la plupart des domaines et qui est accepté par la majorité de la population, et celui de Nicolás Maduro, au Venezuela, qui tente de prolonger le modèle « chaviste » alors que celui-ci est férocement assiégé sur le plan économique, tout en étant secoué par une grave crise sociale exacerbée par une opposition financée depuis l’étranger.

Ces deux gouvernements font face à une réalité géopolitique hostile. Après la chute de leurs alliés à Brasília et à Buenos Aires, ils ont maintenant face à eux l’Alliance du Pacifique, initiative économique et de développement téléguidée par les États-Unis et formée par la Colombie, le Pérou, le Mexique et le Chili, les deux premiers pays ayant par ailleurs sur leur sol de nombreuses bases militaires américaines. Ce nouvel ordre est parfaitement illustré par une phrase de l’actuel président péruvien, Pedro Pablo Kuczynski, qui en parlant des relations du sous-continent avec les États-Unis n’a pas hésité à dire qu’elles étaient très bonnes, puisque « l’Amérique latine est comme un bon chien qui dort sur la moquette et ne cause aucun problème ».

«Dinosaure».

«QUAND IL SE RÉVEILLA, LE DINOSAURE ÉTAIT ENCORE LÀ.»
Ainsi qu’on peut le voir, on est loin de l’image rutilante que le Brésil du président Luiz Inácio Lula da Silva envoyait il y a moins d’une décennie, en favorisant des expériences d’intégration comme le Mercosur, mais aussi en faisant de son pays l’un des membres des Brics, le club des économies émergentes les plus dynamiques, l’antichambre du premier monde, aux côtés de la Russie, la Chine et l’Inde. À l’heure actuelle, la première préoccupation pour l’opinion publique continentale, soumise à des pressions diverses et, surtout, à d’intenses campagnes de presse, est le destin du régime chaviste de Maduro, confronté à présent, en plus de la crise intérieure, à l’évidente menace d’un coup d’État à l’ancienne ou d’une attaque militaire menée du centre de l’empire ou par l’intermédiaire de ses alliés. Un autre front qui génère des expectatives et de grandes inconnues est l’avenir de Cuba, marqué par un événement historique : Raúl Castro, le frère de Fidel, quittera la présidence en avril.

L’Amérique latine est bel et bien revenue à la « normalité ». Les temps ont changé mais pas le destin de cette partie du monde. « Pauvre Amérique latine, si loin de Dieu et si près des États-Unis… » a dit un jour, de façon très expressive, le dictateur mexicain Porfirio Díaz ; c’est toutefois à un écrivain, le Guatémaltèque Augusto Monterroso, que revient le meilleur résumé de la situation dans sa célèbre mini-nouvelle le Dinosaure, qui ne contient qu’une phrase : «Quand il se réveilla, le dinosaure était encore là.»

Traduit de l’espagnol par René Solis.
Alfredo Pita