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DES MILITANTS ANTI-AVORTEMENT DEVANT LE TRIBUNAL CONSTITUTIONNEL, À SANTIAGO, AU CHILI, LE 21 AOÛT 2017 PHOTO ELVIS GONZALEZ. |
Sept mois après la dépénalisation partielle en cas de viol, de risque pour la vie de la mère ou de fœtus non viable, la loi est loin d’être appliquée. Et l’entrée en fonction dimanche du gouvernement de droite de Sebastián Piñera inquiète encore plus les militants.
Une enfant de 12 ans, originaire d’une île du sud du Chili, a été la première à bénéficier d’un avortement légal, en octobre. «Si l’adoption de la loi avait été repoussée d’une ou deux semaines, elle aurait accouché de l’enfant d’un violeur» car elle aurait alors dépassé la limite légale (trois mois de grossesse) pour pouvoir avorter en cas de viol, souligne Gonzalo Rubio. Ce gynécologue trentenaire a pratiqué le premier avortement légal au Chili, après vingt-huit ans d’interdiction totale. Il dirige la première et unique unité hospitalière du pays spécialisée dans les interruptions de grossesse, au sein de la maternité de l’hôpital San José, à Santiago.
Alors quand l’hôpital de Castro, sur l’île de Chiloé, a refusé de pratiquer l’intervention, le ministère de la Santé s’est naturellement adressé à Gonzalo Rubio. Ce premier cas est resté secret pendant plusieurs semaines. «On ne voulait pas être catalogués comme "l’hôpital des avortements" ni avoir une manifestation de conservateurs devant notre porte», indique le médecin. Sans compter la pression psychologique pour les équipes : «S’il y avait eu une complication, qui plus est avec une fillette, la loi aurait pu être remise en question par les anti-avortement», assure celui qui a ensuite été accusé d’être un tueur d’enfants, et cible de photomontages le montrant couvert de sang.
«Les sept pays de la honte»
Avant le mois d’août dernier, le Chili faisait partie, avec le Vatican, Malte ou encore le Honduras, des sept Etats au monde dans lesquels toute forme d’avortement était interdite, et punie de prison. Une interdiction adoptée par décret dans les dernières semaines de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990). La pratique était pourtant autorisée au Chili depuis 1931 en cas de risque pour la vie de la mère, ou de malformation très grave du fœtus.
Il y a quatre ans, en campagne pour un deuxième et dernier mandat présidentiel, la socialiste Michelle Bachelet, pédiatre de formation, incluait le sujet dans son programme. Mais une fois la présidente élue, les négociations furent ardues au sein de sa propre coalition, notamment avec le Parti démocrate chrétien (DC). Jusqu’à la dernière minute, le texte risquait d’être vidé de son sens ou retoqué par le Tribunal constitutionnel, malgré l’appui de la population, à 70 % favorable au projet. «Nous avons reçu des menaces, et même des coups au moment de la discussion au Parlement», souligne Claudia Dides, directrice de l’ONG Miles, fer de lance de la lutte pour le droit à l’avortement au Chili. «Dans mon entourage, beaucoup pensaient qu’on n’y arriverait pas. Mais il fallait sortir de cette liste des sept pays de la honte», ajoute la pédiatre Paz Robledo, qui vient de quitter son poste au cabinet de la ministre de la Santé, après avoir piloté en grande partie le projet, de sa rédaction jusqu’à son application.
Sept mois après la dépénalisation en cas de risque pour la vie de la mère, de fœtus non viable ou de viol, seuls sept avortements ont été pratiqués à l’hôpital San José, et quelques dizaines dans d’autres hôpitaux publics. Une goutte d’eau alors que 30 000 femmes sont admises chaque année dans les hôpitaux chiliens pour des avortements spontanés ou des complications liées à des avortements clandestins. «Au moins un médecin par service de gynécologie hospitalier a déjà été formé», affirme Paz Robledo, qui reconnaît que les formations sont loin d’être terminées. «Le pays a pris beaucoup de retard technique», souligne-t-elle. Il y a seulement un an, «on utilisait encore une technique aussi primitive que le curetage», qui consiste à racler la paroi de l’utérus, confirme le docteur Gonzalo Rubio, qui a dû aller apprendre à l’étranger la technique d’avortement par aspiration, moins douloureuse et moins risquée.
Objection de conscience
Dans les cliniques privées contrôlées par des groupes religieux (plus d’une dizaine d’établissements à travers le pays), pas question de formation jusqu’à maintenant : la droite ultraconservatrice a obtenu du Tribunal constitutionnel la reconnaissance d’une «objection de conscience institutionnelle». Une aberration selon Claudia Dides, pour qui cela représente une limite flagrante à l’accès à l’avortement pour les femmes qui ont une assurance santé privée, et ne peuvent donc pas forcément choisir où elles se font soigner. Certaines de ces cliniques ont même des partenariats avec le ministère de la Santé, et ont présenté des recours en justice pour éviter d’appliquer la loi sur l’avortement.
Autre sujet de préoccupation : l’entrée en fonction dimanche du gouvernement de droite du milliardaire Sebastián Piñera (lire ici), qui a nommé au ministère de la Femme une farouche opposante à l’avortement. Isabel Plà affirme cependant qu’elle respectera la loi. Sans faire oublier ses déclarations passées, comme celle-ci : «Je serai probablement morte le jour où au Chili et dans le monde l’avortement sera aussi impensable que l’esclavage.» «Evidemment, ils ne vont pas dire qu’ils n’appliqueront pas la loi, tempère Claudia Dides, mais ils peuvent avoir une influence, par exemple, sur l’information» ou la «désinformation» sur l’avortement, s’inquiète-t-elle.
Dans ce contexte, l’horizon d’une dépénalisation complète de l’avortement semble lointain. Aujourd’hui, seules «les femmes qui ont de l’argent vont continuer à avorter dans de bonnes conditions», dans des cliniques ou à l’étranger, déplore Anita Roman, présidente du syndicat des sages-femmes. «Tandis que celles qui n’ont pas d’argent continuent de risquer leur santé en avortant clandestinement», dit-elle. L’an dernier, au Chili, cinq femmes sont mortes des suites d’un avortement.